Pédagogisme, consommation et construction européenne
Depuis le début des années soixante-dix, on a assisté à toute une série de réformes de la pédagogie et des programmes scolaires qu’un courant de pensée, dans le milieu enseignant, a qualifié de pédagogisme. En même temps se produisaient une chute du niveau scolaire et une montée des incivilités, rendant le métier d’enseignant de plus en plus difficile et pénible. Ce même courant de pensée accuse le pédagogisme d’être la cause profonde de ce que l’on peut qualifier effectivement maintenant un échec global de notre système éducatif. Mais voyons brièvement ce qu’un consensus dans ce courant de pensée nomme le pédagogisme et peut-être sa raison profonde qui est moins évidente. Cet article n’est pas une thèse mais une problématique soulevée, frappée d’hérésie…
Le pédagogisme est un ensemble de techniques éducatives issues du rousseauisme et de l’illusion libertaire qui privilégient une idéalisation de l’enfant. Le pédagogisme en considérant que l’enfant est l’artisan de son propre savoir et le maître d’œuvre de son développement, se place au même niveau que l’enfant et limite tout symbole d’autorité éducative ou culturelle. La double contrainte à laquelle est soumis l’enfant, c’est-à-dire d’être un enfant et d’être considéré comme un adulte à la fois, n’est pas étrangère aux résultats que nous connaissons.
Le pédagogisme a pour outil principal la méthode interactive, à base de dialogue avec l’enfant, sur un pied d’égalité symbolique en limitant toute autorité normative. Le reste du pédagogisme est tiré du béhaviorisme qui ne considère que l’ensemble stimuli, réponses et comportements, probablement plus adapté à l’étude du nourrisson ou à l’éthologie qu’à la pédagogie. Le pédagogisme est accompagné d’un langage propre et récent qui s’emploie à mettre en circulation des termes empruntés à la sociologie (cohorte, domaines des savoirs, temps social, temps éducatif, public à besoin éducatif particulier) et aux sciences économiques, entre autres dans le registre du management (efficacité, valorisation des savoirs, savoir-faire, compétences, performances, évaluations normatives, personnes ressources…), à la linguistique, souvent par le biais d’une globalisation fonctionnelle des outils grammaticaux (article/déterminant, substantif, adjectif ; article/groupe sujet, groupe complément, etc.) et à la psychologie (pratique de la langue dans sa dimension émotionnelle et sensible qui en souligne l’essence…). Ces mots composés ont des sens bien précis, à la façon des balises, dans ce jargon de spécialistes. Ils interdisent tout écart, frappé d’ailleurs immédiatement d’hérésie.
Le pédagogisme utilise en même temps l’affectif, l’émotionnel et le formatage, en privilégiant systématiquement le comportement de groupe et la discussion, basée principalement sur l’égo en raison de la prise de parole permanente, où est sollicité l’avis des intéressés lors des travaux en commun, chez les élèves aussi bien que chez les enseignants. L’ensemble est évalué par des matrices de compétences très complexes. Cette méthode peu productive est probablement responsable de la chute du niveau. Ici se trouve le succès du mot formation et la disgrâce de celui d’éducation. Le pédagogisme met l’accent avec démesure sur le progrès technique (dont personne ne songerait à nier l’importance) et la mise à niveau permanente qu’il est supposé requérir. L’essentiel du paradigme est là. En empiétant sur les matières à réflexion, structurantes, il surestime l’informatique avec une emphase inutile puisque la jeune génération maîtrise l’outil informatique par l’utilisation ludique qu’elle en fait, et sans qu’il soit nécessaire d’en rajouter. Beaucoup de travaux se résument maintenant à faire des recherches sur internet ou à élaborer des exposés sous forme de diaporamas. Par les résultats obtenus, tant au niveau scolaire qu’au niveau des incivilités, le pédagogisme est devenu peu à peu synonyme de démission éducative et d’échec, car ses carences ne peuvent échapper à un regard attentif sur le long terme. On peut se demander la raison d’un pareil entêtement et surtout la finalité d’une pareille stratégie scolaire.
En dehors d’une innovation pédagogique sans cesse renouvelée et demandée, plus proche du marketing et de la mode que d’une quelconque science de la pédagogie, il semblerait que la construction européenne y soit pour quelque chose. Ceci dit, volonté ou pas, le consumérisme de l’Europe, qui est le seul projet de société, nous l’aurait imposé, faute d’avoir avancé un autre idéal. La construction de l’homme européen passe par un abandon des cultures nationales et de leurs idéaux. Le pédagogisme est de ce point de vue un socioconstructivisme. On a privilégié, à n’importe quel prix, un savoir être-ensemble à base de discussion, de marketing, d’innovation et de tourisme scolaire, le tout dissimulé, pour des raisons d’acceptabilité, dans une finalité à visibilité réduite. Cette modification culturelle en profondeur des peuples de l’Europe sera facilitée par l’abandon des savoirs structurants et historiques et de la connaissance que l’on qualifiait autrefois d’encyclopédique. En l’absence (pour longtemps) d’une culture européenne ou d’un idéal européen, la finalité du système pourrait se résumer à la seule consommation. Il faut savoir, à titre d’exemple, que des produits comme Coca-Cola ou McDonald contribuent à la standardisation culturelle, et au savoir vivre-ensemble, et ce, beaucoup plus sûrement que la littérature ou l’histoire, qui pourraient être un frein par la réflexion qu’elles suscitent et la méthodologie qu’elles inculquent.
L’enfant qui ne se « dépasse » pas, puisque placé au centre du système à la place de la connaissance, et qui ne dépassera pas le couple « désir/satisfaction », parce que non éduqué, fera un excellent consommateur, peu enclin à la réflexion. Ce type de ressortissant ne peut que convenir à un projet de société dont l’ultime raison et transcendance sont la consommation et les économies d’échelle. Voilà les causes, voulues ou pas, qui ont élimé les programmes de français, les programmes d’histoire et bien d’autres encore pour ne pas parler de l’esprit même de l’éducation… Les promoteurs du pédagogisme sont probablement en train de dresser le lit funèbre de l’idéal républicain du citoyen pour le remplacer par un consommateur européen idéal.
Eric de Trévarez
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