Une Présidentielle à quatre tours ? Oh, la barbe !
En Grande-Bretagne, en Allemagne, aux États-Unis, en Espagne, bref, partout ailleurs, c'est simple : tous les 4 ou 5 ans, les citoyens votent. Le soir, ta-da !, ils ont un nouveau dirigeant tout frais, tout beau. C'est bien, c'est la démocratie. En France, c'est plus compliqué. Les citoyens votent : c'est le premier tour de la Présidentielle. Et puis ils re-votent : c'est le deuxième tour. Et puis ils re-re-votent : c'est le premier tour des Législatives. Et puis ils re-re-re-votent : c'est le deuxième tour des Législatives. Et enfin, ta-da ! Ça y est, ils ont un dirigeant !

Donc, alors qu'ailleurs on demande aux gens : « qui voulez-vous comme dirigeant ? », en France, on demande :
1. Qui voulez-vous comme dirigeant ?
2. Allez, sérieusement, qui voulez-vous comme dirigeant ?
3. Vous êtes sûrs que vous voulez vraiment de Machin comme dirigeant ?
4. Une dernière fois, vous êtes vraiment sûrs-sûrs-sûrs ?
Non mais la barbe, à la fin ! Pas étonnant qu'arrivés au quatrième tour, les gens préfèrent aller à la pêche.
La Présidentielle à deux tours, passe encore. On prend plaisir à la cour des miracles du premier tour. Schivardi, est-ce qu'on comprend ce qu'il dit maintenant ? Et la nouvelle Laguiller, est-elle aussi neu-neu que l'ancienne ? Christine Boutin va-t-elle nous réciter les Dix Commandements ? Est-ce qu'on aura plus de trotskystes ou plus de maoistes, cette fois ? Et puis, la grande Messe du débat télévisé du deuxième tour. Ah, « vous n'avez pas le monopole du cœur » ! Ah, Ségolène Royal, belle à tomber et folle à lier, assommant de sa « colère saine » un Nicolas Sarkozy qui réprimait d'un effort surhumain ses tics et son agressivité ! C'est décidé : les deux tours de la Présidentielle, on les garde.
C'est pour les Législatives que le bât blesse. A ce stade, ca y est, on a élu notre Président, et on a envie de lui dire « allez, vas-y maintenant, c'est bon ! » Parce que les députés, franchement, on s'en fout. Tout ce qu'on doit savoir, c'est qu'ils détermineront qui est le Premier Ministre (oui, je sais, pas directement, nommé par le Président, bla-bla, c'est bon, j'ai fait du Droit Constitutionnel moi aussi !). Soit c'est un affidé du Président, et le vote des Législatives n'est qu'une répétition du vote antérieur. Soit, surprise, le vote inverse celui des Présidentielles, et on se retrouve avec un Président potiche, et alors, à quoi bon tout ce barnum ? Dans les deux cas, il y a une majorité et une opposition, la majorité vote toujours « oui », l'opposition vote toujours « non », c'est tout ce qu'il faut retenir, et qu'elles soient composées de génies, de sages, de bonobos lubriques ou d'avatars bleus n'a aucune espèce d'importance : « oui » ou « non ».
Et c'est là que, mine de rien, on aborde le plus grand tabou de nos démocraties occidentales : le rôle du Parlement. Depuis Montesquieu, tout est censé être simple. Il y a trois Pouvoirs : l'Exécutif (Président et Gouvernement), le Législatif (Parlement) et le Judiciaire. Sauf que d'emblée, ca coince : tout le monde sait que c'est le Gouvernement qui fait les lois, même si quelquefois il fait à des députés amis l'aumône de les laisser présenter des propositions de loi en leur nom propre. Mieux : tout le monde sait que c'est très bien comme ca, que ca ne peut marcher que comme ca.
« On pouvait dire... oh ! Dieu ! ... bien des choses en somme... » (Cyrano de Bergerac)
Demander « à quoi sert le Parlement », c'est s'exposer à être noyé sous une avalanche de réponses hétéroclites, un véritable inventaire à la Rostand.
Majestueux : « C'est le Parlement qui légifère ». Mais on a vu que ce n'est pas le cas.
Utopique : « Le Parlement, c'est l'endroit où se font les débats ». Je ne sais pas pour vous, mais moi, quand je veux m'informer sur un sujet, je lis les magazines, les blogs, voire Agoravox !, je parle à des amis, je regarde les débats télévisés, mais je n'ai jamais l'idée saugrenue de regarder les débats parlementaires. Franchement, 99% du temps, les débats parlementaires n'ont aucun intérêt. Tout juste bons à nous amuser dans « le Petit Journal » de Canal+.
Technique : « Les députés corrigent et améliorent les lois en commission ». Oui, enfin, s'ils veulent, parce qu'il y'a une certitude : les électeurs n'ont pas la moindre idée du travail que peuvent effectuer leurs députés en commission, et ne les élisent nullement en fonction des compétences techniques qu'ils pourraient bien apporter. Alors ensuite, qu'un député s'y colle quand même et qu'il y acquière des compétences utiles, ce n'est pas impossible, mais c'est « à vot'bon cœur, et on croise les doigts ».
Paternaliste : « Le Parlement est un vivier dans lequel le Président vient puiser ses ministres ». Vérifions. Dans le Gouvernement actuel, il y'a deux ministres qui ont fait leur carrière dans le Parlement : Francois Fillon, bon, et Patrick Ollier, mmm... Pas convaincant.
Prudent : « Le Parlement est un contre-pouvoir qui empêche les excès du Gouvernement ». Pas vraiment : dans toutes les périodes où un Gouvernement trop enthousiaste tentait d'outrepasser ses droits, ce sont d'autres institutions, le Conseil Constitutionnel notamment, qui ont tracé les limites, tandis que le Parlement votait sans broncher tout ce qu'on lui demandait de voter.
Minimaliste : « C'est le Parlement qui détermine de quel Parti est issu le Premier Ministre ». D'accord, mais un Parlement, c'est bien encombrant, s'il ne s'agit en fin de compte que d'être un collège électoral.
Roublard : « Le député, tu vas le voir, et il te dégotte un HLM/une place en crèche/un boulot de jardinier pour le fiston ». C'est bien la peine de voter la loi si c'est pour ensuite aider à la contourner.
Lobbyiste : « Si ton député est proche du Premier Ministre, il peut obtenir des subventions pour faire construire une gare/un collège/un circuit automobile dans sa circonscription ». Est-ce que c'est vraiment le meilleur moyen de déterminer l'allocation des fonds publics ?
Confus : « Le député, il influence la gestion de la ville dont il est élu ». Allons bon, on a déjà des maires, des conseillers généraux, des préfets, des conseillers territoriaux, a-t-on vraiment besoin que le député ajoute lui aussi son grain de sel dans toute ce schmilblick ?
Dix mauvaises justifications ne remplaceront jamais une seule bonne. Le Parlement existe aujourd'hui parce qu'il existe depuis des Siècles, à une époque où le Roi était de droit divin tandis que le Parlement représentait, sinon le Peuple, du moins une fraction de celui-ci, aussi restreinte soit-elle. Roi et Parlement tiraient leur légitimité de sources différentes. Depuis, tout a changé, « Exécutif » et « Législatif » monde tirent leur légitimité du même Peuple, mais on n'a jamais pris la peine de réfléchir à une autre incarnation institutionnelle de la démocratie. Le résultat, c'est que de Paris à Tokyo, de Rome a Washington, et de Londres à Athènes, les Parlements sont au mieux ignorés, au pire méprisés, entrainant l'idée même de démocratie dans leur discrédit. On change les modes de scrutin (majoritaire, proportionnel), on change le Régime (parlementaire ou présidentiel), rien n'y fait. Quand ils ont du pouvoir (États-Unis, Italie pré-Berlusconi, Troisième et Quatrième Républiques françaises), les Parlements incarnent la stagnation et la corruption. Quand ils sont muselés (Cinquième République française, Grande-Bretagne, Italie de Berlusconi), ce sont de coûteuses et frivoles chambres d'enregistrement. Il faut se rendre à l'évidence : un Parlement est intrinsèquement incapable d'exercer efficacement le pouvoir, quelle que soit par ailleurs la qualité des hommes et femmes qui le composent.
