Qu’est-ce que l’extrémisme ?
En politique, il est courant d’entendre le qualificatif « extrémiste » ou « radical » adressé à un adversaire, soit un individu, soit un groupement. Cette qualification se veut naturellement péjorative car il est convenu que la vertu est du côté de la modération. Je m’en voudrais de contester que la sagesse pousse l’action vers la modération. Encore faut-il savoir ce que recouvrent les mots dont on use. Face à des termes parés de tant de gravité que modération ou radicalité, un certain recul s’impose. De quoi parle-t-on exactement ? La question mérite qu’on s’y attarde.
Juger à bon escient de la radicalité d’une proposition politique, d’une réforme sociale par exemple, nécessite l’écartement préalable d’une équivoque sous-jacente à ce concept. Une distinction s’impose entre la radicalité intrinsèque et la radicalité du changement. Intrinsèquement, l’extrémisme peut caractériser tout fait ou situation répondant à un critère qu’il convient de déterminer, ce à quoi s’emploieront les lignes qui suivent. A priori, ce fait peut être l’existant aussi bien qu’une alternative proposée pour s’y substituer. Le changement radical procède du passage d’un existant à un autre réel ou virtuel qui est extrêmement différent du premier. L’un et l’autre peuvent être celui qui est radical du point de vue intrinsèque. Il est même envisageable que tous deux soit radicaux, chacun à sa façon, ou bien que ce ne soit le cas ni de l’un ni de l’autre. Dans les situations où on admet que l’existant est intrinsèquement extrême, l’inaction alimente plus l’extrémisme intrinsèque que le changement, mais les réformes induiront par définition un changement plus radical que l’inaction.
Le caractère radical d’un changement est plus objectivable que la radicalité d’un état. De cette évidence pourrait se déduire que le seul concept de radicalité pertinent est celui du changement. L’idée n’est pas sans fondement. Mais alors il faut retirer à la qualification radical son caractère péjoratif. L’abolition de l’esclavage fut un changement radical mais bienfaisant. Toutefois, dans les débats politiques, l’usage des termes « extrémiste » et « radical » doit plutôt son succès à leur acception intrinsèque, tant il est évident qu’il vise à déprécier. Alors se pose la question du critère permettant de qualifier un fait ou une proposition d’extrémiste en tant que tels.
Une piste nous est offerte par un certain nombre de régimes politiques, que la plupart d’entre nous s’accorderont à juger intrinsèquement extrémistes. Par exemple, le régime politique des Khmers rouges, celui des Talibans ou le nazisme. Quel est leur point commun ? La dictature et le totalitarisme. Les qualifier d’extrémistes n’apporte aucun supplément d’information par rapport à " totalitaire ". Mais alors, quel est l’intérêt du terme " extrémiste ", s’il est réduit à n’être qu’un synonyme de "dictatorial " et qu’il ne peut pas servir à qualifier des actions par ailleurs démocratiques ?
Aujourd’hui promener au centre de nos villes ou emprunter le métro nous met fréquemment en présence de corps humains allongés sur des cartons posés à même le sol de la station ou du trottoir. En quoi l’acceptation de cette situation est-elle intrinsèquement moins radicale qu’un aménagement sérieux du droit de propriété pour assurer le droit au logement ? Ne pas réagir à l’extinction de dizaines de milliers d’espèces vivantes engendrée par notre mode de vie, est-ce moins extrémiste qu’un programme qui bouscule nos habitudes dans l’espoir de freiner cette évolution ? En quoi l’appropriation privée du sol, serait-elle moins extrémiste que sa propriété commune ? La sagesse du principe du juste milieu est généralement vantée, à juste titre, mais définir où celui-ci se situe est impossible dans de nombreuses situations de choix.
L’extrémisme considéré intrinsèquement s’avère donc un concept mal défini, flou et obscur.
L’usage pléthorique d’"extrémiste" dans le discours politique s’explique par la confusion entre les deux types de radicalité. Si une réforme implique un changement radical, l’état vers lequel elle mène tend à être perçu par analogie comme intrinsèquement radical. Inversement, quand nous sommes habitués à une situation, notre perception de ses aspérités finit par s’estomper. L’être humain a une formidable faculté d’adaptation qui lui est souvent utile mais dessert sa capacité à s’extraire de situations problématiques.
Jetons un coup d’œil sur l’histoire avec son cortège de conflits, d’injustices et d’atrocités. Pendant les neuf dixièmes du temps, la démocratie politique telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui eût été considérée comme une revendication extrémiste, tant elle tranche par rapport à la normalité d’alors. Aujourd’hui, ce serait le retour vers ces pratiques antérieures qui serait considéré comme extrémiste. Nous pensons juger des faits et nous jugeons des changements.
Pire, la confusion entre les deux types de radicalité est souvent volontaire. Elle vise à faire retomber la consonance péjorative qui colle à l’extrémisme intrinsèque sur une proposition de changement radical qui bouscule des traditions et des intérêts bien établis. Utilisé ainsi, le terme " extrémiste " n’est qu’une vulgaire insulte.
Il est compréhensible qu’un changement radical fasse peur, même dans le cas où il mènerait à un juste milieu. Le changement fait peur ; c’est bien connu. Et pas seulement par ce que notre cerveau est empreint d’irrationalité, propice à la crainte instinctive de l’inconnu. Une personne qui considère que le but est désirable peut craindre le changement qu’il implique pour diverses raisons rationnelles, par exemple parce qu’elle sait qu’un changement souhaitable peut être mal conduit par ceux qui en ont la charge ou parce qu’elle pressent qu’il engendrera des conflits à l’intérieur de la société. Dépasser ces craintes - ce que le changement exige - nécessite de les traiter autrement que par le mépris. Mais penser de travers n’amène pas à agir correctement. Dénoncer l’extrémisme pour exprimer sa crainte du conflit, c’est mal la nommer et ça pervertit le débat.
Il existe néanmoins une conception signifiante de l’extrémisme intrinsèque. C’est l’extrémisme comportemental. Qualifier un parti ou un individu d’extrémiste fait sens s’il s’agit de dénoncer un discours généralement insultant envers les adversaires, associé à un refus du dialogue. La polarisation politique n’est pas un mal en soi. De toute façon, elle ne fait que se greffer sur la polarisation sociale qui lui préexiste et qui semble moins déranger ceux qui se prétendent gênés par la polarisation politique. L’important, c’est l’attitude. La manière de gouverner et la manière de pratiquer l’opposition peuvent toutes deux manquer de fair-play. L’agressivité peut entacher l’action aussi bien de ceux qui poussent à un changement radical que l’action de ceux qui s’y opposent ou même de ceux qui ne sont intéressés par rien d’autre que l’occupation du pouvoir.
*
Cette réflexion est un extrait de l’ouvrage « Moins d’inégalité : il faut trouver la voie » que je viens de publier chez BoD. Voici l’adresse URL :
https://librairie.bod.fr/moins-dinegalite-il-faut-trouver-la-voie-paul-jael-9782322541942
2 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON