2008 comme 1929 ?
En y regardant de plus près, la grande dépression de 1929 avait été précédée de signaux avant-coureurs car certains secteurs de l’économie américaine comme l’agriculture subissaient un ralentissement brutal depuis déjà plusieurs années et l’économie mondiale était elle-même à la croisée des chemins. Pourtant, l’effondrement boursier suivi par la longue récession que l’on connaît ont succédé à une période d’euphorie - totalement injustifiée a posteriori - ayant marqué les années 20.
De fait, c’est ce contraste saisissant imbriqué dans notre mémoire collective entre l’optimisme échevelé des années 20 et le retour à une réalité sombre lors de la décennie suivante qui sème l’effroi et nous fait redouter que chaque crise financière et économique que traverse notre monde capitaliste ne soit un nouveau 1929...
Notre stabilité et prospérité économique sont-elles solides et réelles ou ne sont-elles que faux-semblant et apparences ? Quel est le prix à payer, quelle est la face sombre de notre monde de consommation ? Après tout, notre prospérité n’est-elle pas une illusion ? Cette hantise, ces questionnements obsédants redeviennent d’actualité et le retour à un cauchemar du type 1929 est de plus en plus évoqué depuis quelques semaines. Ainsi, dernier en date, l’éminent et sympathique George Soros a-t-il tout récemment prédit que la crise actuelle serait "la pire que l’on n’ait jamais connu depuis 1930"...
Que l’économie américaine ait à traverser quelques trimestres de récession est en soi une question peu intéressante tant il est manifeste que la croissance relativement robuste de ces six dernières années s’est évaporée. Le questionnement fondamental devrait plutôt être : l’économie américaine subit-elle un ralentissement conjoncturel - par définition passager - comme en 1991 ou comme en 2001 ou est-elle entrée dans un cycle d’une tout autre nature et qui pourrait durer des décennies ? La période de prospérité qui dure depuis un quart de siècle et qui a démarré en 1982 touche-t-elle à sa fin ?
Les Etats-Unis ont connu trois grandes phases économiques depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La première, de 1948 à 1968, a connu une croissance économique fabuleuse accompagnée de transformations sociales et d’une élévation du niveau de vie. La seconde période, de 1968 à 1982, a été témoin d’un ralentissement significatif de la croissance, de l’émergence du chômage couplés à des taux d’intérêts et à des prix de matériaux et de denrées élevés. Quant à la troisième, ayant démarré en 1982, elle a connu une accélération de la croissance stimulée par des facteurs aussi divers que la révolution technologique, les prix bas des matériaux ainsi que le faible coût de l’argent. La première période a duré vingt ans, la seconde quatorze ans et la troisième vingt-six ans sachant qu’aucune d’entre elles n’a été homogène dans le sens où chacune a connu des contretemps plus ou moins courts de récession ou de prospérité.
Cependant, et à présent que ces phases ont été identifiées, peut-on dire que l’économie américaine se trouve depuis 1948 dans une seule et même ère au sein de laquelle la période comprise entre 1968 et 1982 constituerait une pause dans un grand cycle d’expansion multi-générationnel ? L’alternative étant que les trois périodes citées plus haut seraient chacune une ère à part entière auquel cas une ère de stagnation économique (1968-1982) aurait succédé et précédé une ère d’expansion. L’intérêt de répondre à cette question est que, si 1968-1982 n’aura été qu’une pause dans un grand cycle expansionniste, la longueur de notre période de prospérité et de stabilité actuelles, vingt-six ans depuis 1982, est compréhensible au regard de la longueur de cette phase de « respiration » de quatorze ans entre 1968 et 1982. Toutefois, si chaque période est à considérer comme une ère à part entière, la situation devrait être inquiétante car une nouvelle ère de bouleversements majeurs serait imminente après vingt-six ans d’expansion économique quasi ininterrompue ! Autrement dit, le monde dans lequel nous vivrons demain sera radicalement différent si les Etats-Unis - et le reste du monde avec eux - évoluent dans un grand cycle économique ascendant à long terme ponctué de phases transitoires de consolidation ou si une toute nouvelle ère est sur le point de s’ouvrir...
Il n’est possible de répondre à cette question qu’en analysant les raisons de l’expansion ayant eu lieu entre 1948 et 1968. En fait, les Etats-Unis ont bénéficié d’un élan gigantesque de croissance depuis 1880 du fait d’un afflux tout à la fois de main-d’œuvre et d’investissements étrangers, croissance parachevée par une appréciation constante du prix de la terre. Un tel contexte réunissant tous les atouts favorisait d’autant plus les productions industrielle et agricole que la mise en place de l’étalon or, contemporaine de cette période, contribuait à accélérer encore plus cette expansion en stimulant l’investissement domestique tout en limitant la consommation. Cette configuration fut provisoirement mise entre parenthèses après 1929 car à l’époque consommation et crédit anémiques ne parvenaient plus à contrebalancer une production excédentaire, aboutissant ainsi à une paralysie économique. C’est le Seconde Guerre mondiale - et non le New Deal - qui autorisa la relance en trouvant des débouchés toujours plus nombreux aux productions industrielle et agricole tout en contraignant à l’épargne des citoyens américains peu enclins à des grosses fantaisies à cause de la guerre... En même temps, l’éducation ouverte à tous et l’amélioration de la formation permirent à tous les fils des nombreux immigrés de contribuer généreusement à améliorer qualitativement et quantitativement la productivité. Enfin, l’extension du réseau routier à travers le pays inaugura un boom immobilier qui devait dérouler ses effets bénéfiques durant des décennies tout en favorisant les échanges et en réduisant les coûts des transports. Ainsi, il devenait facile de travailler à une certaine distance de son lieu de domicile, ce qui permettait du même coup de donner un coup d’accélérateur à l’industrie automobile car les familles devaient dès lors disposer d’au moins deux véhicules... A l’inverse de l’expansion de 1880 qui avait été tributaire de la main-d’œuvre et des investissements étrangers, la période florissante comprise entre 1948 et 1968 était exclusivement redevable à des dispositifs intérieurs. De plus, cette même période se caractérisait par une discipline budgétaire et par un effort constant d’amélioration des infrastructures manufacturières et industrielles.
C’est vers la fin des années 60 et au début de la décennie suivante que l’explosion de la consommation et les taux d’intérêts bas détournèrent les Américains de l’investissement domestique, entraînant à terme une perte de compétitivité du fait d’outils de production vieillots. Toutefois, comme cet appétit de consommation nécessitait toujours plus d’argent, les taux d’intérêts réagirent logiquement à la hausse et, comme les infrastructures industrielles peu efficientes ne pouvaient plus satisfaire l’ensemble de la demande, l’inflation fit des siennes ! De surcroît, un afflux massif de nouveaux consommateurs issus du baby-boom aggravait encore la situation inflationniste par le biais d’un recours toujours plus accru au crédit. Ainsi, la crise des années 70 et 80 s’est-elle paradoxalement caractérisée par la coexistence de l’inflation et du chômage accompagnés de taux d’intérêts élevés...
Ce sont les faillites spectaculaires et la vague de restructurations et d’assainissements qui permirent l’éclosion de la troisième période. De plus, les baisses très substantielles d’impôts décidées par Reagan autorisèrent les excédents en capitaux à s’investir dans la modernisation des industries tout en encourageant les créations d’entreprises. Ainsi, des entreprises comme Microsoft, Apple et Dell doivent en partie leur existence à la politique de favorisation de l’entreprenariat de l’administration Reagan. Pourtant, comme on le constate, il a fallu une génération entière pour surmonter la sur-consommation et le sous-investissement. Doit-on en conclure par là que les déséquilibres accumulés ces vingt-cinq dernières années nécessiteront une solution aussi radicale ou ces déséquilibres pourront-ils être surmontés grâce à une simple récession ? En d’autres termes, l’équation à résoudre est la suivante : la première période (1948-1968) s’était essoufflée par les faiblesses structurelles qu’elle traînait avec elle depuis la Grande Dépression et avait donc dû s’interrompre pour procéder aux nécessaires assainissements. Cependant, ces remises en question de la seconde période (1968-1982) ont-elles été suffisamment en profondeur pour permettre à la troisième de dérouler ses effets moyennant une récession ordinaire en 2008 à l’instar des crisettes de 1991 et de 2001 ?
Certains indicateurs, comme la hausse des prix des matériaux et des denrées vers des niveaux plus vus depuis les années 70 et comme l’ampleur des déficits américains vis-à-vis du reste du monde sont hautement troublants. Par ailleurs, le dollar extrêmement fragilisé démontre qu’une partie relativement cachée, mais tout aussi dangereuse pour les Etats-Unis se joue ! Néanmoins, il est aussi des points qui inspirent un certain optimisme : ainsi, l’inflation reste jugulée en dépit d’une flambée généralisée des prix, les taux d’intérêts sont bas et le déficit budgétaire américain de 2007 qui est de 2,5 % du PIB n’est pas plus élevé que pendant les années Reagan... La situation semble nettement moins catastrophique que durant la présidence Nixon qui avait dû en 1970 imposer le contrôle des prix et des salaires car le phénomène le plus remarquable est la capacité de l’économie américaine à maîtriser l’inflation malgré des prix énergétiques records. De fait, la consommation américaine de pétrole n’est pas beaucoup plus élevée que pendant les années 70 car tout d’abord l’économie américaine est plus efficiente, mais surtout du fait de sa désindustrialisation ! Effectivement, les Etats-Unis ont réussi à se blinder contre la spirale inflationniste de l’augmentation des prix des denrées et de l’énergie en basant progressivement leur économie sur une assise privilégiant la technologie et les services au détriment de l’industrie. En effet, l’économie américaine est menée par le secteur des services dont la productivité ne cesse de croître grâce aux progrès technologiques.
C’est de ce secteur que pourrait venir le salut car, pour peu que le chômage ne se dégrade pas et que l’inflation reste contenue, c’est l’ensemble de la richesse du pays qui s’en trouvera favorablement affectée. Ainsi, les gains de productivité ne sont toujours pas - encore - affectés par les immenses déséquilibres car la transformation forcée des années 1968 à 1982 continue de dérouler ses effets bénéfiques... Comme la richesse du pays semble continuer à s’accroître en même temps que la productivité du secteur des services, il semblerait bien que la crise financière actuelle, qui certes nécessitera des ajustements et des saignées considérables pouvant aboutir à une récession, ne provoquera tous comptes faits pas l’interruption du cycle expansionniste démarré en 1982 !
En fait, c’est peut-être à cette hantise du remake d’une crise similaire à 1929 que l’on devra de ne subir qu’une récession "ordinaire" en 2008 car ces craintes font également appel à nos capacités d’adaptation et de survie... Il semblerait bien que notre monde soit toujours sur la lancée d’une ère ayant démarré en 1948 et, de ce fait, peut-on assumer - et espérer - que la crise financière actuelle ne soit qu’un trou d’air cyclique dans une grande phase ascendante. Les chiffres des gains de productivité nous le confirment : 2008 sera comme 1991 ou comme 2001, mais pas comme 1929.
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