Vers un vote obligatoire ?
Peut-on être le citoyen d’une République et ne pas se déplacer lors des scrutins ?
A l’heure où le taux d’abstention crève tous les plafonds, un bref rappel des faits en quelques chiffres. En septembre 2000, le référendum qui interrogeait les français sur l’adoption d’un quinquennat présidentiel atteignait un taux record d’abstention : 69,8% des électeurs ne s’étaient pas déplacés. Elections européennes de 2004 : taux d’abstention de 57,2%. Et la liste continue : 40% pour les législatives 2007, 30,6% pour le traité constitutionnel européen, 34% pour les municipales 2008. Mais il faut bien une exception qui confirme la règle. Lors des présidentielles de 2007 qui avaient vues la victoire de Nicolas Sarkozy, le taux d’abstention avait été mesuré à seulement… 16% des inscrits. On peut donc en déduire que les français, lorsqu’ils se sentent impliqués, sont en mesure de se déplacer : ce n’est donc pas une question de handicap physique qui empêcherait les inscrits de sortir de chez eux, ou de rétention par la police de la morale ; ou de crise sanitaire majeure déclenchant une vague d’allergie chronique chaque dimanche d’élection, ou encore d’une mauvaise signalisation des bureaux de votes. Nous sommes donc rassurés : les français savent voter.
Mais pourquoi ne se déplacent-ils que lorsqu’il s’agit de désigner le nouveau président de la République ? Vague résurgence d’un esprit monarchiste qui incite les sujets à choisir leur nouveau roi, peut-être, mais sans doute plutôt une véritable envie de s’impliquer dans la politique directe : celle qui influence directement les orientations d’un pays pour les cinq années à venir. Les français, quand il ne fait pas trop beau dehors et que le lundi n’est pas férié, trouvent le chemin des urnes. Ils connaissent le chemin.
En France, le vote n’est pas une obligation. Il est un devoir de citoyen, une sorte de sollicitation morale de participation à la vie du pays. Toute l’idéologie du vote est induite dans son expression propre : le « droit de vote ». Nous avons le droit de voter, en ce sens que nous avons le droit de sortir de chez nous, de nous inscrire sur les listes et d’aller déposer le papier sacré dans l’urne transparente. Nous avons le droit de refuser en soupirant lorsque le préposé à la manette nous demande si nous souhaitons aider pour le dépouillement des bulletins le soir venu, et nous avons le droit de prétexter une voiture mal garée ou une grand-mère malade pour échapper à la corvée (si, si, nous l’avons tous fait au moins une fois). Nous avons le droit de voter. Nous avons donc, a contrario, le droit de ne pas le faire. Nous ne sommes pas contraints. Expression d’une liberté ultime, celle de choisir de ne pas s’impliquer, d’être simple spectateur ? Ou faiblesse d’une démocratie en perte de vitesse dirigée par des politiciens de métier, effrayés à l’idée de provoquer la colère des électeurs en instituant des obligations morales, voire légales ?
Car si en France le vote est un droit, il est obligatoire dans certains états.
En Belgique, le vote est obligatoire depuis 1894. A l’origine de cette disposition, un constat simple : les patrons pouvaient contraindre leurs employés à travailler les jours de scrutin, et donc créer un rapport de force inégal lors des élections. Une victoire pour la lutte des classes ! Le gouvernement proposa donc le vote obligatoire pour tous les citoyens belges. Ainsi, l’article 62 de la constitution belge indique : « Le vote est obligatoire et secret ». Simple, sobre, discret et efficace. Les amendes en cas de défection s’élèvent à environ 40 euros. Récidivez, et l’addition grimpe à 125 euros. Et si, dans le pire des cas, vous vous abstenez de voter quatre fois en quinze ans, vous êtes rayé des listes électorales pour dix ans. Inutile de préciser que lorsque vous travaillez de près ou de loin pour un service public, vous pouvez clairement oublier toute velléité de promotion pendant ces dix années en question.
Alors, la Belgique, pays autocratique ? Le problème, c’est que la Belgique n’est pas un cas isolé. Le Brésil dispose de lois à peu près similaires, tout comme la Grèce, la Bolivie, l’Australie et le Luxembourg. Le montant des amendes varie d’un état à l’autre, ainsi que les sanctions administratives et fiscales. Le Luxembourg offre presque un cas d’école. Toute personne ayant atteint l’âge de 18 ans est inscrit d’office sur les listes électorales. Seuls les citoyens âgés de plus de 70 ans sont dispensés de justificatifs s’ils veulent voter par correspondance. Toutes les personnes inscrites sur les listes sont tenues de voter d’une manière ou d’une autre, procuration ou pas. L’amende en cas de non-présentation au bureau de vote s’élève à 250 euros pour une première absence non-justifiée, jusqu’à 1000 euros en cas de récidive dans les cinq années suivantes. L’Italie, quant à elle, a aboli l’obligation de vote en 1993. Le vote reste néanmoins très ancré dans les mentalités, même si le taux d’abstention a régulièrement augmenté depuis. Les italiens le considèrent encore comme une obligation civile et éthique. Quant à l’Australie, elle a divisé son taux d’abstention par cinq depuis 1923, grâce à des mesures incitatives et répressives.
