Big Brother et le crédit
Le fichier positif fait débat : avantages et inconvénients.
Le fichier positif encore dénommé « centrale positive » est un fichier central regroupant des informations à la fois « négatives », telles que les incidents de paiement comme les recense déjà le FICP par exemple, mais aussi des informations « positives » comme les caractéristiques de tous les crédits souscrits par une personne et la composition de son patrimoine, entre autres. Les Etats-Unis et huit Etats européens ont mis en place de tels fichiers avec des différences notables de contenu et d’accès sans éteindre la controverse. Les évolutions récentes démontrent toutefois une tendance à l’élargissement des contenus et à l’ouverture à d’autres secteurs d’activité que la sphère financière.
L’idée d’un tel fichier est très loin de faire un consensus en France, que ce soit dans les milieux professionnel, associatif, syndical, politique ou étatique. Même hors des projecteurs de l’actualité, le débat est récurrent depuis de nombreuses années sans aboutir.
Les argument (avoués) des tenants du fichier positif en France sont la lutte en amont contre le surendettement individuel et une démocratisation des conditions d’accès au crédit grâce à une objectivité plus grande que les méthodes alternatives de sélection des risques actuellement employées par les établissements de crédits, autrement dit une remise en cause de la technique du score jugée opaque, inéquitable et trop rigoureuse. Accessoirement, ils invoquent les perspectives d’intégration européenne des services financiers et la « bonne image » d’un tel fichier dans le public. Cet a priori favorable des Français n’est guère étonnant dans un pays culturellement habitué au flicage.
A ceux-ci, je rétorque que :
- La cause principale du surendettement étant les accidents de vie, un tel fichier qui ne permet pas de les prévenir n’y changerait rien. Par ailleurs, les acheteurs compulsifs représentent une infime minorité des endettés. Sur ce terrain, les expériences étrangères ne sont d’ailleurs pas concluantes ou leur efficacité n’est pas encore avérée.
- Les crédits sont loin d’être la seule source de dettes des ménages français.
- La finalité du fichier positif ne pourrait être atteinte qu’à la condition d’établir une norme d’endettement, car il serait désastreux économiquement parlant et socialement injuste de laisser les tribunaux, dont ce n’est pas la vocation, la fixer comme cela est le cas actuellement. Qui la fixera et comment sera-t-elle fixée ? Quelles en seront les conséquences sur l’accès au crédit ?
- Un surcroît de prudence dans l’attribution des crédits nuirait à la consommation et donc à la croissance alors que le niveau d’endettement des Français est l’un des plus bas des pays de l’OCDE et que la tendance actuelle est au désendettement (le surendettement reculant même un peu depuis deux ans ).
- La connaissance des capacités de remboursement d’un consommateur à un instant T ne présume en rien de sa solvabilité qui dépend de ses habitudes de consommation et de son rapport à l’argent. Des situations jumelles à un moment donné peuvent évoluer très différemment, l’une vers l’équilibre et l’autre vers le déséquilibre budgétaire.
- Le fichier positif risque d’être détourné de sa vocation en facilitant le démarchage des sociétés de crédits qui identifieraient ainsi aisément à la fois les consommateurs peu endettés pour les inciter à souscrire d’autres crédits et, dans un premier temps, les consommateurs trop endettés pour les inciter à souscrire un rachat de crédits. Bref, ce fichier permettrait un profilage économique.
- Le fichier positif risque de favoriser la pénétration du marché français par les établissements de crédits européens.
- Le fichier pourrait voir ses informations s’étendre à des données financières, patrimoniales et personnelles excédant les seuls crédits souscrits et s’ouvrir à d’autres utilisations attentatoires aux libertés individuelles.
- Le fichier positif renforce la société de surveillance vers un contrôle absolu des faits et gestes de la population où technicité et statistiques primeront sur les valeurs humaines.
- Le fichier positif porte ainsi gravement atteinte à la vie privée.
Sur ce dernier point très sensible qui est sa raison d’être, la CNIL qui a déjà refusé la création d’une base de données centralisée sur les crédits aux particuliers, estime que les exemples étrangers montrent la difficulté à contenir les centrales positives dans des limites garantissant les droits des personnes et la nécessaire protection de la vie privée.
Il est clair qu’une fois cette centrale positive mise en place, il sera très difficile de revenir en arrière. Personne n’est aujourd’hui en mesure de prédire les usages qui seront faits des données collectées. Il m’apparaît prudent, face à un processus irréversible empiétant sur nos libertés individuelles, d’appliquer notre fameux « principe de précaution ».
J’ajoute que, même en supposant que l’on puisse régler les problèmes techniques liés à son extrême lourdeur et trouver le financement d’un tel projet dont le coût est astronomique, le fichier positif est disproportionné aux finalités avancées. Les risques sont bien plus grands que les bénéfices escomptés. Pour moi, le fichier positif est un dynamitage de notre sphère personnelle. Le fichier négatif qui existe déjà porte moins atteinte à la vie privée tout en alertant les établissements de crédits dès le deuxième incident de paiement survenu sur un crédit. Je pense également que la déresponsabilisation des acteurs du crédit serait contre-productive. Les consommateurs ont un devoir de sincérité dans leurs déclarations et les établissements de crédits ont le double devoir d’étudier exhaustivement les situations individuelles de ceux qui les sollicitent pour obtenir un crédit ou un rachat de crédits, et de mise en garde. La notion européenne de « crédit responsable » me semble infiniment plus porteuse que le « credit history » américain et plus conforme à notre culture.
Le rachat de crédits qui, soit dit en passant, est beaucoup plus développé dans les pays anglo-saxons où il existe des centrales positives qu’en France où il n’en est quasiment qu’à ses débuts, est un outil efficace de correction du malendettement. Son succès récent chez nous et les premiers résultats enregistrés à ce niveau sont encourageants et, par une meilleure information du public, l’avenir du rachat de crédits est assuré sans qu’il y ait besoin du coup de pouce du fichier positif.
Je terminerai sur ces paroles d’Emile Chartier dit Alain (1868-1951) : « Il est remarquable que l’amour de la liberté suppose une haute idée de l’homme, et, en effet, l’argument le plus fort du despote est que les hommes font les fous dès qu’ils se sentent libres. C’est donc une chance rare pour vous, leur dit-on, d’être bien bâtonnés. Ce que j’admire, c’est qu’ils semblent quelquefois le croire. »
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