Crise : La chute du « Mur de Berlin » du capitalisme
Crise de liquidités, crise de confiance, crise de… de toute façon la crise est toujours devant nous. En effet, tout dans ce qui s’est dit, comme dans ce qui a été décidé depuis plusieurs semaines – le dernier plan de l’Eurogroupe n’échappera peut-être pas lui non plus à la critique –, n’a fait que conjuguer le dérisoire avec l’inconsciente vanité de vouloir conserver des repères familiers et défendre l’illusion que nous pourrions empêcher que le rideau ne se déchire totalement sur une réalité qu’en fait nous ne maîtrisons plus. Alors que nous restons aveugles à trop de signes inquiétants.
Le dérisoire. Depuis des semaines nous assistons au ballet d’experts qui, au printemps, nous assuraient que le plus difficile était derrière nous. Dans des revues d’économie, des chefs de service de sociétés financières déploient leurs savants écrans de fumée tout en prétendant nous faire comprendre le pourquoi du comment de la situation. L’angoisse les habite si profondément qu’ils ne se rendent pas compte que, semaine après semaine, ils énoncent et écrivent tout et le contraire de tout, allant jusqu’à oublier qu’ils sont, pour certains d’entre eux, à la tête d’établissements qu’ils ont menés à la dérive. Ici nous pouvons penser très fort à Natixis, par exemple. Même le directeur du FMI, si estimable soit-il, n’est pas exempt de reproche, sans doute quelque peu prisonnier qu’il est d’une pesanteur institutionnelle ainsi que d’une posture de prudence à laquelle la perspective de 2012 n’est peut-être pas étrangère. Quant aux dirigeants des principaux pays de la scène internationale, le volontarisme qu’ils affichent se trouve souvent aussitôt déconstruit par le spectacle qu’ils nous donnent d’une cohorte de Gribouilles. Toutes ces dizaines, ces centaines de milliards qu’ils font surgir de leurs manches, à temps, à contretemps, nous n’y croyons pas, tant nous pressentons qu’il s’agit de pis-aller et que seront nécessaires des remèdes bien plus radicaux. Ils nous rappellent ces images de sauveteurs impuissants tentant de s’opposer à une inondation avec de pauvres sacs de sable. Tout chefs d’Etats ou de gouvernements qu’ils soient, eux aussi, consciemment ou non, se retrouvent intoxiqués comme les produits financiers. Ce qui les rend à la fois aveugles et incapables d’imagination. Avez-vous remarqué combien de fois ils nous ont dit, ces quinze derniers jours, que, promis juré, il fallait réformer le capitalisme, le débarrasser de ses dérives financières ? Oui, il le faut, il le faut ! On va le faire ! Peut-être cherchent-ils à se rassurer, à se convaincre eux-mêmes. Mais où sont les débats de fond et, surtout, où sont les propositions concrètes à longue vue et les sollicitations démocratiques faites directement aux peuples concernés ? Rien, ou quasiment rien.
Les signes inquiétants. L’avalanche de moyens financiers mobilisés aux Etats-Unis comme en Europe ne doit pas faire perdre de vue la réalité des faits. L’économie américaine est certes victime des subprimes et des inconséquences de ses établissements financiers. Mais c’est avant tout une économie en quasi faillite, qui a masqué jusque-là sa fragilité grâce au rôle joué par le dollar, grâce à sa réactivité créative, grâce à la puissance de ses multinationales. Conséquence de la mondialisation, ce temps est fini. La Chine et tous les Etats émergents, détenteurs de tant de créances américaines, ne peuvent plus se contenter de belles promesses de seconds rôles, ou rester prisonniers de la crainte de la dépréciation de leurs avoirs. L’Europe de son côté doit se garder de trop croire au bon vouloir de l’oncle Sam, voire de copier le plan Paulson, si elle veut éviter d’être l’éponge salvatrice des déficits et de la dette des Etats-Unis, que risqueraient alors de payer in fine, par l’impôt ou l’inflation, le contribuable ou le consommateur européens. Sommes-nous sûrs d’ailleurs que ce n’est pas là ce que recherchent les autorités américaines, et que, loin de la subir totalement, elles n’alimentent pas le développement mondial de la crise ? Ce qui semble inquiétant à ce titre c’est le couplage de fait entre les Etats-Unis et l’Europe et la résistance du dollar. Même si nous avons à en souffrir passagèrement, il faut exiger, des Etats-Unis au premier chef, mais aussi de nous-mêmes, une politique non pas de rigueur, mais une politique rigoureuse. Ce qui ne mérite pas d’être sauvé ne doit pas l’être. Qui osera s’élever contre une rigueur bien comprise, alors que des années de dérégulation et d’insouciance discréditent aujourd’hui les tenants du laisser-faire ? Et si nous croyons simplement que nous sommes face à une crise de liquidités ou une crise de confiance, alors la crise restera devant nous et pour longtemps encore. Il faut qu’enfin les Etats-Unis règlent le problème de leur dette. Il faut qu’enfin soient dénoncés et empêchés les mécanismes financiers qui ont conduit à la création d’une économie parallèle et virtuelle, abusivement confiscatoire de la création de richesse de l’économie réelle et génératrice d’inégalités de plus en plus insupportables. Il faut qu’enfin les bases arrière d’une ploutocratie devenue folle, à savoir les paradis fiscaux, soient enfin mises hors jeu.