Le vote obligatoire est presque une philosophie, celle de la « fonction électorale » : selon cette idée, le droit de vote n’est pas seulement un droit, possiblement non exerçable, mais une véritable responsabilité que la nation confie au citoyen. En ce sens, cette mesure a une dimension positive, voire carrément optimiste. Car nous avons tous assisté à ces discussions. Elles ont lieu au café, en salle de pause, à l’arrêt du bus. « Tous pourris, tous corrompus » semble être devenu le nouveau jeu à la mode : une véritable défection pour la politique dans le cœur des citoyens français ? Ou plus simplement une volonté de ne pas s’impliquer dans un processus électoral. Car en rejetant la faute sur ceux qui ont fait l’effort d’aller voter, on se dédouane de sa responsabilité première, celle de ne pas avoir été voter pour exprimer une voix différente. J’ai plusieurs fois été confronté à des gens qui dénigraient la politique du gouvernement actuel. Je n’aurais pas pu les contredire puisque j’étais fermement opposé à Nicolas Sarkozy à l’époque, et que je le suis toujours. Et bien parmi ces personnes fatigués, harassées par la politique actuelle qu’ils estimaient liberticide, vouée à éreinter les couches populaires, certains n’avaient même pas voté. Je ne parle même pas de ceux qui avaient voté Sarkozy à l’époque et qui ont voté à gauche aux dernières régionales, perpétuant la non moins traditionnelle alternance stérile qui pousse les français à passer systématiquement d’un côté à l’autre, et qui pourrait faire l’objet d’un autre article. Comment peut-on prétendre à critiquer la politique si l’on n’exprime pas son avis ? Comment peut-on seulement parler de politique ?
Evidemment, il y a un hic : sinon, les choses seraient trop faciles. En France, le vote dit blanc n’est plus comptabilisé dans les décomptes. C’est une chose très grave, puisqu’elle prive les citoyens qui ont envie d’exprimer leur mécontentement de le faire. En Islande et en Suède, ce vote de contestation est pris en compte, ainsi qu’en Uruguay et en Colombie. Cela est donc possible. Mieux que n’importe quel sondage, le comptage des votes blancs est un baromètre très précis du taux de mécontentement d’une population. Il permet d’identifier la proportion de citoyens ne se retrouvant pas dans les propositions des partis, et indique une direction à suivre. C’est une piste qu’il ne faut pas négliger. En janvier 2003, l’Assemblée nationale française avait adopté en première lecture un texte visant à reconnaître le vote blanc aux élections. Mais ce texte n’avait pas été examiné par le Sénat en seconde lecture, ce qui l’avait conduit directement aux oubliettes. La prise en compte du vote blanc ne constituerait pas forcément une panacée, mais elle serait une réponse à une partie de la désaffection des inscrits. Quant à l’autre partie, celle qui ne vote pas par manque d’intérêt, par fainéantise ou même par bête opposition à un système auquel elle appartient pourtant, les marges de solutions sont plus étroites.
L’institution du vote obligatoire nécessiterait une véritable révolution dans les mentalités. Peut-on réellement parler de démocratie participative lorsque la moitié d’un peuple ne se déplace même pas pour s’exprimer ? Si l’on ajoute à cette moitié les personnes qui ne sont pas en âge de voter, et le pourcentage d’étrangers résidant en France (et qui ont pourtant tout à dire à propos de la politique intérieure, la subissant chaque jour), on atteindrait, si on faisait l’effort d’imagination de le comptabiliser, des chiffres de non-votants, et donc de non-représentés, astronomiques. Evidemment, l’institution du vote obligatoire exigerait la condition sine qua none de la reconnaissance du vote blanc. On pourrait même, dans le cas d’un certain taux de suffrages blancs, imaginer des mesures restrictives ou contraignantes pour l’administration en place. Nous souffrons d’un manque d’investissement dans la sphère publique. Nous souffrons d’individualisme chronique. Et par-dessus tout, nous souffrons de nos propres contradictions.
Bien sûr, il est hors de question de penser que cette solution contraignante est la seule qui permette de remettre sur les rails le train de la démocratie participative. Mais quitte à peut-être les contraindre, il faut ré-intéresser les français à la politique. Sans quoi la démocratie est une voie d’impasse vouée à l’essoufflement puis, in fine, à la disparition.
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