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Accueil du site > Actualités > Economie > Consommation « responsable » et émancipation

Consommation « responsable » et émancipation

 Il existe aujourd'hui de nombreuses organisations concrètes, qui ont une activité économique, et qui en même temps poursuivent des objectifs altruistes. Il y a les entreprises vendant des produits labellisés « commerce équitable ». Il y a aussi les réseaux de distribution « AMAP », réseaux d'achat direct, du consommateur au producteur agricole de son voisinage, sans passer par les grandes surfaces. Il y a le Crédit Coopératif, « banque coopérative », qui utilise de manière « responsable » l'argent de ses déposants. Et il y a Emmaüs, et les « entreprises coopératives », qui appartiennent à leurs salariés, et sont gouvernées démocratiquement par eux, comme le stipule actuellement en France leur statut légal de « SCOP », pour Société COopérative de Production. Ces organisations existent grâce à l'initiative des gens qui les ont fondées, et grâce à l'initiative des gens qui leur achètent leurs produits ou qui leur confient leur argent.

« Perrette, sur sa tête ayant un Pot au lait, bien posé sur un coussinet... »

 Au vu de ces organisations, et moyennant quelques « si », il est facile de construire des « châteaux en Espagne », en imaginant une société heureuse et émancipée, grâce à l'initiative des gens, qui feraient fleurir partout abondamment de telles organisations. Si par exemple, premièrement, les consommateurs du Nord se mettaient à vouloir payer correctement les petits producteurs de produits exotiques du Sud, producteurs de coton, café, thé, cacao, tabac, riz, fruits, sucre, etc... Et si deuxièmement, des gens avaient envie de diriger des entreprises, éventuellement fondées à l'occasion, qui paient correctement les petits producteurs du Sud qui travaillent pour elles. Par définition, des conditions souhaitables de concurrence seraient réalisées sur le marché des produits exotiques et leur circuit de distribution dans le Nord, si ces deux premiers « si » suffisaient à permettre l'apparition, à plus ou moins long terme, de telles entreprises. Si donc troisièmement, le marché des produits exotiques et leur circuit de distribution dans le Nord, satisfaisaient des conditions souhaitables de concurrence. Alors les petits producteurs du Sud ne seraient plus exploités par les marchands et les consommateurs du Nord. Bien sûr ce cas peut être généralisé : avec des « si » plus amples, il est possible de dire que, pourvu que des conditions souhaitables de concurrence soient réalisées sur un marché, les gens peuvent choisir quelles sont les pratiques des entreprises existant sur ce marché. Il leur suffit pour cela d'avoir les initiatives appropriées, aux moments où ils sont des acteurs de l'économie, c'est à dire des consommateurs, des épargnants ou des entrepreneurs.

 C'est ainsi peut-être que Léon Walras, l'économiste français de sensibilité libérale qui a formulé au XIXème siècle, un lot de conditions souhaitables de concurrence, dites « conditions de la concurrence pure et parfaite », fut aussi un homme qui s'enthousiasma pour les premières entreprises coopératives, apparues en son temps. Dans un livre consacré à ces premières entreprises coopératives, Les associations populaires de production, de consommation et de crédit, Walras dit quel espoir elles lui inspirent : « Ce qui me touche et m'émeut, c'est que se présente enfin une question ayant assez d'attaches avec la science pour être accueillie par des économistes avec sa portée démocratique, et donnant assez de garanties au progrès pour être accueillie sous son aspect économique ; c'est que s'offre enfin un terrain où l'économie politique et la démocratie se rencontrent, se donnent la main, et unissent leurs destinées. » Même dans une économie conforme à des principes libéraux, toutes les entreprises pourraient être gouvernées démocratiquement par tous leurs membres, il suffirait pour cela qu'ils prennent l'initiative de fonder de telles entreprises. Les gens vivraient alors libres et heureux, et ils seraient par leurs initiatives d'acteurs de l'économie, les artisans de leur bonheur.

« Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée... »

 Tout cela est très beau, mais il serait irréaliste, et même peut-être immoral, de ne vouloir compter que sur l'initiative des acteurs de l'économie, pour que l'univers économique et social dans lequel nous baignons, change.

 Par exemple, les consommateurs du Nord qui veulent acheter « équitable », pourraient aussi en tant que citoyens, vouloir une loi obligeant tous les produits vendus dans leur pays, à respecter les règles garanties par les labels du « commerce équitable ». Consommateurs et marchands de ce pays n'exploiteraient plus les petits producteurs du Sud, mais cette fois ce ne serait pas grâce à l'initiative de quelques entrepreneurs et des consommateurs, ce serait grâce à l'initiative des citoyens qui auraient voté une loi. Une telle loi aurait par rapport à l'initiative des consommateurs et entrepreneurs, des avantages pratiques et moraux.

 Premièrement, même les consommateurs qui pourraient acheter des produits « équitables », mais qui n'ont aucune envie de le faire parce qu'ils n'ont pas non plus d'intérêt à le faire, seraient forcés d'acheter de tels produits. La vente de café labellisé « commerce équitable » ne représente que 5% de la vente de café en France. Une loi obligeant à acheter des produits conformes aux règles garanties par ces labels, agrandirait de manière phénoménale la taille du marché français des produits « équitables », qui pourrait si les citoyens en décidaient ainsi, représenter 100% du marché français des produits exotiques.

 Deuxièmement, la loi pourrait s'appliquer différemment aux produits de luxe et aux produits bas de gamme, et elle pourrait si cela est décidé par les citoyens, s'appliquer aussi aux produits de gamme moyenne voire basse. Autrement dit, les citoyens ont toute latitude pour décider comment l'effort d'aide au reste du monde qu'implique cette loi, se répartit à eux selon leur richesse. Ils peuvent décider que seuls les produits de luxe doivent respecter les normes garanties par les labels du « commerce équitable », de manière à ne pas pénaliser le pouvoir d'achat des plus pauvres parmi eux. Ils peuvent aussi se dire que ce qui est garanti noir sur blanc par un label du « commerce équitable » ne coute par exemple que quelques centimes par paquet de café, et que même les plus pauvres habitants de l'occident ont le droit, pour quelques centimes par ci par là, de gouter à la satisfaction de payer correctement les petits producteurs du Sud qui ont travaillé pour produire le café qu'ils consomment.

 Troisièmement, la loi n'est pas qu'une restriction de la liberté, elle est aussi bien souvent une source de liberté, car souvent elle ôte au fort la liberté de faire trop de mal au faible. Les lois jouent un rôle important pour équilibrer les rapports de force entre les individus. Laisser aux consommateurs du Nord la liberté de choisir si le paquet de café qu'ils achètent, est ou non labellisé « commerce équitable », c'est mettre le bien-être d'un petit producteur du Sud dans la main du consommateur du Nord, et c'est peut-être parfois immoral.

« Quel esprit ne bat la campagne ? Qui ne fait châteaux en Espagne ?... »

 De manière générale, si nous comptons jouer de manière satisfaisante les rôles que nous jouons dans la société, et si nous comptons vivre libres, il ne nous faut pas compter que sur nos initiatives d'acteurs jouant ces rôles, il nous faut aussi compter sur les structures institutionnelles qui nous encadrent, pour qu'elles nous forcent et nous aident à jouer ces rôles comme nous pensons que nous devrions les jouer, et pour qu'elles garantissent l'existence de rapports de force équilibrés.

 En tant que citoyens, nous avons besoin de bonnes structures éducatives, c'est ce que disaient déjà Condorcet ou Danton lors de la révolution française : « Après le pain, l'éducation est le premier besoin d'un peuple », disait Danton. Nous avons aussi besoin que les structures institutionnelles permettent à une bonne presse d'exister, c'est pourquoi par exemple l'association Acrimed propose des réformes de l'encadrement des médias : garantissant leur indépendance, et l'implication des gens dans ce que font les médias, et le fait qu'ils donnent la possibilité à tous ceux qui ont quelque chose d'intéressant à dire de l'exprimer, justement pour nous permettre de choisir par nous mêmes notre destin plutôt que d'être comme des moutons guidés par un berger. Nous avons peut-être encore besoin de modes de scrutins électoraux garantissant autant que possible la représentativité des partis au pouvoir.

 En tant que militants syndicaux, nous avons besoin de structures garantissant un rapport de force équilibré entre salariés et patrons, sinon les salariés ne pourront pas se défendre. Les salariés ont par exemple besoin d'être titularisés par un CDI pour ne pas avoir peur de ne pas être repris à l'échéance de leur CDD. C'est notamment grâce à la précarisation de leurs salariés que des entreprises comme les chaînes d'hôtels « low cost », ou comme les grandes surfaces, réussissent à faire en sorte que quasiment personne dans leur personnel ne soit syndiqué. Le militant syndical a encore besoin que le cout du travail ne soit pas un handicap pour la survie de son entreprise, sinon il intériorisera l'idée que s'il revendique trop, son entreprise délocalisera ou mourra. C'est précisément ce que dit Liem Hoang Ngoc, économiste protectionniste et secrétaire adjoint à l'économie au PS, dans une interview : « J’observe sur le terrain qu’il y a plein de salariés qui nous regardent avec des gros yeux quand nous faisons la proposition du SMIC à 1500 €, et qui ont intériorisé l’idée que, si on met un SMIC à 1500 € aujourd’hui, il y aura des délocalisations. ».

 En tant que consommateurs, nous avons besoin de structures garantissant qu'existent des conditions souhaitables de concurrence. Les entreprises en situation de monopole peuvent se permettre de ne pas satisfaire au mieux la demande des consommateurs, même s'ils râlent. Comme entreprises risquant d'être en situation de monopole, on peut penser aux grandes surfaces, aux communications, à l'énergie, aux transports, et peut-être aussi aux banques. Et on peut penser aussi au secteur immobilier où les consommateurs, en tant que locataires peuvent se faire tondre par les propriétaires, et en tant qu'acheteurs d'un bien immobilier peuvent se faire tondre par des promoteurs. Les structures peuvent être utiles pour encadrer les prix de l'immobilier et les loyers ou faire de grands plans d'urbanisme.

 En tant qu'entrepreneurs, nous avons besoin de structures nous permettant d'avoir un rapport de force équilibré avec les investisseurs, ou avec des entreprises dont nous serions les fournisseurs, comme les grandes surfaces. Les réformes de libéralisation de la finance, parfois accompagnées de la mise en place d'une politique monétaire monétariste, qui rend plus difficile l'obtention d'un crédit pour un investissement, sont le socle réalisé dans les années 1970 et 1980, de ce qu'on appelle aujourd'hui le « capitalisme financier », c'est à dire un rapport de force déséquilibré entre investisseurs et entreprises, qui permet aux épargnants, banquiers et autres gestionnaires d'épargne, de gagner beaucoup d'argent, mais qui rend plus difficile pour les entrepreneurs d'acquérir de nouveaux équipements et savoirs faire, d'embaucher de nouveaux salariés, et de payer correctement leurs salariés.

 Enfin, même en tant que travailleurs qui voudraient créer une entreprise coopérative, réalisant ainsi la belle utopie de Walras ou d'autres, nous aurions besoin de bonnes structures pour rendre possible notre projet. Car des entreprises coopératives auront, comme les autres, besoin de vendre leur produits, et donc d'être protégées de la concurrence sur le cout du travail avec les pays émergents. Et car ces entreprises auront aussi besoin de trouver des investisseurs qui leur fassent des offres intéressantes pour elles, ce qu'elles auront bien du mal à faire en ces temps de « capitalisme financier ».

 Les structures institutionnelles ont donc bien sûr besoin pour s'améliorer, de l'initiative des individus, qu'ils prennent cette initiative en tant que citoyens ou en tant qu'insurgés. Mais réciproquement, les individus peuvent être grandement aidés par les structures institutionnelles qui les encadrent. Ils peuvent de plus souhaiter que ces structures soient comme un tuteur, qui cherche autant que possible à les aider à se passer de lui, en les aidant autant que possible à prendre par eux mêmes des initiatives.

Faut-il donc laisser le consommateur seul « responsable » ?

 Pour revenir finalement au cas spécifique du partage des « responsabilités », entre le consommateur et les structures institutionnelles qui l'encadrent, on peut observer que la courant d'idées de la consommation « responsable », auquel appartiennent les labels du « commerce équitable » et les AMAP, n'est pas le seul à se préoccuper du comportement du consommateur, et à vouloir que ce comportement change. Un autre courant d'idées présent dans le paysage intellectuel et politique français, qui se préoccupe de ce comportement et veut qu'il change, est celui du protectionnisme.

 Ces deux courants diffèrent bien sûr par le changement de comportement qu'ils souhaitent. Le courant de la consommation « responsable » voudrait que le consommateur du Nord paie plus convenablement les petits producteurs de son voisinage ou du Sud. Le courant protectionniste voudrait que le consommateur du Nord cesse de préférer acheter un bien plutôt qu'un autre, du simple fait que le premier bien a été produit par des travailleurs moins couteux que les travailleurs du Nord. Il cherche à permettre ainsi aux travailleurs peu qualifiés du Nord, de ne plus être mis en concurrence sur le cout du travail avec les travailleurs des pays émergents, ce qui leur permettrait de retrouver un emploi et de ne plus subir une pression à la baisse sur leur salaire.

 Mais une autre différence importante entre les deux courants d'idées, réside dans la manière dont ils attendent que le consommateur change de comportement. Le courant de la consommation « responsable » attend que le consommateur change de comportement de sa propre initiative. Le courant du protectionnisme compte quant à lui sur les structures institutionnelles qui encadrent le consommateur, pour qu'elles le poussent à changer son comportement. Les droits de douane sur les bien importés voulus par le courant du protectionnisme, serviraient en effet à compenser la différence de cout du travail entre pays du Nord et pays émergents, de manière à ce que les biens importés des pays émergents, ne puissent plus voir leur rapport qualité/prix s'améliorer, grâce seulement au bas cout du travail dans les pays émergents. Grâce à ces droits de douane, le consommateur du Nord pourrait donc continuer à poursuivre uniquement son intérêt individuel à court terme, en achetant au meilleur rapport qualité/prix, sans que cela le pousse à préférer acheter un bien plutôt qu'un autre, du simple fait que le premier a été produit en payant le travail moins cher que dans le Nord. Le consommateur du Nord n'aurait donc pas, comme l'attend le courant de la consommation « responsable », à sélectionner les produits qu'il achète sur des critères plus altruistes que le rapport qualité/prix.

 Où donc doit-on voir la « servitude volontaire » de l'habitant du Nord ? Dans son refus d'adopter en tant que consommateur, d'autres critères d'achat que le rapport qualité/prix ? Ou bien dans son refus en tant que citoyen, de voter des lois contraignant ou influençant le comportement des consommateurs de son pays ?


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1 réactions à cet article    


  • Robert GIL ROBERT GIL 23 mai 2011 11:52

    Au Chiapas, les projets écotouristiques constituent une des sources principales de
    richesse pour l’investissement privé. Certains de ces projets n’ont pas pu se
    concrétiser en raison de la résistance civile [des communautés] et de la mobilisation
    citoyenne pour la défense des ressources naturelles et pour la conservation des
    territoires. Pour cela des producteurs de café se sont mobilisés et regroupés. Ces
    coopératives rebelles n’ont plus besoin du gouvernement. Elles travaillent
    complètement en bio sans produits chimiques. Coopératives autonomes zapatistes,
    les autorités qu’elles reconnaissent sont les autorités zapatistes.

    Pour lire la suite et soutenir les coopératives et leurs membres, cliquez sur le lien ci-dessous :
    http://2ccr.unblog.fr/2011/05/13/achetez-du-cafe-rebelle-et-zapatiste/

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