Témoignage d’un « Sale fils de flic »
Un samedi soir comme un autre. J’étais invité à dîner chez des amis qui pour l’occasion seront rebaptisés Antoine et Cécile. Je connais Antoine depuis nos années passées ensemble en école de commerce. Il est auditeur dans une grande boite installée à Neuilly. Cécile est son amie d’enfance, prof de lettres à Enghien. Jusque-là, aucun problème. Nous débattions sur divers points d’actualité, notamment sur ce reportage que nous avions vu sur M6, où un enfant élevé par une famille homoparentale assurait souffrir de discrimination de la part de ses camarades. Je trouvais ça triste, un peu émouvant, jusqu’à la réaction d’Antoine : « Tu sais Raph, des discriminations tout le monde en subit durant son enfance ». Ni une, ni deux, le sujet étant embrayé, je rebondis : « Ah oui, tu veux dire toi aussi en « bon » catho, blanc, hétéro ? » tentant de le provoquer. « Oui mon cher, on voit que tu ne sais pas ce que c’est de vivre avec un père gendarme… » … Le sujet est lancé.

Il y eut un petit froid. Je l’ai regardé, amusé, ne sachant pas s’il déconnait comme à son habitude ou s’il était sérieux, je m’abstenais de tout commentaire foireux. Fils de gendarme, il devait bien y avoir pire : fils d’ouvrier alcoolique ? D’huissier véreux ? De prof ? Arpentant nos préjugés les plus classiques, cette profession au statut militaire n’était pas celle qui me venait en premier lieu à l’esprit. Les passages qui vont suivre ont été un peu remodelés, scénarisés, car ma mémoire me fait parfois défaut - bien que je sois encore jeune - mais je vous assure que le fond, lui, reste intact.
Antoine et Cécile se sont connus lorsqu’ils résidaient tous deux dans une caserne parisienne. Leur chemin s’est séparé suite à la mutation « vivement suggérée » du père d’Antoine dans une petite ville de province, que je ne citerai pas afin de garantir l’anonymat - ce dernier étant toujours dans l’exercice de ces fonctions.
Antoine m’a parlé de son enfance, je vous restitue ses propos :
« … J’avais onze ans, je rentrais au collège. J’arrivais de Paris dans cette petite ville perdue au milieu de nulle part. Dix mille habitants dans un rayon de quinze kilomètres. Autant dire que tout le monde se connaissait. J’ai tout de suite eu le droit au traditionnel « Parisien tête de chien, Parigos tête de veau » mais ça, je m’en foutais… ça ne m’a pas suivi longtemps. Au bout de six mois, tout le monde avait oublié d’où je venais… »
Se resservant au passage un verre de Yarden 2008 (un merlot israélien que je recommande !) il poursuivit son récit :
« Le problème est qu’au bout de six mois, tout le monde me connaissait et savait qui était mon père. Photo et article dans le journal local, on ne pouvait pas louper mon patronyme. Le souci est qu’au collège, il y avait de tout. Des enfants sérieux qui trimaient malgré les difficultés économiques de leurs parents et puis ceux des « cas soc’ », et eux… c’était tout ou rien. Quand certains, dans ma classe, ont su que mon père faisait partie des huit gendarmes de la brigade, j’ai tout de suite eu le droit à des moqueries. On me demandait si mon père était alcoolique, s’il buvait pendant son service, ou bien encore s’il gardait le shit qu’il confisquait pour le fumer ? Enfin, si lui-aussi faisait beaucoup de fautes de français dans ses rapports ? Moi je me défendais, ça me faisait du mal d’entendre ça de la part des autres. Les profs, eux, quand ils entendaient ces idioties, étaient sans réaction ou alors se contentaient d’un « bon, ça suffit » qui laissait sous-entendre une certaine complicité… Comme s’il était légitime de penser ce genre de propos, mais incorrect de les dire en ma présence. »
Je pensais à ce moment qu’il exagérait un peu les choses. Avec du recul, leurs insultes n’étaient que des méchancetés d’enfants, rien de réellement discriminatoire…
« Ah bon ? Tu crois toi ? Ce que je trouve merveilleux est que certains clichés en France sont fermement condamnés et que d’autres tolérés. Tu imagines un gosse disant à un autre gamin arabe, toi ton père c’est un rebeu il doit probablement être voleur ? Je ne pense pas que les enseignants laisseraient passer ça, et à juste titre. Pourtant, insulter le papa gendarme d’un camarade ; d’alcoolique, de toxico, de ripoux, et d’illettré, ça ne choque personne. C’est normal… limite, de notoriété publique. En tout cas, ça ne fait pas partie de ce qui est condamnable dans la logique bien-pensante… »
Je devais reconnaître que son exemple était bien analogue. Et la suite me stupéfia.
