Serge Atlaoui et l’insoutenable légèreté de son avenir
« Quand la suprême justice donne seulement à vomir à l’honnête homme qu’elle est censée protéger, il paraît difficile de soutenir qu’elle est destinée, comme ce devrait être sa fonction, à apporter plus de paix et d’ordre dans la cité. Il éclate au contraire qu’elle n’est pas moins révoltante que le crime, et que ce nouveau meurtre, loin de réparer l’offense au corps social, ajoute une nouvelle souillure à la première. » (Albert Camus, "Réflexions sur la peine de mort", 1955).
Le Français originaire de Metz Serge Atlaoui sera-t-il finalement sauvé ? Son destin ne tient qu’à un fil depuis son arrestation le 11 novembre 2005 pour trafic de drogue et sa condamnation à mort le 29 mai 2007. Il a toujours nié les faits, reconnaissant seulement qu’il avait accepté ce travail au noir payé trois fois mieux que son salaire d’ouvrier, ce qu’il l’avait conduit à aller en Indonésie. Il n’avait su qu’il travaillait dans un atelier clandestin de fabrication de drogue seulement lorsqu’il a été arrêté. Malgré un procès visiblement bâclé, ne serait-ce qu’en raison des problèmes de langue, il n’avait pu faire valoir ses droits élémentaires de la défense.
Or, en Indonésie, "on ne rigole pas", surtout depuis l’élection, l’année dernière, du nouveau Président de la République Joko Widodo (il a pris ses fonctions le 20 octobre 2014), précisons que son élection du 9 juillet 2014 (à 53,2% des voix) a été démocratique et tout à fait régulière, il s’était fait élire en particulier sur la lutte sévère et sans relâche des trafiquants de drogue et sur sa volonté de faire exécuter tous les trafiquants de drogue. Il avait ainsi décidé d’une série d’exécutions en janvier 2015 (rompant ainsi un moratoire décidé par son prédécesseur).
À la dernière minute
Serge Atlaoui et Mary Jane Veloso ont échappé de très peu à la seconde vague d’exécutions qui a eu lieu le 29 avril 2015. Mary Jane Veloso, une jeune Philippine de 30 ans, elle aussi nie sa culpabilité, elle se dit même victime d’un trafic d’êtres humains et a été arrêtée avec plus de deux kilogrammes et demi de drogue dans ses bagages, mais elle ne savait pas qu’elle en transportait.
Ces deux personnes sont donc aujourd’hui toujours en instance d’être exécutées, alors que leurs recours ultimes ont été rejetés.
Des crocodiles incorruptibles
Il y a quelques semaines, le 10 novembre 2015, le chef de la lutte antidrogue en Indonésie, Budi Waseso, avait annoncé qu’il ferait construire une prison qui serait gardée par …des crocodiles, l’espèce la plus féroce. En effet, son raisonnement est simple : « Vous ne pouvez pas corrompre les crocodiles. Vous ne pouvez pas les convaincre de laisser s’échapper des détenus. » ("Tempo"). Le projet a été confirmé par le porte-parole de l’Agence antidrogue Slamet Pribadi. Cette annonce n’avait rien d’autre comme objectif que de continuer à montrer la fermeté et la sévérité du gouvernement dans sa lutte antidrogue (considérée comme une "urgence nationale") mais aussi dans sa lutte contre la corruption, une autre plaie de l’Indonésie qu’a laissée le dictateur Suharto en 1998.
Vers un moratoire ?
Ces deux condamnés à mort, ainsi que les 131 autres condamnés à mort en Indonésie (dont 59 en tout pour trafic de drogue) pourraient-ils cependant retrouver un peu d’espoir ces derniers jours ? En effet, Luhut Panjaitan, le Ministre indonésien chargé des Affaires politiques, juridiques et de sécurité, a déclaré le 19 novembre 2015 : « À la suite du ralentissement économique actuel, le gouvernement suspend les exécutions des condamnés à mort, afin de se concentrer sur les questions économiques. » (conférence de presse). Selon le journal "Jakarta Post", Luhut Panjaitan aurait évoqué le sujet de la peine de mort lors de sa récente visite en Australie (le 29 avril 2015, deux ressortissants australiens avaient été exécutés, ce qui avait engendré une crise diplomatique avec l’Australie).
Cette déclaration a été saluée par de nombreux acteurs des droits de l’Homme qui luttent depuis longtemps contre la peine de mort. L’Église catholique (la seule religion en Indonésie qui combat contre la peine de mort) avait même approuvé le geste. Ainsi, Benny Susetyo, prêtre catholique et secrétaire général du Setara Institute for Democracy, trouvait la décision encourageante : « C’est une bonne chose que le gouvernement se concentre sur les priorités économiques plutôt que sur la peine de mort. (…) Nous souhaiterions que les trafiquants de drogue reçoivent une peine maximale d’emprisonnement à vie plutôt que la peine capitale. ».
Edre Olalia, l’avocat de Mary Jane Veloso, était même très optimiste : « Ce moratoire aboutira à l’abolition définitive de la peine de mort, car nous avons de sérieux doutes sur l’efficacité d’une telle mesure pour réduire le nombre de crimes. (…) La peine capitale peut conduire à persécuter et à tuer des gens innocents, accusés à tort pour différentes raisons ou circonstances. ». L’évêque de Balanga, aux Philippines, qui préside aussi la Commission épiscopale pour les migrants et les gens du voyage de la Conférence épiscopale des Philippines, était lui aussi optimiste : « C’est un soulagement pour nous. Nous avons bon espoir que la vie [de Mary Jane Veloso] soit sauvée et que son innocence soit prouvée. ».
Pourtant, rien n’est vraiment encourageant. Dès le 24 novembre 2015, soit cinq jours plus tard, Luhut Panjaitan a fait du "rétropédalage" en démentant le moratoire : « Il n’y a pas de moratoire sur les exécutions capitales. À aucun moment, le gouvernement n’a évoqué un quelconque moratoire. Je n’ai jamais dit cela. Ce que j’ai dit, c’est que nous sommes pleinement et complètement concentrés sur la gestion de la conjoncture économique. » ("Jakarta Globe").
Action pédagogique dans des collèges
Ces déclarations contradictoires, ainsi que la faible importance des relations commerciales entre la France et l’Indonésie, laissent donc planer de gros doutes sur l’avenir de Serge Atlaoui. Pour l’instant, sa femme Sabine Atlaoui a reçu l’assurance qu’il n’y aurait pas d’exécution à court terme et elle a donc pu regagner la France après avoir longtemps soutenu son mari auprès de lui en Indonésie. Elle est même allée dans certains collèges pour expliquer la situation.
Au collège La Fontaine, à Laxou (banlieue ouest de Nancy), elle a rencontré le 23 novembre 2015 dans la matinée une classe de quatrième dont les élèves connaissaient bien les enjeux car elle est impliquée dans une initiative journalistique à l’occasion du congrès mondial contre la peine de mort qui aura lieu en juin 2016 à Oslo. Sabine Atlaoui leur a ainsi expliqué : « C’est important pour moi de témoigner devant vous. Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans l’urgence pour sauver mon mari. Je peux vous le dire que j’ai mis du temps à retomber sur mes pieds à mon retour en France, après les exécutions du mois d’avril. » ("Le Républicain lorrain"). L’après-midi, c’était au tour des collégiens de Yutz.
Il n’y a pas de cause inférieure à d’autres lorsque la vie est en jeu
Certains pourraient estimer que défendre la "cause" de Serge Atlaoui n’est pas pertinent dans ces temps de plus en plus troublés, en particulier depuis les attentats de Paris du vendredi 13 novembre 2015 qui ont fait 130 morts (honorés aux Invalides par la République dans la matinée de ce vendredi 27 novembre 2015). C’est oublier que la vie de Serge Atlaoui (qu’il soit coupable ou non, d’ailleurs), vaut autant que celle des autres, des victimes nombreuses des attentats et des conflits, mais aussi des autres vivants, de ma propre vie. Autant, cela ne veut pas dire plus, mais pas moins non plus. Défendre Serge Atlaoui, c’est aussi se mettre en accord avec les valeurs de la République telles qu’elles sont aujourd’hui comprises, des valeurs universelles sur lesquelles devraient se retrouver tous les États sans exception.
C’est important de penser à ceci : ce n’est pas parce qu’il y a d’autres malheurs dans le monde, parfois plus médiatisés, parfois plus graves (certainement), qu’il ne faut pas s’occuper des autres malheurs. Serge Atlaoui a été assurément très imprudent à accepter une offre d’emploi particulièrement louche, mais il paraît probable, même si je ne suis pas juge, que son implication comme trafiquant de drogue n’est pas avérée. La politique de communication du nouveau gouvernement indonésien, qui a déjà coûté la vie à une quinzaine de condamnés à mort dont une douzaine de ressortissants étrangers, semble à cet égard contradictoire : ce n’est pas en étant cruel qu’on combat plus efficacement la cruauté avérée des trafiquants de drogue.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (27 novembre 2015)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Les droits de l'Homme.
Vers un moratoire en Indonésie ?
Le pape résolument contre la peine de mort.
Les valeurs de la République.
Le rejet du dernier recours de Serge Atlaoui.
Serge Atlaoui échappe de peu à l'exécution.
Encore la peine de mort.
Chaque vie humaine compte.
Rapport d’Amnesty International "Condamnation à mort et exécutions en 2014" (à télécharger).
Il n’y a pas d’effet dissuasif de la peine de mort (rapport à télécharger).
Peshawar, rajouter de l’horreur à l’horreur.
Hommage à George Stinney.
Pourquoi parler des Maldives ?
Maldives : la peine de mort pour les enfants de 7 ans.
Pour ou contre la peine de mort ?
La peine de mort selon François Mitterrand.
La peine de mort selon Barack Obama.
La peine de mort selon Kim III.
La peine de mort selon Ali le Chimique.
Troy Davis.
Les 1234 exécutés aux États-Unis entre 1976 et 2010.
Flou blues.
Pas seulement otage.
Pas seulement joggeuse.
Nouveau monde.
Le 11 septembre 2001.
Chaos vs complot.
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