Vers le progrès ?
Nos sociétés de par leur organisation et leur modèle de fonctionnement ont structuré une production standardisée et industrielle de la production alimentaire. De même que l’on fabrique des boulons, on “fabrique” maintenant des carottes, des choux et des cochons. L’agriculture ne s’est pas seulement industrialisée, elle est devenue une industrie à part entière. Mais là où auparavant nous avions de bons aliments qui avaient des qualités gustatives, du goût et nous apportait des éléments nutritifs nécessaires à notre développement, le tout de manière saine, nous avons désormais des aliments sans goût, ayant peu de qualités nutritives car poussés ou élevés trop vite, remplis de pesticide, d’insecticide, de médicaments divers et variés pour le bétail. Nous avons la quantité mais plus la qualité et ces aliments, au lieu de nous nourrir, nous font grossir, voire provoquent des maladies graves, des réactions immunitaires, des allergies. C’est parce que nous sommes plus nombreux sur notre planète qu’il nous faut produire plus et plus vite, en ne respectant pas la nature, ni le cycle naturel des aliments. Nous ne produisons plus d’aliments mais des produits à consommer. Et la nourriture qui devrait nous rendre heureux nous rend triste et parfois malade. Est-ce là le progrès tant attendu ? Où est le progrès dans cette évolution ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une régression ? Seules les personnes ayant des moyens suffisants peuvent se procurer des aliments sains. Ou bien ceux qui ont la capacité de les produire eux-mêmes. Mais combien sont-ils ? Nous avons peu de possibilités pour nous nourrir avec de bons aliments et ces possibilités coûtent cher.
De même que les aliments et les objets standardisés que nous fabriquons par millions, les êtres humains sont devenus des pions dans la chaîne de consommation. La structure de fabrication qui produit des objets sans âme, sans beauté, sans esthétique, nous ramène nous, êtres humains, à n’être plus que des éléments standardisés de cette chaîne, car nous y sommes intégrés. Notre mode d’organisation déshumanise l’humanité et est à la base des pires crimes commis, de cette industrialisation de la mort mis en place durant la dernière guerre mondiale. Elle préfigure les catastrophes à venir où de même que nous jetons aux ordures et dans les déchetteries tous les objets cassés, moches, passés de mode ou devenus inutiles, nous serons nous-mêmes jetés aux ordures comme de simples déchets plus trop utiles et encombrants. Les différentes lois à l’oeuvre sur la fin de vie, avec tout le poids social qu’elles vont imposer dans les consciences et les pensées, sont une ébauche de ce qui sera bientôt considéré comme acceptable ou non acceptable en terme de fin de vie. Vouloir vivre alors que l’on est pas en très bonne santé, ni très valide sera regardé avec une certaine critique. Il y aura bientôt un poids moral à vivre trop vieux et à être dépendant. On regardera les vieux comme des parasites, des inutiles, qui ne servent à rien surtout si en plus ils sont malades. On les critiquera, on les ostracisera, on les pénalisera. Cela peut apparaître exagéré d’écrire cela aujourd’hui mais le pire est hélas parfois le plus court chemin, celui que l’on prend sans même s’en rendre compte. Est-ce là aussi le progrès que nous voulons ?
Produire et donc consommer de plus en plus, car nous étions de plus en plus nombreux, nous a amené à utiliser de plus en plus de ressources terrestres. Celles-ci semblaient inépuisables, sans limite. Partout nous avons foré, exploré, recherché de nouvelles ressources, écrasant au passage la vie animale sauvage qui semblait sans grande importance, rétrécissant toujours leur espace vital. Nous étions en train, sans vraiment nous en rendre compte, ou alors en ne voulant pas le voir, de scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Et nous voyons maintenant avec horreur que la branche est presque cassée. Nous entendons des bruits sinistres de craquements. Des chaleurs extrêmes, des méga-incendies, car on ne parle plus de simples incendies, des tornades dévastatrices, des tempêtes avec des vents en furie, une mer qui devient comme un chaudron avec le risque terrible de voir les courants océaniques se modifier, une modification de l’atmosphère. Nous avons, petit à petit, mais au final très rapidement détruit notre environnement, celui qui nous permet de vivre et nous l’avons fait avec un aveuglement sidérant. Certains diront encore que tout cela n’est que fadaises et billevesées, invention de gauchiste écolo. Ceux-là ne veulent pas voir, mais ils ne sont pas aveugle pour autant. Non seulement, nous avons modifié notre environnement en notre défaveur (on ne peut pas vraiment parler de destruction car notre environnement sera toujours présent, même sous une autre forme) mais nous l’avons pollué, rempli de produits plus ou moins toxiques en tout genre : plastique, matière rayonnante lié au nucléaire, molécules de médicaments, pesticide, insecticide, engrais, particules fines,....la liste est longue.