« Un jour, lors d’une récréation, un grand de troisième m’a pris à partie avec ses copains qui trainaient quelques mètres derrière lui. Il m’a lancé « Eh, t’es fils de flic toi ? Ton daron c’est untel… » Et je t’assure que le mec qui disait ça, parlait comme les petites racailles des cités. Pourtant, ce n’était pas un gosse issu de l’immigration. Juste un fils de « cas soc’ » avec des parents qui n’avaient aucune autorité sur lui. Seize ans et toujours en troisième, il était connu pour dealer de la drogue en compagnie de son frère plus âgé. Je ne lui ai pas répondu, je me sentais franchement menacé et j’avais peur. Je pissais dans mon froc. Il m’a répété plusieurs fois la question en étant de plus en plus menaçant, m’insultant de « Sale fils de flic » en me frappant derrière la tête pendant que ses copains m’entouraient afin que les pions ne puissent pas voir la scène … »
Je sentais une certaine tristesse et surtout de la révolte chez Antoine… Cécile, à ce moment, prit la parole.
« … Je ne suis pas étonnée, mais je n’ai jamais vécu ça. Déjà, j’ai grandi à Maisons-Alfort. Les rapports en ville ne sont pas les mêmes qu’à la campagne. Les gamins font moins attention à tes origines sociales. Et puis, en tant que fille, les garçons n’ont pas le même regard sur nous et les problèmes entre adolescentes sont différents. Mais je peux te croire, Antoine, quand tu dis ça. C’est un phénomène de mode, il y a cinquante ans, le gendarme était craint et sa famille respectée. Aujourd’hui il est la risée de pseudos rebelles qui jouent avec lui et crachent sur ses proches. Il y a une véritable inversion des valeurs. »
Intéressé par leurs discours, je priai Antoine de continuer son récit et de me dire comment s’était terminée son histoire.
« Comment veux-tu que ça se termine ? Après m’être pris quelques coups devant les autres, je me suis retrouvé humilié. J’ai fermé ma gueule et le soir en rentrant chez moi j’ai rien dit. Je n’osais même pas en parler car je savais que mon père l’aurait chopé, par principe, et qu’il n’aurait rien pu obtenir de lui. Pire, j’aurais eu le droit à une vengeance bien plus importante le lendemain en retournant au collège. Il ne faut pas croire, Raph, dans notre société ce sont les pourritures qui font la loi. Les gendarmes n’ont aucun moyen d’agir et la justice ne fait pas son travail. Ce mot de justice n’est qu’un concept, dans les faits c’est autre chose. »
Antoine et Cécile semblaient penser la même chose et se relayaient.
