Main basse sur la République
C’est un vieux serpent de mer qui refait régulièrement surface avant de disparaitre à nouveau, tout comme les
16 000 pièces du « mobilier national » envolées, et qui ne sont pas le fait d’un banal « monte en l’air ».
En effet, on sait que les ministres ont, entre autres privilèges, celui de pouvoir choisir des meubles, des pièces d’art, tableaux, tapisseries, pour leurs ministères mis à disposition par « le mobilier national », mais cela concerne aussi l’Assemblée Nationale, le Sénat, l’Elysée, les ambassades…
Le « Mobilier National » dispose ainsi de 200 000 pièces allant de tapisseries rares, vases précieux, tableaux, mobiliers anciens et très recherchés, et objets d’art divers…
Ces objets sont inaliénables et leur propriété imprescriptible.
Ils occupent une surface de 543 500 m2 dans des locaux ministériels loués pour 240 millions d’euros par an en Ile de France. lien
Lors de leur nomination, les ministres, ou élus, vont donc faire leur « marché » entre mobiliers et œuvres d’art, et la réglementation qui veut que chaque année, un état des lieux de ces objets prêtés soit fait, n’est manifestement jamais respectée. lien
Du coup, des collaborateurs sur le départ sont soupçonnés de garder quelques « pièces » en souvenir de leur séjour au ministère, puisque les ministères n’envoient quasi jamais leur rapport de l’état des prêts.
Ce n’est pas anodin.
Un vase d’Emile Gallé, Daum ou Lalique peut atteindre des sommets : suivant sa couleur, son état, sa rareté, jusqu’à 30 000 €, un simple fauteuil Louis XVI : 3000 €, une tapisserie d’Aubusson peut valoir jusqu’à 5000 €, un vase Satsuma 3000 €, un vase Moustier du 18ème siècle 10 000 €….
Le lecteur curieux pourra découvrir la côte de toutes ces pièces rares et estimables dans le livre de Judith Miller « antiquités et objets de collection » (éditions Gründ). lien
Dès 1993, le sénateur Albert Voilquin, dans une question écrite à l’attention du Premier Ministre s’interrogeait sur la disparition de meubles mis en dépôt par le mobilier national dans les diverses administrations nationales. lien
16 ans après, Claire Bommelaer, dans un article paru dans « le Figaro » relance l’affaire en février 2009 affirmant que « 10% du mobilier prêté aux ministères et aux ambassades est introuvables ».
Si, comme l’écrit la journaliste, « le ministère de l’intérieur enquête sur les œuvres manquantes », il ne semble pas que cette enquête aient été couronnée de succès, puisqu’encore aujourd’hui, on se demande où est passé par exemple l’horloge Boulle déposée au château de Maison Lafitte, le dessin de Dufy censé se trouver au Musée Cantini de Marseille, le Miro de l’ambassade de France à Washington ou l’huile de Zoran Music accrochée en principe sur un mur de Bercy. lien
Le FNAC (fond national d’art contemporain) qui achète les productions d’artistes vivants déplore que sur 27 000 recensées, 7000 sont introuvables et les Musées n’ont pas retrouvé trace de 4000 des 38 000 tableaux ou sculptures qu’ils ont prêtés. lien
Depuis 14 ans la commission de « récolement » (vérification et pointage à partir d’un inventaire) des dépôts d’œuvres d’art tente de recenser les 185 000 objets prêtés par l’état.
Cette commission crée en 1996, et mise en place en 1997 a été installée par décret (15 mai 2007) étendant son champ d’action à tous les ministères. lien
Jean Pierre Bady, président de la commission, selon un décompte précis qui vient d’être rendu public constate que 12% des 122 000 dépôts n’ont pas été retrouvés.
Il déclare : « Ce ne sont pas forcément des « Picasso » ou des commodes Louis XV, mais en tout cas, lorsqu’on demande aux responsables de localiser un bien, on ne le retrouve pas ».
On recherche ainsi en vain une tapisserie des Gobelins, estimée à 300 000 € qui devrait se trouver au ministère de l’Equipement, et qui manifestement n’y est plus.
De temps en temps, quelques uns refont surface et Jean Pierre Bady est très fier d’avoir retrouvé par exemple ces 3 tapis de la Savonnerie, décorant en principe la mission permanente des Nations Unies, à New York, et qui se trouvaient étrangement dans une galerie d’art parisienne, même si on peut s’étonner que les auteurs du larcin n’aient manifestement pas été inquiétés par la justice.
Quelques uns de ces objets ont des carrières originales, tel ce tableau de Dominiquin représentant « une vierge à l’enfant avec st François d’Assise » que l’on pensait détruit lors de l’incendie du Musée de Toul, pendant la guerre, retrouvé chez un notable de la ville qui le tenait par héritage de son père…
Un autre tableau que l’on pensait détruit lors de l’incendie d’une cour d’appel a été retrouvé lors d’une vente aux enchères, le président de la cour d’appel de l’époque l’ayant emporté discrètement chez lui.
