Zones blanches
De l’intérêt de se promener dans des expos photos avec une bande de jeunes, comme de nourrir une mise en abîme des états du logement sur ces 60 dernières années.

J’avais envie d’être en bonne compagnie, cette année, pour visiter l’Été photographique de Lectoure, partager l’émotion d’une photo évocatrice et profiter de la vue fabuleuse qui se déroule sur les pentes fortifiées de la magnifique cité gasconne. C’est juste au bout d’un moment que j’ai compris qu’il était possible que les autres me voient comme une vieille. Quand j’avais leur âge, les gens qui gravitaient autour de la quarantaine me semblaient terriblement lointains, différents et vieux. Je ne vois pas de raisons particulières qu’il n’en soit pas ainsi pour eux. Encore qu’il y a un bond générationnel gigantesque entre leur monde et le mien. À leur âge, je faisais tellement plus gamine pas finie, étudiante perpétuelle, alors qu’ils ont déjà le mode de vie et les préoccupations de mon âge actuel, à l’exception notable des mouflets et des douleurs lombaires. Du coup, maintenant que je suis passée de l’autre côté du temps, je ne les trouve pas si jeunes, si différents de moi et je n’ai pas ressenti le même fossé que celui qui me séparait, en mon temps, des quadras.
Histoires de logements
Étrangement, je me rends compte que la photo d’art n’est pas vraiment mon truc et j’accroche définitivement sur l’expo Henry Salesse, fonctionnaire à l’urbanisme et qui, au début des années 50, documente une étude de l’habitat défectueux. De nos jours, on parle plutôt d’habitat indigne, mais l’idée est la même : raconter le mal-logement, le mal chronique de notre civilisation, même si les critères d’exclusion et de confort évoluent avec le temps.Plongée ethnographique dans les quartiers populaires de Rouen, clichés sans apprêt qui raconte la pauvreté et la précarité de l’existence dans des logements exigus et insalubres, une gifle, une mise en perspective de la révolution urbanistique des HLM qui a suivi, avec l’arrivée de l’espace, de la lumière, du confort, de l’hygiène, de la chaleur, de l’intimité dans la vie des classes laborieuses. À tel point qu’on se dit que de meilleurs logements ont dû aussi bien contribuer à l’amélioration générale de l’espérance de vie des gens.
En écho à ce remarquable travail sociologique, Hortense Soichet dresse le portrait de l’habitat à la Goutte d’Or depuis le début du siècle. Adresse, surface, nombre de pièces, nombre d’habitants : les photos, légendées par leurs habitants, racontent l’état immobilier d’un quartier populaire en pleine reconstruction. Chaque logement témoigne des contraintes économiques qui pèsent sur ses occupants en matière d’espace, de décoration et d’agencement. Le regard s’amuse des fautes de goût et des accumulations hasardeuses, mais c’est une histoire moderne du logement qui nous est livrée sans pudeur. L’histoire de la perte de l’espace et du terrain pour les classes populaires, toujours chassées plus loin des zones d’habitation améliorées. Va et vient de l’histoire qui nous entraîne actuellement dans son ressac.
Préoccupations immobilières, aussi, pour mes jeunes actifs bien insérés. De la nécessité de trouver une belle maison dans les vertes collines du Gers :
- L’autre jour, on visite une très chouette maison plutôt bien placée, vraiment bien. Là, on demande au vendeur : alors, on a quoi comme débit, ici ? Là, le gars répond qu’il y a juste un peu d’Internet au village, mais pas ici. On lui a juste dit au revoir.
Dans le coin, les gens apprécient les belles maisons, vastes, lumineuses, bien orientées vers le sud, avec vue sur les Pyrénées. Mais voilà, ici, les réseaux, c’est de la dentelle, avec des zones d’exclusion qui balafrent des villages en leur centre, sans aucun espoir d’amélioration un jour. Donc, plus personne ne veut des résidences, même sublimes, bien placées et bradées, si on ne peut y avoir Internet qu’avec des pots de yaourt.
Jusqu’à présent, les élus chouinaient un peu, puis laissaient tomber ou signaient des accords léonins avec des boîtes privées monopolistiques qui proposaient des solutions internet usines à gaz, à prix prohibitifs pour des débits de poussins. Et voilà. Sauf que depuis quelque temps, je me rends compte que les candidats à la location comme les aspirants propriétaires placent le débit Internet en tête de leurs préoccupations. Certains ont déjà revendu comme ils ont pu leur maison avec piscine pour racheter moins bien, mais plus près de la plaque. Celle de France Télécom. Parce que les péris-urbains veulent strictement la même chose que les gars de centre-ville : de l’Internet qui déboîte, en triple play de préférence et surtout, ils ne veulent plus sponsoriser à fonds perdu le déploiement des fibres optiques urbaines au prix de leur exclusion numérique.
Du coup, les maisons en zones blanches, vues d’ici, elles sont sur le point de ne valoir que le prix de leurs matériaux... et encore ! Je me dis que, tôt ou tard, il y aura bien des élus locaux qui se rendront compte que leur propre parc immobilier ne vaut plus rien à cause de la fracture numérique et que si tu veux attirer des entreprises, des salariés, ou même juste garder tes habitants, il va falloir s’occuper de raccorder correctement tous les trous-du-cul du monde au grand village planétaire, sous peine de devenir directement des bleds fantômes.
Tout en quittant ma charmante petite bande de jeunes à la fin d’une journée bien remplie, je me dis que cette grande reconstruction technologique de l’éternel Monopoly de l’habitat est pour maintenant et n’attendra pas un quelconque Grenelle du logement qui tarde pourtant bien à venir au centre des préoccupations de nos élus.
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