- Le législateur historien
Le droit ne peut ignorer le passé. Mieux encore : il est de l’essence du procès d’intervenir a posteriori. Il appartient en effet au juge de déterminer aujourd’hui les faits d’hier qui formeront la base de l’application de la loi. Mais qu’advient-il lorsque les faits litigieux appartiennent à l’histoire ? C’est le crucial dilemme auquel est confronté le prêteur, sommé d’ériger en vérité judiciaire des événements susceptibles de controverse historique. Habilement, le juge a toujours refusé de se prononcer sur l’histoire, et se contente de juger du travail de l’historien. Ce dernier doit se comporter en professionnel "prudent et avisé", et respecter, à cet égard, un "devoir d’objectivité". Sur cette question, les non-juristes (comme les juristes, du reste) liront avec profit l’article de M. Nicolas Bernard : La « loi GAYSSOT », sanctionnant pénalement le discours négationniste, est-elle conforme à la Constitution ? Et en particulier, les paragraphes consacrés aux devoirs de l’historien.
Le législateur peut-il ignorer l’histoire ?
En première approximation, on peut dire que le législateur n’a pas manqué de faire oeuvre en la matière. Il suffit de songer aux diverses commémorations de victoires qui rythment de congés parcellaires l’agenda des écoliers, et de pas cadencés l’avenue des Champs-Elysées. La fête nationale elle-même est une commémoration. C’est en effet par une loi du 21 mai 1880 que la fête nationale fut fixée le 14 juillet, en souvenir de la fête de la fédération du 14 juillet 1790 (et non, comme on se plaît parfois à le croire, en référence à la prise de la Bastille). Aussi bien, l’inscription du souvenir dans le champ du droit n’est pas une invention contemporaine.
Ce qui peut troubler, cependant, c’est la dimension historique de
quelques lois récentes. Les lois relatives aux crimes contre l’humanité
et au génocide arménien ne visent pas directement à l’établissement
rétrospectif des faits, mais à celle d’une infraction (le "crime contre l’humanité").
Certes, peut-on avancer, la prohibition de la contestation ou la
reconnaissance du génocide semblent imposer que les faits litigieux
échappent à la contestation. Il reste que le travail de l’historien ne
consiste pas à qualifier juridiquement des faits, mais à déterminer
s’ils ont eu lieu (et plus encore, soulignait Jean Carbonnier, il revient aux historiens de se prononcer sur les "causes" des événements).
- Le législateur moraliste
Revenons à l’article 4 de la loi du 23 mai 2005. On peut observer d’abord que ce n’est pas l’existence des faits qui est en cause, mais le jugement que la nation porte sur ceux-ci. La colonisation présente-t-elle, ou non, des aspects "positifs" ? Sauf le vocabulaire techniciste du "positif" et du "négatif" que le législateur contemporain semble avoir érigé en bréviaire, c’est du "mal" et du "bien" qu’il s’agit de juger. Une question de morale plus que d’histoire, donc, à laquelle il est difficile pour un historien de répondre (comme l’évoque Gagarine). Aussi bien, la référence à l’histoire comme le recours solennel aux historiens par le chef de l’Etat peuvent apparaître comme une subtile défausse.
Une affaire de morale. Mais appartient-il au législateur de faire la morale au justiciable ?
Sans doute, dira-t-on, la morale inspire-t-elle le législateur. Il s’agissait autrefois de prescrire des comportements en matière sexuelle, ou de jeu d’argent (les bonnes moeurs). Dans une société dite "permissive", ces législations sont suspectes. C’est donc par le détour de la "dignité de la personne", de la santé publique (alcoolisme), et de l’éthique (des droits de l’homme) que le législateur entend régler les moeurs. On observera du reste que si l’ordre moral suscite la méfiance (peut-être plus en raison de l’ordre que de la morale), il en va différemment de l’appel au civisme ou à l’éthique. Pour autant, l’inspiration morale ne signifie pas que la législateur dise le bien et le mal. Son rôle consiste à prévoir des interdits sanctionnés civilement ou pénalement. "Sève morale", comme le disait Georges Ripert, mais un feuillage bien juridique.
C’est dire que la reconnaissance légale d’un rôle "positif" ou
"négatif" de la colonisation ne relève guère des fonctions
traditionnelles du législateur. On notera, il est vrai, qu’il s’agit en
l’occurrence de faire mention de ce rôle au sein des manuels scolaires.
Sans développer sur les problèmes posés en matière de liberté de
l’enseignement, on ne voit guère pourquoi l’enseignement de l’histoire
devrait s’accompagner d’un jugement moral, de quelque ordre, au reste.
- Le législateur muet (et peut-être sourd ?)
Pour finir, une notule qui hésite, c’est selon, entre l’agacement, l’incrédulité, et l’accablement. Comme on a pu le faire valoir, l’opposition parlementaire, qui a ressuscité le débat autour de la loi du 23 mai 2005, n’avait pas été bien loquace lors des débats relatifs. C’est pourquoi on juge avec quelque étonnement (mais on n’est pas seul) la solennité des appels à l’abrogation, lancés par certains dirigeants socialistes, comme Dominique Strauss-Kahn, ou Jack Lang.
On s’étonne également de ce que François Hollande, lors d’un entretien avec Jean-Pierre Elkkabach, ait refusé avec la dernière énergie de reconnaître une quelconque erreur des députés socialistes lors du vote initial. Le (toujours) premier secrétaire fait ainsi peser la responsabilité de l’amendement litigieux sur le député UMP qui a présenté l’amendement "de nuit" (je cite), les députés socialistes l’ayant ainsi voté "par inadvertance" (je cite encore). Hors de toute question sur la valeur de l’amendement litigieux, il y a lieu de juger quelque peu léger l’argument de l’inadvertance, qui laisse tout de même accroire que les députés présents (quand ils le sont) ne prêtent guère attention aux textes qui leur sont soumis. Ce ne serait assurément pas le gage d’un mandat convenablement exercé.
Ce texte a été initialement publié sur diner’s room