A Moyen-âge, les soldats se battaient avec des épées, des arcs, des lances, des catapultes. Puis à la Renaissance, les sciences et les connaissances se diffusent et se développent. On redécouvre peu à peu les textes antiques. Grâce à la diffusion du savoir permis par l’imprimerie, de par aussi les échanges avec des pays lointains comme la Chine. Les militaires s’équipent de mousquets, de bombardes, de grenades puis de mitrailleuses, de canons de plus en plus puissants, de lance-flammes, d’avions et de chars de combat, de croiseurs, de sous-marins. D’armes chimiques, d’armes biologiques et puis enfin, paradigme de toutes les armes, de la bombe atomique, arme apocalyptique, développée à outrance, ajoutée à des missiles, équipant des bombardiers furtifs, des sous-marins eux-mêmes à propulsion nucléaire. Notre cerveau a-t-il pendant ces 500 dernières années évolué de la même manière ? Clairement, non. Nous pensons toujours comme les chasseurs-cueilleurs du néolithique. Seules nos connaissances ont été augmentées. Mais notre raisonnement est le même. Nous ne nous rendons pas compte que nous sommes devenus fous et que ces armes vont un jour ou l’autre nous anéantir. Car il suffit d’appuyer sur un bouton pour déclencher le désastre absolu. Voilà notre progrès ….
Pourtant l’éducation s’est développée et diffusée, la médecine a fait des pas de géant, notre hygiène est bien meilleure, nous sommes grâce à l’information diffusée de plus en plus conscient des enjeux. Pourtant rien ne bouge ou presque. Nous continuons tout comme d’habitude. Est-ce un manque de courage ? Ou bien pensons-nous qu’à notre niveau individuel, nous n’y pouvons rien.
Nos moyens de communication sont de plus en plus nombreux, puissants et complexes. De l’oral, nous sommes passés à l’oral plus l’écrit, puis l’oral plus l’écrit plus l’enregistrement, puis s’est rajoutée la radiodiffusion, puis l’image enregistrée, puis l’image vidéo. Puis tout s’est regroupé dans le numérique qui est la synthèse des mediums. D’une communication simple et directe, nous sommes donc progressivement passés à une communication complexe et indirecte, où chacun s’enferme dans son propre monde, crée son propre monde. Un monde avec un afflux toujours plus grand d’informations diverses, sans classement, sans priorité, un mélange chaotique, un afflux toujours plus grand qui nous écrase et nous donne le vertige. Finalement, au lieu d’aller vers l’information, l’information vient continuellement à nous, une information qui n’est pas choisie mais qui nous parvient déjà toute préparée, mâchée et digérée. Ce flux d’infos continuel, ininterrompu, sans lien et sans but ne nous permet plus de comprendre notre monde. Il en est devenu une parodie grotesque. Comme un numéro de cirque absurde où un clown dirait tout et n’importe quoi, sans queue ni tête, sans début ni fin.
Nos modes de vie ont également beaucoup changé. D’une vie où les hommes étaient proches de la nature, des animaux dont ils se nourrissaient, l’humanité est rapidement passé à un mode de vie urbain, déconnectée de son environnement naturel, vivant dans un milieu totalement artificiel mais croyant vivre de manière naturelle, créant des parcs où la nature est propre, soignée et bien domestiquée, à notre service. Nous en étions même arrivé à croire que l’environnement était maîtrisé, que nous maîtrisions tous les risques et que les récoltes dans les champs seraient de fait assurées tous les ans, oubliant les incendies, la grêle, les chaleurs extrêmes, les coups de vent dévastateurs, les épidémies dues à des parasites, ….Nous redécouvrons que la nature est capricieuse, qu’elle a sa propre volonté, que nous ne maîtrisons pas grand-chose au final, que nous devons faire avec elle. Soudain rien n’est plus très sûr. Certains se disent qu’il vaut mieux faire des provisions. Une épidémie et soudain tout s’arrête et nous voilà bloqués dans nos petits appartements. Beaucoup se rendent compte de la fragilité du monde, de son incertitude, de son imprédictibilité. D’un monde où nous pouvions être en sécurité, nous voilà entrés dans un monde incertain et trouble. Toutes les prévisions s’écroulent. Nos grands penseurs qui voyaient déjà le monde achevé nous prédisent désormais les pires tragédies. Ils ne sont pas à une tartufferie près.
Les hommes en s’éloignant de la nature et de leur nature, en vivant dans des milieux de plus en plus artificiels, ont perdu leur repère. Ils ne voient plus des arbres vivants mais uniquement des matériaux froids et sans vie, des pierres, du métal, du verre. Ils vivent comme dans des tombeaux. Au milieu de gaz puants et de nuages de polluants, ils ne voient plus les étoiles, ni la lune. Ils vivent coupés du monde et le regardent et l’observent via des écrans. Ils ne se parlent plus, ils communiquent. Ils n’échangent plus, ils s’exposent et s’exhibent. Nous avons plus de moyens de communication, de plus en plus perfectionné, mais la communication en elle-même est de plus en plus pauvre, réduite à des échanges à la teneur faible et limitée, à des jugements primaires type ‘Like’ ou ‘J’aime’, sans argumentaires, sans profondeur, des choses futiles.
Et pourtant, l’internet permet de diffuser un nombre incroyable de connaissances, elle est la bibliothèque universelle et infinie rêvée par Borges, lui-même inspiré par l’allemand Karl Lasswitz. Il est possible en restant chez soi d’avoir accès à des informations et à des données pour lesquelles des jours entiers de recherche auraient auparavant été nécessaires. Elle permet de mettre en relation des connaissances très éparses et éloignées les unes des autres. C’est l’imprimerie à la puissance mille. Et le système d’hypertexte permet de se déplacer facilement d’un élément à l’autre et parfois aussi de s’égarer. Mais la découverte naît aussi de l’égarement, du chemin dans lequel nous n’aurions pas dû nous engager. Il est donc bénéfique parfois de se perdre.
Il faudrait peut-être redécouvrir certains savoirs qui pourrait d’ailleurs être enseigné à l’école, des savoirs concernant l’alimentation, comment bien se nourrir, savoir cuisiner, apprendre à cultiver des plantes, connaître leur pouvoir nutritif et médicinal, savoir s’orienter avec les étoiles, connaître la faune sauvage de nos campagnes, leurs moeurs, savoir comment s’élèvent des animaux, découvrir les méthodes d’élevage et d’agriculture. Pouvoir fabriquer des vêtements, des objets usuels. Notre apprentissage est trop basé sur l’aspect théorique et pas assez axé sur la vie concrète. Nous ne maîtrisons plus nos manières de vivre, nous sommes devenus trop dépendants des objets qui nous entourent, nous n’avons plus de maîtrise sur eux.
Finalement, quelle est la finalité de toute cette technique qui a envahi nos vies : principalement nous faire gagner du temps. Aller plus vite, travailler plus vite, s’informer plus vite, communiquer plus vite. On tend vers l’instantanéité. Tout ce qui dure trop longtemps est soudain perçu comme dérangeant, comme ennuyeux. Il faut faire plus de choses, il faut voir plus de choses, aller toujours plus vite dans tout. Or, notre cerveau n’a pas évolué à la même vitesse, il sature devant toutes ces données. Au contraire de se remplir de savoirs, il se fragmente en de multiples pièces sans lien les unes avec les autres, formant non pas un kaléidoscope mais plutôt un puzzle de pièces qui ne s’emboîteraient pas l’une dans l’autre. Est-ce quelque chose que nous avons décidé ? Ou cela nous a t-il été peu à peu imposé via un schéma auquel il est difficile d’échapper ? C’est notre époque, obnubilée par la rentabilité du capital qui nous pousse ainsi vers une technologie toujours plus marquée par l’idéologie d’un temps maîtrisé, devant être absolument maîtrisé. Cette idéologie est tellement imprégnée dans notre quotidien que nous ne la percevons plus. Ce n’est pas le temps ou la vie liquide imaginée par Zygmunt Bauman, c’est plutôt le temps contracté, réduit, limité dans lequel nous devons accomplir des tâches de plus en plus rapidement, souvent sans lien entre elles. Des tâches qui, si elles durent, nous exacerbent car nous avons intégré intérieurement, dans notre conscience, que chaque chose devait aller vite. Nous voulons vite apprendre, vite voyager, vite découvrir, vite manger, vite exister.
La lenteur est devenue synonyme de ringard, de perte, d’inexistence, … Elle nous exaspère, nous avons l’impression alors de perdre notre vie, qu’elle s’écoule sans que nous la maîtrisions. Le temps rapide nous donne l’impression de maîtriser ce qui nous entoure, de diriger nos vies, nous nous sentons vivre grâce à la vitesse et au changement qu’il implique. Car ce désir de changement est une conséquence sournoise de notre intolérance à la lenteur. Nous souhaitons expérimenter plus, vivre plus, exister plus et donc changer d’environnement, d’objets, de loisirs, de personnes. Tout est devenu jetable car jeter c’est changer et changer est une forme d’adaptation de nos vies à cette notion de temps rapide. L’hyperconsommation des vêtements, des objets, des technologies, de la mode, du style, de l’information est une conséquence de cette volonté de vivre plus vite. Rester dix minutes sans rien faire est devenu compliqué, nous sommes dans l’hyper-action. Même quand nous ne faisons rien, nous nous projetons dans l’action, dans ce que nous allons faire ou pourrions faire. Il faut faire toujours plus. Même le temps des vacances est devenu un temps d’activité ou chaque journée doit être remplie par un déplacement, une visite, une rencontre, un lieu, une histoire. Chaque moment doit être rentabilisé et plus les vacances sont courtes, plus cette notion est forte. Il nous est presque devenu impossible de ne rien faire du tout.
Il va nous falloir apprendre à nous arrêter, à réfléchir, à nous interroger, à comprendre. L’imagination est notre meilleure alliée. C’est sur elle que nous devons nous appuyer. Le premier homme a été celui qui a imaginé une autre manière d’être et d’exister. Il s’est extrait de son animalité. Il a su se réinventer et le faire partager à ceux qui l’entouraient.
Il nous faut nous aussi atteindre un nouveau stade de notre histoire.
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