A la recherche d’Utopia
La crise boursière a révélé un profond manque de confiance de nos sociétés en l’avenir, en tant que l’avenir dépendrait uniquement de la bonne santé du système économique. Etait-ce prévisible ? Sans doute car nos sociétés occidentales ont tout simplement oublié de se penser et de se réfléchir, trop absorbées qu’elles sont depuis des décennies à produire et échanger des biens de consommation toujours plus éphémères. Peut-être le temps est-il venu de construire de nouvelles utopies.
« De la cage où nous sommes enfermés, personne n’a la clé. Ce que nous connaissons n’est pas un cycle comme les autres avec, au bout du tunnel, le retour à la normale. La récession est une fracture. La montée de nouveaux producteurs (Chine, Asie) et la diffusion de la microélectronique sonnent le glas de la vieille hégémonie, celle des économies occidentales et de leur valeur centrale, le travail. Quand elle arrive enfin, la reprise se fait sans création d’emplois, comme aux Etats-Unis. Ailleurs, on met fin à l’emploi à vie (Japon) ou on accepte de nouvelles vagues de licenciements (Allemagne ou France) Impossible, devant l’ampleur des dégâts (déchirure du tissu social, montée des nationalismes et du racisme, repli sur soi) de jeter le même regard sur l’Etat providence, sur le progrès ou sur le travail. »
C’est par ce constat que l’éditorialiste Jean-Gabriel Fredet introduisait en 1994 un article du Nouvel Observateur1, article qui brossait dans les tons contrastés de la nostalgie et de l’espoir un état des idées fortes qui pourraient participer à la genèse d’une utopie, c’est-à-dire d’un projet de société idéale. Ainsi, dans un contexte postindustriel ou la technique et l’économie ne savent plus générer d’espoir, Jean-Gabriel Fredet invite à aller chercher ailleurs les grands projets qui, pour reprendre son expression, « font poindre un peu de lumière à l’horizon d’une crise sans fin. »
Que s’est-il passé depuis l’édition de cet article ? L’humanité a continué à s’enfoncer toujours plus avant sur le chemin du PLUS : PLUS d’information, PLUS de production, PLUS de consommation, PLUS de délocalisation… Mais faire PLUS de ce qui ne marche plus n’aboutit qu’à faire en sorte que ça marche encore MOINS ! Nos sociétés occidentales ont tout simplement oublié de se penser et de se réfléchir, trop absorbées qu’elles sont depuis des décennies à produire et échanger des biens de consommation toujours plus éphémères. Car pour accroître sa richesse, il faut produire PLUS et moins cher avec pour seul mot d’ordre la compétitivité. Et c’est au nom de cette compétitivité que produire PLUS implique paradoxalement que l’on travaille MOINS. Mais l’équation n’est ici pas équilibrée, car les travailleurs sont aussi des consommateurs qui tirent leurs revenus -c’est-à-dire leur pouvoir de consommation- de leur travail, et l’on constate aujourd’hui les limites de ce système dans un marché mondial en saturation.
Ce qui est préoccupant dans l’actuelle crise boursière, ce n’est pas tant l’ébranlement conjoncturel des marchés financiers. Ce qui doit réellement inquiéter, c’est que cette crise a révélé un profond manque de confiance de nos sociétés en l’avenir, en tant que l’avenir dépendrait uniquement de la bonne santé du système économique. C’est tellement vrai que la solution proposée par les gouvernements des pays industrialisés est « d’acheter » de la confiance en injectant des milliards dans le système bancaire… A-t-on seulement compris qu’en cette période d’incertitude, ce n’est pas la perte du superflu qui inquiète les hommes mais la conservation de ce qui fonde leur identité sociale : le travail.
Tel un jeune coucou, la doctrine économique a enflé démesurément, poussant hors du nid la réflexion politique et les principes éthiques qui fondent toute communauté. Ainsi le travail s’est-il métamorphosé sans avoir été consciemment et volontairement repensé dans un projet global de société. Le développement du numérique, le tarissement des richesses minières et pétrolières, l’augmentation de la population mondiale et l’allongement de la durée de vie étaient pourtant des paramètres évidents à prendre en compte pour réformer et refonder le travail. La civilisation des loisirs, sorte de Paradis sur terre que nous promettait le progrès technologique, a laissé place à la crise économique, la crise de l’emploi, et donc à une crise identitaire généralisée.
Car si le travail est une valeur centrale des sociétés modernes, c’est qu’il reste encore aujourd’hui le vecteur essentiel de l’intégration sociale. Dans La condition de l’homme moderne2, Hannah Arendt, prédisait fort justement : « C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail et cette société ne sait rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté [...] Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. » L’homme a divorcé d’avec le travail, ou plutôt ce dernier lui a-t-il échappé. Faudra-t-il attendre l’ultime déclin de la rationalité économique pour espérer les réconcilier ? Dans l’intervalle, ce divorce consommé de l’homme et du travail aura participé à fissurer le ciment social et à promouvoir l’individualisme. Reconversions subies, déqualifications, délocalisations, temps partiel non choisi, précarité, exclusion et chômage pour certains, surinvestissement pour d’autres effilochent le lien social car en renforçant la compétition pour l’emploi, on fait reculer la solidarité autour du travail. Jean-Jacques Rousseau pourrait-il encore écrire aujourd’hui que tout citoyen oisif est un fripon ?
Ainsi, l’avènement de ce nouvel individualisme ébranle les repères indispensables à la cohésion de nos sociétés, et cette perte brutale de repères est à son tour génératrice d’anxiété existentielle, tant pour les possédants que pour les « gens de peu3 »… Et l’angoisse existentielle renforce ensuite le repli sur soi et l’individualisme, etc. Peut-on combattre cette angoisse en injectant en perfusion des milliards dans le système bancaire ? En tentant « d’acheter de la confiance » on peut bien se demander si l’on soigne le mal ou le symptôme.
Alors quoi, où est la porte de sortie ? Peut-être du coté des Thomas More4, Francis Bacon5, Platon6 et de leurs successeurs. Qui, dans ce contexte d’étiolement des valeurs anciennes, saura proposer un projet de société centré sur l’homme ? Qui saura remettre le travail (et non pas l’emploi) au centre d’un nouveau contrat social7 ? En ce début de 21ème siècle, on est bien forcé d’admettre que le danger ne vient pas de l’utopie mais de l’extrême pragmatisme. Peut-être nous faut-il réapprendre à être les acteurs de notre histoire au lieu d’en être les consommateurs. Dans la lignée du principe existentialiste qui énonce que l’homme est ce qu’il se fait, il faut comprendre ici qu’avec et par l’utopie, la société est ce qu’elle se veut.
1- Jean-Gabriel FREDET « Non les utopies ne sont pas mortes ! Quatre idées fortes pour une fin de siècle » in Le Nouvel Observateur n°1522, 1994
2- Hanna Arendt, The Human condition, 1958
3- Titre de l’ouvrage de Pierre Sansot, Les gens de peu, Paris, PUF, 2002
4- Thomas More, juriste et philosophe auteur de « Utopia », un projet de société idéale, 1516
5- Francis Bacon, baron de Vérulam, auteur de « La Nouvelle Atlantide », un projet de société qui repose sur les sciences comme moyen de maîtriser la nature, 1627
6- Platon dessina la cité idéale dans « La République » au 4ème siècle AJC
7- Voir Jean-jacques Rousseau, Du Contrat social ou principes du droit politique, 1762
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