Salman Rushdie est-il sauvé ?
« Il faut arrêter l’aveuglement stupide face au djihadisme qui consiste à dire que cela n’a rien à voir avec l’islam. » (Salman Rushdie, le 8 juin 2017 dans "Le Nouvel Observateur").
L’événement mondial de cet été, c’est probablement, hélas, cet attentat qui a visé la personne de Salman Rushdie ce vendredi 12 août 2022 à Chautauqua, dans l’Ouest de l’État de New York. L’écrivain était l’invité d’une organisation littéraire pour tenir une conférence, quand un homme de 24 ans, visiblement favorable au gouvernement iranien, a bondi sur l’estrade et l’a blessé à plusieurs reprises, le poignardant au cou et à l’abdomen. Un de ses hôtes a aussi été légèrement blessé à la tête. L’assaillant a été assez rapidement mis hors d’état de nuire puis fut arrêté et mis en garde-à-vue, tandis que Salman Rushdie a été soigné sur place par un médecin avant d’être transféré en hélicoptère vers un hôpital de Pennsylvanie pour y subir une intervention chirurgicale.
Ce qui frappe dans cette terrible agression, c’est l’absence totale d’information sur la santé de Salman Rushdie, pendant de longues heures, dans quel état se trouve-t-il ? faut-il s’inquiéter pour lui ? va-t-il s’en sortir ? C’est effectivement une très grande émotion qui s’est emparée du monde littéraire et aussi du monde politique dans toute la planète. À cette heure, aucune réaction officielle n’a encore été enregistrée tant de la part du Président des États-Unis Joe Biden que de l’Iran des ayatollahs. Cet attentat est-il un acte isolé ou, au contraire, le résultat d’une conspiration qui a été guidé par cet Iran si islamisé ?
Cet attentat est un scandale pour la liberté d’expression et d’écriture, pour la liberté de croire ou de ne pas croire, de s’opposer ou de ne pas s’opposer à des religions. Il a été commis dans l’un des pays les plus sécuritaires du monde et si l’Iran était impliqué dans cette tentative d’assassinat, ce serait le retour à un durcissement des relations diplomatiques entre les États-Unis et l’Iran. Retour ou, plus lucidement, maintien.
D’après les premières informations médicales à 19 heures (heure locale), Salman Rushdie serait actuellement en soins intensifs, sous ventilation artificielle et incapable de parler. Il risquerait de perdre la vue d’un œil, aurait eu des nerfs d’un bras sectionnés, et son foie serait endommagé par des lésions.
Entre la vie et la mort, le temps est suspendu, l’espace d’un moment, mais ce moment, pour Salman Rushdie, dure depuis trente-trois ans. Immense romancier britannique d’origine indienne, Salman Rushdie a sorti son quatrième roman "Les Versets sataniques" le 26 septembre 1988 en Grande-Bretagne. Ce roman a provoqué de nombreuses réactions, très contrastées globalement (dont la qualité a été appréciée par la critique), mais le livre a été très fortement condamné dans le monde musulman, au point que dans son propre pays d’origine, l’Inde, le gouvernement dirigé par Rajiv Gandhi en a interdit la publication au motif de garder une société apaisée au sein des communautés religieuses.
Salman Rushdie a été élevé par des parents musulmans mais lui-même se considère comme athée : « Je ne crois en aucune entité surnaturelle, qu’elle soit chrétienne, juive, musulmane ou hindoue. » affirmait-il alors dans le journal "India Today". Il n’a pas compris ce mouvement de haine qui montait contre lui, alors qu’il supposait que ses accusateurs n’avaient même pas lu son livre, du moins pas compris ce qu’il avait écrit. Il a expliqué qu’il avait mis plus de quatre ans à l’écrire, à l’époque, il avait une quarantaine d’années (il a fêté son 75e anniversaire le 19 juin dernier) : « [Mes] adversaires ne trouvèrent pas étrange qu’un écrivain sérieux puisse consacrer un dixième de sa vie à créer quelque chose d’aussi vulgaire qu’une insulte. » (2012).
Le 12 février 1989, une foule en colère de plusieurs milliers de personnes s’en est pris au Centre culture américain d’Islamabad (la capitale du Pakistan) et a tué cinq personnes (un gardien a été lynché). D’autres émeutes ont eu lieu à Karachi, aussi dans le Cachemire et à Djakarta. Mais même dans son pays, en Grande-Bretagne, il y a eu des foules de personnes musulmanes manipulées par des agents de haine contre lui qu’elles ne connaissaient pas, contre un livre qu’elles n’avaient jamais lu.
