Ne pas les tuer une seconde fois
Deux larmes coulent sur mes joues au moment où j’écoute Pelloux, ravagé par la douleur, décrire l’horreur à laquelle il a été confronté. Il fallait que ça sorte à un moment ou à un autre, juste pour passer de l’état de sidération à celui de la réflexion et des questions et du partage.
Mon étonnement concerne la manière dont chacun s’est approprié le slogan « je suis Charlie ». Combien parmi les porteurs de pancartes ou de badges reprenant ces mots, connait réellement Charlie-Hebdo, son combat contre l’intolérance, la connerie, et sa verve anti cléricale, pour ne parler que de cela ?
Ne boudons pas notre plaisir, ce slogan est fédérateur et c’est vrai que nous avions besoin d’un symbole pour nous rassembler, mais passé le temps de l’union, de l’émotion, certains qui n’ont jamais lu un numéro de ce journal, nous diront sans doute : « ils allaient tout de même un peu loin » à l’instar de politiques ou d’intellectuels frileux qui avaient oublié ce qu’est le droit à la caricature et à l’impertinence maintes fois consacré par les tribunaux, et qui accusaient Charlie de « mettre de l’huile sur le feu ».
Passons sur ce manque de recul et d’analyse pour nous attarder sur ceux qui nous gouvernent ou ceux qui y aspirent, qui décrètent aujourd’hui « l’union nationale » après avoir accepté depuis des décennies de s’asseoir progressivement sur la laïcité française, pourtant seule garante de notre vivre ensemble. De reculs en renoncements ou de diatribes sur la « laïcité positive », concept créé opportunément pour faire allégeance à certaines catégories d’électeurs, nous en sommes arrivés à considérer la nation comme une juxtaposition de communautés avec des revendications, des positionnements et exigences propres portés par leurs extrêmes, alors même qu’il n’existe qu’une seule communauté française.
Ce sont les mêmes et les calamiteux pédagogues qui les conseillent qui ont organisé la faillite de l’enseignement et amené des cohortes d’élèves vers l’échec et surtout ont gommé tout ce qui était susceptible de fâcher « les communautés » dans les programmes en particulier l’apprentissage de valeurs communes qui ont fondé notre nation et aussi l’esprit critique et l’esprit d’analyse qui font cruellement défaut dans la société libérale dans laquelle on n’a guère besoin de gens éduqués. Pas étonnant que des dessins puissent dès lors être considérés comme des agressions pour certains.
Le contexte économique et ses bataillons de chômeurs, ajoutés à l’échec pédagogique sont le plus sûr moyen de fabriquer de la délinquance et de la récupération malsaine de la part d’illuminés, et c’est ce qui s’est passé.
J’espère simplement que le grand mouvement auquel nous assistons aujourd’hui jouera le rôle d’électrochoc par une singulière et violente leçon d’éducation civique de rattrapage et que Charlie Hebdo pourra revivre et continuer à distiller sa pensée, mais je n’en suis pas certain. Le combat pour la laïcité et « nos valeurs » promu par le Premier Ministre dans son discours d’Evry ne sera-t-il qu’un effet d’annonce ?
Faisons crédit au gouvernement et au Président de la République d’avoir su gérer techniquement la crise de ces derniers jours, mais la tentation de récupérer cet épisode uniquement pour remonter dans les sondages et passer les échéances électorales, et ne rien faire à côté, est grande.
J’ai encore en mémoire les manifestations de 2002 pour faire barrage au Front National, qui depuis progresse sans cesse, étant entendu que Chirac, bénéficiaire de cette fameuse union nationale, s’était empressé de ne rien faire pendant son mandat pour élever le niveau de conscience des français.
Dans quelques jours, chacun retournera à ses occupations et cette belle unité nationale que l’on nous vend aujourd’hui risque fort de devenir un slogan creux qui pourrait se traduire uniquement par un renforcement des textes sécuritaires, et un vote de crédits d’équipements supplémentaires pour les forces de police, une sorte de « patriot act » à la française en quelque sorte…. Il ne faut pas se satisfaire de ce service minimum
Je serais très déçu que l’assassinat 17 personnes ne débouche sur rien d’autre que quelques mesurettes électoralistes destinées à brosser l’électeur dans le sens du poil. La réflexion à mener doit être plus globale et concerner au premier chef l’environnement économique du pays pour qu’il cesse d’être la fabrique de l’exclusion, terreau de dérives. La relecture ou la réécoute des chroniques de Bernard Maris, victime parmi les autres, s’avère indispensable. La laïcité doit être promue et réexpliquée et les principes constitutionnels de notre pays rappelés à tous. Le droit d’exprimer ses idées librement et le droit à la critique en font partie.
Ne rien faire serait une insulte à la mémoire des victimes. Ce serait comme les tuer une seconde fois.
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