Le Palais Thott, à Copenhague, ambassade de France au Danemark s’enorgueillit de ses 2 commodes Louis XV, mais les apparences sont trompeuses, l’une d’elles n’est qu’une pale copie que le diplomate de l’époque avait fait réaliser par un habile ébéniste, et avait emporté l’original chez lui. lien
Plus récemment, des assiettes en porcelaine de Sèvres faisant partie de la collection de l’Elysée se sont retrouvées en vente sur eBay.
Il faut quand même savoir qu’un service en porcelaine de Sèvres peut se négocier à près de 100 000 €, une seule assiette peut valoir jusqu’à 1000 €.
La circulaire rédigée en 2004 par Jean Pierre Raffarin, alors premier ministre rappelant que « le mobilier national appartient à l’état et que chacun était tenu de fournir chaque année un état des objets disparus » ne semble pas avoir troublé grand monde.
Mais si Jean Pierre Bady est fier d’avoir retrouvé 900 pièces, dans le rapport qu’il a officiellement remis à la Ministre de la Culture, Christine Albanel en 2007, il signale que 17 000 œuvres restent toujours introuvables, détruites ou disparues, laissant apparaitre une situation loin d’être normalisée.
En 2009, Christine Albanel avait décidé de relancer l’enquête.
Elle a autorisé les enquêteurs à pousser leurs investigations à l’Assemblée Nationale et au Sénat, ce qui était impossible jusque là.
A ce jour, il ne semble pas que l’enquête ait porté beaucoup de fruits.
Jean-Louis Debré avait signalé en novembre 2004 la disparition de 39 pièces censées se trouver au Palais Bourbon sans plus de résultats.
La Mairie de Paris était dépositaire de 11 tapis et tapisseries de très grande valeur, mais elle n’a répondu à aucune des demandes de restitutions, et a refusé la moindre inspection.
Mais pour Jean Pierre Bady « il n’y a pas eu vol, mais tout simplement un malentendu : une peinture, un meuble ou un objet de plaisent pas au nouvel arrivant d’une institution, au moment d’un changement de pouvoir, il le cède alors à un collaborateur qui s’octroie des droits sur la chose, en ignorant souvent que les œuvres d’art de l’état sont inaliénables et leur propriété imprescriptible ». lien
Citons pour la bonne bouche les agissements nocturnes d’un magistrat d’Aix en Provence, déménageant des meubles du palais de justice, et pris la main dans le sac.
Lors de l’audience, il fit porter le chapeau à sa femme et à son fils, qui auraient confondu la « vieille bibliothèque » vouée à la casse, dont il avait obtenu la permission de récupération, avec d’autres mobiliers.
L’affaire a été classée sans suite.
Emmanuel Pierra et Jean Marie de Silguy évoquent cet épisode cocasse dans leur livre « enquête sur le pillage de nos musées » (first editions-2008).
Alors bien sur, on s’émeut en haut lieu, et des colloques sont même organisés comme celui du Louvre, en 2007.
Francine Mariani-Ducray, directrice des Musées de France jusqu’en 2008, en lançait un, rappelant entre autres la circulaire du 13 mars 2007 rédigée par Renaud Donnedieu de Vabres stipulant « que des comptes soient régulièrement rendus sur la politique des prêts et dépôts consentis aux régions ». lien
Jean Pierre Bady, qui prenait la parole dans ce colloque, déplorait que « sur 130 000 œuvres « visitées », le taux de perte moyen était de 15% » (soit 19 500 œuvres) annonçant la fin du recensement pour 2009.
La commission de récolement a publié son rapport sur 10 ans d’activité, et on peut en découvrir page 30 les « résultats négatifs ». lien
Le rapport de la cour des comptes 2009 n’a pu que constater la confusion entourant l’identification des meubles et objets d’art nationaux en dépôts dans les différentes résidences présidentielles, et fait état de l’ampleur des disparitions.
Pour l’Elysée par exemple elle écrit : « pour la Présidence, 67 objets dits remarquables n’ont plus été vus depuis des années allant de 1994 à 2002 » et elle conclut à « l’impossibilité d’engager une responsabilité pénale (…) faute de situer précisément les disparitions dans le temps et dans l’espace ».
En 2010, la situation ne s’est pas arrangée, l’inventaire n’étant toujours pas fini, et comme l’écrit Bernard Hasquenoph dans un article paru dans « le Louvre pour tous » en juillet 2010 « ou sont passés les meubles de l’Elysée ? » : « l’Elysée, à ce titre comme dans d’autres, ne se doit-il pas d’être exemplaire ? » lien
Au moment où le gouvernement décide de faire payer à coup de taxes les plus pauvres d’entre nous, il ne lui serait pas inutile de balayer devant sa porte, et de rendre à l’Etat ce qui lui appartient, car comme dit mon vieil ami africain : « l’homme sage ne joue pas à saute-mouton avec un rhinocéros ».
L’image illustrant l’article provient de « miwim.fr »
Remerciement à Bernard Sala pour son aide précieuse : il a été l’un des premiers à dénoncer il y a plus de dix ans ce scandale.
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