Pendant longtemps, cette inefficacité n'était pas très grave. La démocratie est le meilleur des régimes, et une démocratie doit avoir un Parlement, c'est comme ca, et si vous n'êtes pas contents, qu'est-ce que vous préfèreriez : l'Arabie Saoudite ? La Birmanie ? La Libye ? Bon, alors, vous voyez bien. En 1992, un universitaire américain, Francis Fukuyama, annonçait benoitement « la Fin de l'Histoire ». Le modèle démocratique occidental et l'économie de marché avaient triomphé, circulez, il n'y avait plus rien à voir.
La faute à Montesquieu
Aujourd'hui cependant, la suprématie intellectuelle de l'Occident et de son modèle institutionnel est remise en question. Les meetings d'éclopés entre Obama, Kan, Merkel, Sarkozy, Berlusconi et Zapatero inspirent plus la compassion que l'admiration. Parmi ces leaders, lequel est en mesure de s'emparer des problèmes de son pays à bras le corps, d'insuffler une direction ? On accordera encore le bénéfice du doute à Cameron. D'autres pays regardent nos vieilles démocraties paralysées et empêtrées dans leurs dettes et demandent : « vraiment, vous n'avez rien de mieux à proposer » ? Quand c'est l'Iran, soit, cette critique est facile à ignorer. Avec tous ses défauts, notre pauvre démocratie vaut toujours infiniment mieux que la dictature des imams. Plutôt Sarkozy qu'Ahmadinejad. Quand il s'agit de la Chine, c'est déjà plus compliqué : vaut-il mieux la dictature chinoise, ses trains à grande vitesse et ses gratte-ciels triomphants, ou la chaotique démocratie indienne, ses bidonvilles et ses enfants mendiants ? Ça se discute. Et quid alors des cités-Etats ultra-performantes, Singapour et Hong-Kong, non démocratiques mais insolentes de dynamisme et de prospérité ? Comment ne pas se laisser séduire par ceux qui promettent des trains qui arrivent à l'heure ? Le grotesque privilège d'un choix de deuxième tour entre Sarkozy et Le Pen compense-t-il un chômage de masse et des banlieues déliquescentes ? En 2011, entre crise économique, puissances émergentes, soulèvements populaires et délitement de l'Europe, l'Histoire apparaît moins « finie » que jamais.
Et pourtant, on l'aime, notre démocratie, et on a bien raison. Mais on ne peut plus se contenter d'un fataliste « bah, c 'est toujours moins pire qu'ailleurs », parce que c'est de moins en moins convaincant. Pour une minorité croissante de la population, le status quo n'est plus tenable. Nos institutions sont profondément dysfonctionnelles, on ne peut plus se permettre de hausser les épaules. On peut crier au populisme, exiger des « cordons sanitaires » et censurer tout discours non conforme. Mais on ne pourra pas supprimer les symptômes si on ne s'attaque pas à la racine du mal. Le logiciel multi-séculaire hérité de Montesquieu est trop buggé. S'attaquer à l'existence du Parlement, c'est oser remettre à plat les fondements même de la science politique, l'archaïque et pourtant intouchable « théorie des trois pouvoirs » : impensable, risqué, mais pourtant indispensable. Ce faisant, on se donne peut-être (peut-être !) les moyens de concevoir un nouveau système politique plus satisfaisant. C'est vague ? Oui, mais désigner le problème, c'est déjà beaucoup, c'est le début de la solution. Il est là, le grand chantier du XXIème Siècle : repenser la représentation politique à l'heure de l'Internet, identifier où se trouve la légitimité, renouveler les institutions. Et pour commencer, faire sauter le premier tabou : non pas « réformer », pour la énième fois, un Parlement en bout de course, mais le supprimer, et réfléchir à ce que pourrait être une nouvelle théorie du pouvoir libérée de la chape de plomb de Montesquieu. Citoyens, juristes, politiques, à vous de jouer ! La récompense, c'est qu'après les deux tours de la Présidentielle, on pourra enfin aller à la pêche !
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