Dans un an, le monde sera très différent…
Depuis le krach de Wall Street en septembre 2008, le monde occidental s’est engagé dans une longue spirale descendante. Après la coûteuse recapitalisation du système bancaire mondial, une accalmie a donné à penser aux classes dirigeantes qu’elles pouvaient reprendre leurs principales activités, le pillage en règle de l’économie réelle par la spéculation et le brigandage du monde qui travaille. Rien n’a donc changé ; trois ans et des centaines de milliards de fond public ont été gaspillés et loin d’arriver à bon port, nous sommes aujourd’hui en voyage sur un paquebot qui a tout du Titanic en train de couler. Rares sont les observateurs qui se risquent encore à prétendre qu’il n’y a pas de quoi s’affoler. Chacun sent bien que dans six mois, un an peut-être, le monde sera complètement différent. Toute la question est : de quoi sera faite cette différence ?
La prospective est un exercice difficile et beaucoup de ceux qui se sont risqués à prédire l’avenir se sont ridiculisés. Mais il devient plus facile quand le changement s’accélère et que les voies qui s’offrent à nous apparaissent à l’horizon. Aujourd’hui, deux types de scénarios restent encore possibles. L’un est pessimiste : l’occident se révèle incapable de reprendre le contrôle des forces qui le détruisent (disons les marchés pour simplifier) et il entamera une longue agonie sur 30 à 50 ans au terme de laquelle il n’en restera plus rien. L’autre scénario est d’un optimisme modéré : l’occident se réveille du coma dans lequel l’a plongé le néolibéralisme et les Etats reprennent le contrôle de l’économie. Il faudra alors qu’il partage le pouvoir et l’influence avec les nations qui se sont levées pendant que lui-même s’abaissait.
Il n’y a plus de scénario dans lequel l’occident retrouve sa force d’antan.
Le scénario pessimiste
Il consiste à suivre passivement la route que nous parcourons depuis trente ans. Les traits généraux en sont désormais bien connus même des personnes les moins informées :
· Déréglementation et internationalisation : les Etats ont abandonné toutes prérogatives dans le domaine économique. Les grandes entreprises font ce qu’elles veulent. Elles licencient et délocalisent leur production là ou la fiscalité est faible et les salaires très bas. Les marchés de capitaux ont été totalement libéralisés eux- aussi et se sont internationalisés. Les banques peuvent spéculer sans aucun frein. Le capital se joue des frontières et, par là même, s’est mis hors de portée des citoyens et des hommes politiques qui les représentent. Le pouvoir économique est devenu international, alors que le pouvoir démocratique demeurait national (l’Europe, de ce point de vue comme à bien d’autres, est une véritable escroquerie).
· Défiscalisation : le pouvoir économique ne veut plus participer aux charges des nations. Grandes entreprises, banques et personnes fortunées ont exigé et obtenu des pouvoirs politiques d’importants allégements fiscaux. Il est désormais de notoriété publique que la moitié des entreprises du CAC 40 ne paye plus d’impôt en France[1]. Et quand elles en payent, ce n’est que peau de chagrin. La triste affaire Wurth-Betancourt, aura par ailleurs démontré, en braquant les projecteurs sur la déclaration de Liliane Betancourt, que bien loin des 50% annoncés comme un plafond infranchissable par le « bouclier » fiscal, la contribution des grandes fortunes de France serait plutôt de l’ordre de 6 à 8 %. [2].
Aujourd’hui, l’impôt repose presque exclusivement sur les salariés et sur les entreprises (artisanat ou PME) qui restent enchaînées au territoire national.
· Perte de substance économique : en mettant en concurrence les nations occidentales avec des pays à faible fiscalité et bas salaires, la mondialisation néolibérale ruine les économies des pays développés[3]. Pendant un certain temps, la résistance des activités les plus technologiques et le développement de services haut de gamme du secteur tertiaire ont donné l’illusion que la casse de l’industrie pouvait être compensée. C’était avant l’effondrement des « valeurs technologiques » en mars 2000, avant que l’Inde ne devienne un géant en informatique, avant bien d’autres déconvenues depuis… Effet majeur de cet affaiblissement : les déséquilibres de plus en plus grands des échanges commerciaux, notamment avec la Chine.
· Croissance faible et appauvrissement général : la concurrence des pays émergeants exerce un effet de ciseaux sur les revenus salariaux. D’une part elle crée massivement du chômage ; d’autre part elle pèse fortement sur les salaires de ceux qui ont encore un emploi. L’ensemble enclenche une spirale infernale : la baisse des revenus salariaux entraîne la compression de la demande globale, qui génère une croissance structurellement molle. Ceci induit une baisse des recettes fiscales, ce qui tend à creuser les déficits publics. N’ayant pas la volonté de briser le cercle vicieux, les gouvernements successifs, de droite comme de gauche, réduisent les activités de l’Etat, compressent les prestations sociales et aggravent ainsi la situation. Au terme de ce cycle dépressif, qui dure depuis de nombreuses années, nous découvrons aujourd’hui que nous sommes en voie d’appauvrissement.
La réalité de ce phénomène a été masqué durant une assez longue période par la baisse des prix de beaucoup de produits importés à très bas prix, par l’afflux massif de capitaux sur les grandes places financières et par l’accroissement de l’endettement des ménages, qui a permis de compenser la baisse des revenus[4]. Ces feuilles de vignes économiques ont été emportées par les vents mauvais. Les prix augmentent, les flux de capitaux se tarissent et les valeurs boursières se sont effondrées ; l’endettement privé a entraîné la ruine du système financier mondial et à présent il n’est plus question d’emprunter mais de rembourser.
Dans un an, sans changement de cap radical, tous les traits négatifs du système actuel se seront durcis jusqu’à la caricature et nous serons entré dans une zone de grandes turbulences. Les renoncements que devront accepter toutes les catégories sociales à l’exception du petit groupe situé tout en haut ne se feront pas sans soubresaut.
Une simple projection à partir des tendances actuelles nous permet d’entrevoir ce que nous serons devenus dans 40 ou 50 ans, des nations qui ressembleront fort à ce qu’étaient les pays du tiers monde il y a vingt ans : une infime minorité extrêmement fortunée, protégée par un appareil d’état autoritaire et policier ; une classe moyenne très réduite, dominée idéologiquement et économiquement, une énorme masse de gens très pauvres vivant d’expédients, beaucoup de violence et de délinquance ; une activité économique limitée aux services et produits pour riches[5]…
Ne nous cachons pas la vérité : la probabilité de réalisation de ce scénario est très élevée. Il est souvent arrivé que de brillantes civilisations, incapables d’endiguer leur reflux, disparaissent au profit d’autres plus primitives mais dotées d’une forte énergie vitale. On pense bien sûr à l’empire Romain, abattue par quelques tribus barbares ; plus près de nous il y a aussi la très avancée et très cultivée civilisation arabe du Moyen-Âge, supplantée par les féodaux d’occident, nos ancêtres, pourtant très frustres.
Quels sont les facteurs qui poussent dans ce sens ?
De nombreuses causes circonstancielles peuvent être évoquées, comme la toute puissance de la bureaucratie financière ; en réalité, ces facteurs sont faiblement explicatifs. Quand l’heure est venue, les peuples avides de changement ne font qu’une bouchée des bureaucraties les plus solides, comme on vient de le voir avec les révolutions en cours dans le monde arabe. Ce qui mine l’occident, c’est la paralysie des hommes, ce qu’on appelle communément l’individualisme, le repli sur soi qui rend impuissant. Ainsi, en France, une immense majorité d’individus rejette maintenant le système qui les lamine. Mais ce rejet reste sans forme. On vote non, on vote contre ou on ne vote plus ; on s’épanche dans la violence des émeutes de banlieue. « Tout cela se fait », comme l’indique Emmanuel Todd, « dans la plus grande confusion, sans qu’aucun parti, doctrine ou idéologie ne formalise le rejet et ne structure le comportement électoral, bref, ne représente des intérêts de classe en tant que tel »[6].
Le scénario optimiste
Ce qu’il pourrait être ne peut se définir que grossièrement puisque, pour l’essentiel, il reste à inventer. Evidemment, il va de soi qu’entreprises et grandes fortunes devront être mise à contribution à proportion de leurs moyens, c’est-à-dire lourdement. Evidemment, de la « viscosité » devra être introduite dans le système financier mondial. Une taxe significative sur toute transaction effectuée semble indispensable ; évidemment les outils keynésiens devront être réhabilités ; évidemment, la concurrence devra être limitée aux économies de niveaux comparables, comme c’était le cas il y a 40 ans. Mais il ne saurait être question de revenir purement et simplement aux principes et objectifs des trente glorieuses, dont les réalisations étaient quantitativement énormes mais qualitativement modestes. Si rebond il y a, il ne donnera de fruits que s’il entraîne un saut qualitatif dans les consciences. Au XVIII e siècle, les lumières ont repoussé l’obscurantisme religieux dans la sphère privée et achevé la révolution copernicienne entamée au siècle précédent. Au XXI e siècle, une seconde séquence des lumières devra éliminer l’obscurantisme économique, obstacle à toute action efficace sur notre être social.
Quels sont les facteurs qui favorisent aujourd’hui l’éventualité d’un rebond ?
Les sociétés occidentales sont affaiblies mais conservent des atouts encore partiellement hors de portée des économies « émergentes » : une population totalement alphabétisée et bien éduquée ; un territoire maillé d’un grand nombre d’infrastructures (routes et autoroutes, ponts et ports, réseaux ferroviaires, hôpitaux et université, etc). Les industries et les savoir-faire ont largement disparu mais les conditions d’un redécollage fulgurant sont encore là pour un certain temps.
Le second facteur est un mûrissement de la situation sur le plan sociologique. Le néolibéralisme ne s’est imposé que grâce à l’adhésion massive et quasi-totale des couches moyennes supérieures, que le sociologue Lucien Goldmann appelait les « classes techniciennes » ou Emmanuel Todd, plus prosaïquement, les « éduqués supérieurs ». D’une certaine manière, ce ralliement à l’intérêt des actionnaires fut plutôt surprenant. Les couches en question, à la fin des années soixante, étaient en train de prendre le pouvoir économique en dirigeant, de fait, les grands groupes industriels qui ont accouché des « produits de masse » des 30 glorieuses. L’actionnaire était réduit à la portion congrue, se contentant d’empocher d’honnêtes dividendes, sans pouvoir influer sur la stratégie de l’entreprise. C’est en ce sens qu’on qualifie souvent le capitalisme de cette époque de « managérial ». Le grippage des politiques keynésiennes a changé la donne. Le rendement du capital s’affaiblissant, les actionnaires ont tenté de reprendre le pouvoir. Et ils ont réussi. Comment ? En échangeant le pouvoir économique des managers contre de très confortables revenus. C’est ce qui explique l’explosion des salaires des cadres d’état-major depuis le début des années 80. Mais ils n’avaient plus désormais qu’une seule mission, à quoi tout le reste pouvait être sacrifié : « apporter de la valeur à l’actionnaire ».
Les managers ont été d’autant plus prompts à s’exécuter qu’ils ont été servis une seconde fois de façon indirecte. Dotés de salaires accrus, ils se sont retrouvés à la tête d’une abondante épargne à faire fructifier. Ils sont donc devenus à leur tour actionnaires, à qui « de la valeur » a été rétrocédée de manière importante. C’était l’époque bénie où quiconque avait un peu d’argent à placer en obtenait des rendements exceptionnellement élevés. Les richesses ainsi distribuées provenaient évidemment des prélèvements massifs opérés sur les salaires des ouvriers d’industrie, premiers « ajustés structurels ».
Plus rien de tel aujourd’hui. Certes une infime minorité de managers de très haut niveau touche des salaires annuels qui se mesurent désormais « en siècles de SMIC ». Et une génération entière de ces exécutants dociles et bien rémunérés est parti à la retraite. Assise sur un patrimoine mobilier et immobilier conséquent, elle n’a pas à cœur de critiquer le système. Mais pour leurs enfants, encore en activité - et leurs petits enfants – qui arrivent sur le marché du travail - la partie n’est pas aussi belle. Car « la pression destructrice du libre échange exerce ses effets progressivement mais méthodiquement, en remontant du bas vers le haut de la structure sociale »[7] ; et voici venu le temps où les cadres sont livrés à leur tour, leurs entreprises disparaissant, aux tracas du chômage et des salaires en baisse, tandis que leur épargne fond dans le creuset des crises boursières successives… Pour les éduqués supérieurs arrivant aujourd’hui ou depuis quelques années sur le marché du travail, la situation est réellement dégradée. Les hautes études ne sont plus la garanti d’un statut élevé. Le système tend maintenant à réduire le volume des couches moyennes et donc à « prolétariser » les cadres à leur tour. Déjà, les statistiques électorales montrent que ces jeunes diplômés rejettent très majoritairement le système. En cas d’enclenchement du scénario « optimiste », ce seront probablement les éléments les plus avancés de la contestation. Qu’ils viennent à entraîner avec eux la génération précédente et tout peut basculer rapidement. Car les richissimes promoteurs du système néolibéral ne sont qu’une poignée d’individus. Privés du soutien de l’essentiel de la couche technicienne, leur pouvoir serait considérablement réduit.
Le scénario optimiste à t-il une chance de se réaliser ? Oui, je le pense. Les civilisations peuvent disparaître mais aussi, contre toute attente, renaître miraculeusement. Un seul exemple : la civilisation grecque qui, du temps d’Alexandre Le Grand, a connu deux siècles d’une nouvelle splendeur, après une longue phase de déclin. Il suffirait que 10 ou 15 % de la population échappe au narcissisme dans lequel elle est confite pour sortir de l’ornière.
Ce qui est sûr, c’est que nous serons fixés dans un avenir proche…
[1] L’année dernière, non seulement Total n’a versé aucun impôt au fisc, mais c’est le fisc qui lui aurait fait un chèque, les activités françaises du géant pétrolier étant légèrement « déficitaire » en France…
[2] Ce désengagement est une cause majeure d’accroissement des déficits budgétaires.
[3] L’Allemagne est un cas à part que j’ai évoqué dans un autre article d’Agoravox
[4] Afflux de capitaux, lourds déficits commerciaux et fort endettement des ménages sont très caractéristiques des économies anglo-saxonnes, Etats-Unis en tête.
[5] Il serait cocasse que l’occident redécolle économiquement en fabriquant des jouets en plastique à bas prix pour la riche classe moyenne chinoise…
[6] Emmanuel Todd, « Après la Démocratie », Gallimard
[7] Emmanuel Todd, « Après la Démocratie », Gallimard
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