Une crise dans la tête. Comme le soulignait un responsable africain, cette crise est une crise de riches et une crise dans la tête. Nous devons tout d’abord retrouver le sens du réel et le sens tout court. Ce n’est pas là le moindre intérêt de ce que nous vivons aujourd’hui. Tout d’abord nous ne devons pas perdre de vue que, dans l’ordre de la souffrance, nous ne sommes pas prioritaires. Rien ne nous autorise à faire disparaître de notre champ de conscience et de nos préoccupations les pays du tiers-monde, la faim, les urgences sanitaires, éducatives, et les guerres qui les minent et dont nous sommes comptables. Quant à nous, objectivement, nous croulons globalement sous la richesse et avons à portée de main les moyens d’une prospérité et d’une sécurité plus équitables. Même si, disant cela, je n’oublie pas qu’il existe chez nous un quart-monde. Et qu’il y a justement un parallèle mécanique riche d’enseignements à faire entre ces deux pôles de dénuement.
En sortir. En effet, la mondialisation a contraint les pays occidentaux à « importer » et à orchestrer la paupérisation d’une partie de plus en plus importante de leur population, afin de garantir l’élévation du niveau de vie – plus exactement la non-réévaluation du bien-fondé de ce niveau de vie – d’un nombre de plus en plus restreint de personnes. Ce qui éclate dans la crise que nous vivons, ce sont les illustrations concrètes et violentes d’un monstrueux mécanisme de spoliation de la création de richesses que nous avons laissé mettre en place. Un mécanisme qui assèche et étouffe les forces vives de l’économie réelle. Ce qui importe donc désormais c’est de traquer ce mécanisme dans chacune de ses manifestations, en faisant en sorte que cela ait du sens pour tous. Capitalistes de tous pays, vous voulez sauver le système, vous voulez continuer à créer de la richesse et à en profiter au premier chef, puisque c’est là votre talent ? Nous allons vous l’accorder ! Classes possédantes et dirigeantes, vous souhaitez conserver votre statut et votre patrimoine ? Cela est possible ! Vous souhaitez vivre dans une société plus sereine dans laquelle vous seriez davantage considérés et moins contestés ? On peut le faire. Hommes politiques, vous désirez avec force le bien de vos concitoyens, en être la cheville ouvrière, et bénéficier en retour d’une reconnaissance méritée ? C’est à la portée de votre action ! Monsieur le président de la République – je ne voudrais pas vous oublier – vous souhaitez la rupture et la réforme, tout en laissant votre trace dans l’Histoire ? Vous avez même parlé, si ! C’était bien vous ! – d’une nouvelle politique de civilisation. Alors allons-y ! Il n’est dorénavant qu’une priorité à avoir : traquer tout ce qui génère et alimente ce mécanisme confiscatoire. Il s’agit-là d’un impératif d’écologie sociale, économique et politique. Il y a suffisamment d’organismes, de rapports et de statistiques pour en témoigner ! Nous savons tous qu’un nombre de plus en plus restreint d’individus reçoit et accumule une fraction de plus en plus importante de la richesse. Nous savons tous que les écarts entre certaines catégories de revenus sont passés d’un rapport 1 à 20 à un rapport de 1 à plusieurs centaines. Comme par hasard, ce creusement a commencé aux Etats-Unis puis a gagné l’Europe. Ce ne sont pas les liquidités qui manquent, ni les performances des entreprises ni les talents de quiconque là où il se trouve. Ce qui manque c’est une juste répartition qui donne du sens au système, qui fasse qu’on le reconnaisse légitime. Où est le sens d’un système qui ne permet plus à des millions de gens de se nourrir, de se loger, de se soigner, de se former avec les mêmes chances pour tous. Même les Chinois doivent y trouver leur compte : s’ils veulent continuer à nous vendre leurs produits, il faut qu’ils concèdent une meilleure protection sociale à leurs travailleurs, et des règles de concurrence équitables aux autres pays. La richesse ne se développe que si l’on refuse son détournement, son accaparement indu et abusif.
Somme toute, ça vaudrait la peine d’essayer. Il est temps même, car le capitalisme est en train de vivre la chute de son propre mur de Berlin intérieur. Avec toutes les composantes du corps social, essayons de supprimer ce qui contribue à cette confiscation. Essayons de redéfinir ce qu’est le bien public et quelles pourraient être les valeurs que nous aimerions voir sous-tendre une nouvelle société. Essayons de déterminer quelle serait la juste contribution librement consentie que chacun serait prêt à y apporter, la sachant constitutive de son propre bien-être. L’énergie et la générosité existent. Faisons-leur davantage de place.
Claude Bernard
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