Car l’horreur a commencé le 14 février 1989 quand l’ayatollah Rouhollah Khomeiny (qui allait mourir le 3 juin 1989, la veille du massacre de Tiananmen) lança une fatwa de mort contre Salman Rushdie. Le Guide suprême iranien encourageait ainsi tous les fidèles à tuer l’écrivain, avec une récompense pécuniaire à la clef : « Je veux informer tous les musulmans que l’auteur du livre intitulé "Les Versets sataniques", qui a été écrit, imprimé et publié en opposition à l’islam, au prophète et au Coran, aussi bien que tous ceux qui, impliqués dans sa publication, ont connaissance de son contenu, ont été condamnés à mort. J’appelle tous les musulmans zélés à les exécuter rapidement, où qu’ils se trouvent, afin que personne n’insulte les saintetés islamiques. ». Le 17 février 1989, le Président de la République islamique d’Iran (et actuel Guide suprême) Ali Khamenei embrayait : « Même si Salman Rushdie se repent au point de devenir l’homme le plus pieux de notre temps, l’obligation subsiste, pour chaque musulman, de l’envoyer en enfer, à n’importe quel prix, et même en faisant sacrifice de sa vie. ».
Salman Rushdi fut donc l’homme le plus protégé du Royaume-Uni, peut-être à l’exception de la reine. Pendant dix ans, il a vécu sous une fausse identité, les six premiers mois, il a déménagé cinquante-six fois ! Après une baisse des tensions diplomatiques entre le Royaume-Uni et l’Iran en 1998, des mesures de protection ont été levées, et Salman Rushdie vit maintenant à New York, depuis une vingtaine d’années, il a même acquis la nationalité américaine, tout en vivant toujours sous protection policière (toutefois, certaines voix ont critiqué la grande faiblesse de sa protection à Chautauqua).
Cette fatwa a été le début d’une véritable hystérisation de fanatiques musulmans contre des œuvres culturels d’artistes qui sont totalement étrangers à l’islam, une haine qui a été renouvelée à l’occasion des affaires des caricatures de Mahomet et qui a engendré, entre autres, le carnage dans la rédaction de "Charlie Hebdo" le 7 janvier 2015, et l’assassinat de Samuel Paty.
Depuis 1989, évoquer Salman Rushdie est prendre position, pour ou contre cette fatwa. Monseigneur Jacques Gaillot, alors évêque d’Évreux, invité du "Club de la presse" le 12 mars 1989 sur Europe 1, a ainsi soutenu l’écrivain : « Il y a un droit au blasphème. Le sacré, c’est l’Homme. ». Mais ce qui est devenu clair, c’est que supposer critiquer l’islam pouvait être très dangereux et beaucoup d’auteurs se sont alors autocensurés de la sorte pour éviter les déboires de Salman Rushdie dont la vie a été bouleversée en conséquence.
Malgré une vingtaine de tentatives d’assassinat, Salman Rushdie est toujours resté courageux, refusant de reculer et de se dédire, de renoncer à son activité littéraire très intense (son dernier livre "Quichotte", publié en 2019, revisite le mythe de Don Quichotte dans un roman très finement construit salué par les critiques). Surtout, il n’a pas cessé de tenir des conférences un peu partout dans le monde pour répondre à ses lecteurs et à ceux qui analysent ses œuvres.
Salman Rushdie a notamment participé à une soirée mémorable organisée par France Culture en partenariat avec son éditeur français Plon, le mercredi 14 novembre 2012 dans l’amphithéâtre du Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE), à Paris, interrogé par Laure Adler, à l’occasion de la sortie de son autobiographie "Joseph Anton", avec des passages de son livre lus par l’acteur Denis Podalydès. Une telle prestation, bien que pas rare, est exceptionnelle, car généralement, le lieu de la conférence est tenu secret jusqu’au dernier moment, la manifestation elle-même est communiquée au dernier moment aussi, pour des raisons compréhensible de sécurité.
Inspiré d’écrivains comme Günter Grass et Mikhaïl Boulgakov, apôtre du "réalisme magique", Salman Rushdie est un immense écrivain qui a montré une fois encore son courage exceptionnel, car la manifestation estivale à laquelle il se rendait était décontractée et connue pour la proximité de ses intervenants. Peut-être un argument pour lui décerner le Prix Nobel de Littérature avant qu’il ne soit trop tard. Ce ne serait pas une provocation. La provocation, ce serait plutôt dans le camp de tous ces porteurs de haine qui refusent que les autres pensent autrement qu’eux. L’émotion suscitée par cet attentat est, en ce sens, rassurant sur l’âme humaine. L’écrivain semble en avoir réchappé pour cette fois-ci, mais à quel prix et jusque quand ?
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (12 août 2022)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Salman Rushdie.
Sempé.
Charlotte Valandrey.
Roger Penrose.
Yves Coppens.
Pierre-Gilles de Gennes.
Fred Vargas.
Jacques Prévert.
Ivan Levaï.
Jacqueline Baudrier.
Philippe Alexandre.
René de Obaldia.
Michel Houellebecq.
Richard Bohringer.
Paul Valéry.
Georges Dumézil.
Paul Déroulède.
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Pierre Vidal-Naquet.
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Alfred Sauvy.
George Steiner.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.
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