« Moi ce qui me choque, dit Cécile, est qu’aujourd’hui les consignes données aux gendarmes sont claires : Ce qui importe est que leur travail soit rentable. Il faut qu’ils ramènent un certain nombre de timbre-amendes par mois et leur priorité est de faire de la police-route. Quand on leur demande de faire de la lutte contre la délinquance, leur action consiste à contrôler les automobilistes à un point donné et de verbaliser si nécessaire. On voit bien que même la gendarmerie est devenue une machine à fric au service de l’Etat. Il faut savoir que seulement 5 jours par mois en moyenne sont réservés aux enquêtes judiciaires qui traînent en longueur, le reste, c’est du temps gâché… »
« Les gens ne se rendent pas compte, reprit Antoine. Les gendarmes bossent en moyenne près de 70 heures par semaine et ça leur arrive de travailler 10 jours de suite sans avoir de repos. Alors quand on parle de leur avantage de retraite bonifiée, ça me fait doucement sourire. Quand j’étais jeune, il y avait des interventions nocturnes plusieurs fois par semaine. Ça lui arrivait souvent de bosser la journée et d’être rappelé la nuit pour enchainer le lendemain. Quand son téléphone sonnait, un bruit strident réveillait tout le monde à la maison. Et lorsque j’avais dix ans, j’avais toujours dans le coin de mes pensées une crainte : « J’espère qu’il ne va rien arriver à mon papa. Que ce n’est pas la dernière fois que je l’ai vu aujourd’hui… ». Il faut que tu saches que 5% des gendarmes sont blessés ou tués en service chaque année… Pour nous c’était une réalité. Sans compter le nombre de suicides dus au manque de soutien psychologique. »
« C’est bien vrai, reprit Cécile. Quand ils interviennent sur des meurtres, des drames, des accidents, des catastrophes diverses, ce sont les derniers protégés. Qui se soucie de leur soutien psychologique ? Pourtant ce sont des êtres comme tout le monde, avec une sensibilité. Ce sont les premiers arrivés sur les lieux, ils sont amenés à constater des mises à mort violentes, accidents en tout genre, pourtant aucune aide, rien, pour permettre de soulager leur conscience. Et ça, associé à la fatigue et à la rigueur de leur métier, ça conduit au mieux à la démission de certains, au pire au suicide des plus fragiles, et parfois… à des dérapages. Il ne faut pas s’étonner de voir certains péter les plombs face aux provocations de jeunes délinquants quand on comprend ce qu’ils endurent et dans quelles conditions ils exercent leur profession. »
Aujourd’hui, il est vrai que les gendarmes sont les seuls à ne pas jouir du droit de grève. Leur statut spécifique de militaire les oblige à accepter les contraintes imposées par leur métier, et les évolutions… plus subies que cautionnées.
« C’est déplorable, insista Antoine. Aujourd’hui, il faut être fou pour rentrer en gendarmerie. D’ailleurs, elle ne recrute plus que des gendarmes adjoints, une sorte de stagiaires longue durée, payés en dessous du smic, logés dans un appartement de fonction où les petit(e)s ami(e)s ne sont toléré(e)s que sur demande écrite à l’intention de la hiérarchie. De toute façon qui accepterait ce genre de conditions de travail ? La gendarmerie recrute à tour de bras, mais il faut voir le taux de turn-over ! Seulement une infime partie des recrutés choisit de poursuivre « l’aventure ». C’est un métier, où il faut être lobotomisé pour supporter tout cela… ceux qui le peuvent tiennent grâce aux galons ou à l’échéance proche d’une retraite. »
Je leur demandai alors ce qu’ils aimeraient modifier s’ils en avaient la possibilité.
« Mon pauvre Raph, répondit Antoine, on peut pas refaire le monde. Depuis plusieurs années, les valeurs de respect de l’autorité sont décriées. Je ne dis pas qu’il faut tout accepter, mais il ne faut pas se tromper de cible. Lorsque les gens protestent contre leurs conditions de vie, leur sort, ils ont le réflexe de pointer du doigt des responsables. Malheureusement c’est plus simple de s’en prendre au flic d’à côté que de choper un ministre qui, lui, a le pouvoir de changer des choses. La politique actuelle fait qu’on divise pour mieux régner. On fait en sorte qu’une certaine partie de la population tape sur l’autre. Quand les gens auront compris que ça ne sert à rien, peut-être qu’ils désigneront les vrais responsables. »
« Je suis d’accord avec Antoine, ajouta Cécile. Il est difficile de changer les mentalités. Quant aux conditions de travail des gendarmes, elles seront de pire en pire, elles suivent une tendance de la société. La seule différence est qu’eux n’ont aucuns moyens légaux pour protester. Ils ont signé un engagement qui les tient sous silence. Il serait simplement bénéfique que leurs voix se fassent entendre. Qu’ils témoignent, mais même ça, ça semble impossible. »
Impossible ? Utopique ? Je n’en sais rien, je voulais simplement vous restituer ces propos. Que, pour une fois, l’on fasse tomber les masques et les vieilles étiquettes que l’on colle trop facilement aux gens. Qu’on abandonne nos vieux principes de « rebellutionnaires » pour comprendre mieux la réalité. Un simple témoignage mais qui appelle de nombreuses questions : « Est-ce que la dépravation de l’autorité et de ses valeurs a réellement été profitable à la nation ? » mais encore « Sous notre angle de vision, la réalité ne nous est-elle pas masquée ? ». Chacun se fera sa propre réponse, mais cela est un autre sujet…
37 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON