Le projet européen dévoyé
La création d’une citoyenneté européenne inédite combinée à celle d’une identité collective rénovée, et d’une fierté « patriotique » étendue à la dimension d’une « famille » de pays longtemps rivaux ou ennemis, représentait une entreprise dont le caractère exaltant aurait pu indéniablement redonner à la démocratie un souffle perdu au fil des années.
En cas du succès, certes difficile, il y aurait eu de quoi revigorer l’attachement à la démocratie, de quoi, en tout cas, le détacher de son caractère trop restrictif avec les avantages de l’Etat providence.
A l’origine, l’entreprise de l’unification de l’Europe, ne visait aucunement à renforcer un Etat social déjà installé dans ses diverses modalités nationales. Et, si elle s’était présentée d’emblée, de fonder un grand marché économique, cet objectif avait été présenté, au début, moins comme une fin en soi, que comme le moyen de susciter entre des nations voisines une interdépendance et des intérêts partagés destinés à appuyer le processus de leur rapprochement.
Au cours des années 50, la finalité demeurait par priorité politique, et même si elle était aussi militaire, face à la puissance soviétique, elle offrait l’occasion exceptionnelle de replacer la démocratie citoyenne au premier plan, dans un espace agrandi vis-à-vis d’un peuple rajeuni. Il n’était pas inconcevable de tenter de régénérer la démocratie fatiguée en la transposant du domaine de l’Etat nation à celui d’une nation Etat respectant les particularismes et les legs historiques toujours frais dans les mémoires, tout en ambitionnant aussi de leur superposer un orgueil collectif sans précédent dans le monde.
L’objectif n’était pas facile à atteindre, mais l’affaire était pourtant jouable, à condition de le vouloir, de procéder pas à pas, de ne pas trop disperser l’action, et de conserver à la finalité politique son caractère primordial. Sous l’influence des réflexes nationalistes, et de la représentation de soi très enclavée d’une vaste fraction des « élites » nationales, ainsi qu’au nom d’un réalisme erroné, privilégiant le court terme, et la politique au jour le jour, le contraire s’est produit.
L’élan politique ambitieux, né des plaies de la Seconde Guerre mondiale, s’est trouvé ainsi brisé d’entrée de jeu, la construction européenne prenant vite un cap essentiellement économique et financier. Reléguée au second plan, la finalité politique générale a été remplacée par une valse hésitation sur l’élargissement du nombre des pays membres, celui devenant un réflexe politique, visant à faire entendre que l’Europe était en marche, brisant par là même toute possibilité de succès pour l’édification d’un espace politique réunissant alors des Etats très éprouvés, et encore étrangers entre eux.
L’élargissement érigé en but en soi et en droit d’adhésion peu contesté pour tout postulant s’est poursuivi ensuite de manière lente, mais inexorable et sans qu’il s’agisse un instant de le justifier sérieusement au regard d’un objectif autre que l’agrandissement pour l’agrandissement ; cela alors que cela nuisait au « durcissement » de la composante européenne de l’entité de départ. Avec le recul du temps, il est devenu plus visible encore que cette extension tendait, dans l’esprit de certains dirigeants, à noyer l’abandon de l’objectif initial d’union politique au sens fort dans l’euphorie des étreintes continentales. En s’agrandissant, on voulait se donner l’air de faire quelque chose et de croître en puissance, alors que c’était exactement le contraire qui s’accomplissait.
Chaque élargissement hypertrophiait davantage une bureaucratie bruxelloise attachée d’abord à persister dans son être, à l’abri de sa paperasserie technique. Chacun aggravait la confusion des langues, amenuisait les chances de convergence entre les pays membres, et introduisait surtout dans la bergerie européenne de nouveaux partenaires, sournoisement, mais radicalement hostiles au vieux desseins d’union politique.
Il s’agissait il est vrai d’un tournant qui permettait d’invoquer un argument enfin plausible : celui selon lequel l’intégration des anciens pays autoritaires du continent, assortie d’ajustements structurels copieux, favoriserait leur « reconversion » démocratique. Le problème était toutefois que cette considération louable dévoyait, une fois de plus, le projet politique initial, même si cet élargissement avait plus d’explications que ses prédécesseurs, et que ceux qui suivirent.
En 1992, le traité de Maastricht, bien qu’on ne le présenta pas ainsi aux citoyens, enterrait ce que certains nommaient la « menace supranationale ». Il semblait que moins il y avait de projet politique ferme, plus on pouvait en parler à l’aise, malgré une dernière perspective fâcheuse, concernant l’arrivée de l’euro en 2002. Du reste, Jacques Chirac avait pris ses précautions, en exigeant qu’il n’y ait aucune référence aux « Etats-Unis d’Europe » chers à Churchill, dans le traité.
En 2004, l’élargissement se poursuivit. Ce fut un triomphe négatif. Les dix nouveaux pays représentaient 16 % de l’Union élargie, mais seulement 4 % de son PIB, ce qui faisait mécaniquement baisser le produit communautaire européen. Bref, plus l’Europe s’élargissait, plus elle paraissait se paupériser. En revanche, ces nouveaux membres représentaient 26 % des voix au Conseil européen, 26 % des sièges au Parlement, et 40 % des commissaires européens. Ces pays étaient appelés en outre à absorber une fraction considérable des fonds structurels européens, fonds fournis par les pays de la « vieille Europe » invités à jouer au tiroir caisse, comme lors des précédents élargissements.
Si l’on peut considérer que « l’Europe » dans sa dimension politique représentait un projet ambitieux, généreux, pour de nombreux Européens, il est probable que les mêmes sentiments ne guidaient pas les « élites » politiques. En effet, pour de nombreux chefs d’Etat issus de la cassure de l’URSS, le projet européen avait surtout comme attrait de leur permettre de trouver des fonds nécessaires à leur consolidation nationale. De leur côté, les Etats d’Occident adoptaient une sorte de méthode Coué pour se donner à croire que l’Europe n’avait plus de frontières, ni en son dedans ni surtout vis-à-vis de l’extérieur.
L’Union européenne s’est dès lors écartée de son ambition politique, et de l’édification d’une union d’Etats, pour endosser le rôle d’un simple « club des 27 » dépourvu d’ambition collective, travaillé par les rancoeurs réciproques et contaminé par les orgueils des « élites » politiques. « L’élargissement est un puissant outil politique pour renforcer l’unité de l’Europe dans la diversité », disait récemment le président Barroso. Un beau discours pour consacrer l’ancrage sur la marche arrière, et la fin de l’espoir fragile, mais possible d’un renouveau démocratique, sous l’égide d’une citoyenneté européenne, respectueuse des héritages historiques nationaux.
L’histoire des grands espaces politiques rappelle pourtant combien celui qui gagne en superficie peut perdre en consistance s’il se presse trop. En s’adjoignant par-dessus le « marché », la Turquie, l’Union européenne verrait son PIB chuter de 9 %. Conséquence négative à quoi il faudrait ajouter une nouvelle demande au « tiroir caisse » équivalent à trente-trois milliards d’euros selon les sources... On est bien loin des « prévisions » européennes, qui sans doute, par souci de ne pas trop titiller le « contribuable » européen, parlent, elles, de cinq milliards !
Il convient en outre d’ajouter le « coût » démographique de l’arrivée de la Turquie dans le cénacle européen. La population turque, actuellement de 70 millions en 2005, devrait passer à 90 millions en 2020. Le pouvoir budgétaire de chaque pays membres au sein de la Commission et du Parlement européen, reflète son poids démographique.
Faudrait-il augurer dans cette perspective une disparition de l’euro d’ici dix, quinze ans, une disparition rappelant d’une certaine manière la brève vie du calendrier révolutionnaire, et le succès du retour du « bon vieux » calendrier grégorien ? L’entreprise de démolition de l’Europe toucherait dans ce cas à sa fin, avec elle l’espoir d’un rebondissement heureux pour la citoyenneté démocratique, qui permettrait de bâtir une Europe plus fidèle à son projet d’origine.
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