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Dette Covid, hétérodoxie économique et financement de l’Etat belge. Faire le point…

Souvenons-nous. Alors que l’économie mondiale mettait temporairement la clé sous le paillasson au plus fort de la pandémie de Covid 19, l’heure était au « quoiqu’il en coûte ». La baisse de l’activité économique fut, à cette époque, particulièrement accusée. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Selon le Fonds monétaire international (FMI), le PIB mondial a connu une diminution de 3,1% en 2020. Quelques mois auparavant, le FMI tablait sur une augmentation du PIB mondial de l’ordre de 3,6% pour l’année 2020. Cette prévision constituait une amélioration par rapport à la conjoncture relevée en 2019. Une différence de 6,7 points de pourcentage (p.p) entre la croissance réelle et celle qui était annoncée quelques mois auparavant correspond évidemment à une situation de crise majeure. On en a, d’ailleurs, mesuré l’impact chez nous. Au cours l'année 2020, le PIB s’est littéralement écrasé accusant une chute de 6,8% au sein de la zone euro.

Un vilain virus est passé par là

Il s’agissait de la pire année de l'histoire économique contemporaine sur le Vieux Continent. Pour prendre la pleine mesure de cet évènement, la récession de 2009 s’était traduite en Europe par une diminution du PIB de 3,7%[1]. En ce qui concerne la Belgique, les données s’établissent comme suit. Le PIB y a diminué de 5,3%. Il s’agissait de la récession la plus profonde dans l’histoire du pays depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Par comparaison, la récession de 2009 s’était soldée chez nous par une baisse du PIB de 2%, tout comme, d’ailleurs, la récession de 1975 liée aux suites du premier choc pétrolier[2]. En consultant cette batterie de chiffres, on prend aisément conscience du caractère exceptionnellement grave quant aux conséquences sur l’économie des différentes mesures de confinement adoptées à partir du deuxième trimestre 2020. Il va de soi qu’une diminution de l’activité de cette ampleur devait être endiguée, coûte que coûte. L’enjeu portait sur la mise en œuvre d’un dispositif susceptible d’éviter d’entrer dans une dépression économique profonde comparable à celle que le monde a connue au cours des années 1930.

La solution passait, tout comme à cette époque d’ailleurs, par un relâchement de la discipline budgétaire et par un soutien de l’activité économique via des déficits. Cette réponse de type keynésien n’a jamais cessé d’appartenir aux paramètres de base des politiques économiques depuis les années 1930. L’application de ce paradigme de politique économique a, dans les faits, abouti à une multiplication des déficits publics aux quatre coins de la planète. C’est ainsi que la pandémie de COVID-19 a provoqué une hausse des niveaux d’endettement et a exacerbé les problèmes déjà existants avec à la clé l’apparition de nouvelles vulnérabilités. Certes, la dette publique mondiale est en voie de stabilisation depuis environ trois ans. Cependant, cette stabilisation correspond à un niveau d’endettement inhabituel au regard des repères historiques classiques.

Si l’on reprend l’exemple de la Belgique, la plus grande partie de la chute des revenus liée à la profonde récession que le pays a traversée a été compensée par les dépenses publiques. En plus d’être contraints à prélever moins de taxes (que ce soit sous la forme de cotisations de sécurité sociale ou d’impôts sur le revenu) en lien avec la baisse des revenus professionnels de la population, les gouvernements régionaux et fédéral ont adopté des mesures de soutien. D’un point de vue comptable, ces diverses mesures se sont soldées par un déficit de 9% du PIB en 2020. Si le ralentissement économique de 2020 s’est caractérisé par une dynamique brutale et soudaine, l’épisode de reprise qui lui a succédé fut également rapide et particulièrement soutenu. A cette époque, les entreprises ont pu reprendre la production dans la mesure où la consommation privée a été protégée dans le pays. Cet état de choses s’est notamment traduit par une croissance du PIB de 6,9% en 2021 quand l’heure du déconfinement a sonné. Pour situer le niveau de cette croissance de récupération, on précisera que depuis 1961, seule une année civile a connu un taux de croissance supérieur. En 1964, en effet, la croissance du PIB fut de 7%[3].

Les décisions politiques visant à garantir un soutien public massif au pouvoir d’achat se sont avérées cruciales dans la préparation de ce redécollage rapide de la croissance en Belgique. Pour le dire autrement quitte à raisonner par l’absurde, si les pouvoirs publics belges avaient, à cette époque, décidé d’alourdir le niveau des impôts pour récupérer le manque à gagner lié à la crise, nul doute bien entendu que la chute du PIB aurait été plus prononcée encore. Or, en analysant les données pour la période post-Covid, on constate que l’explosion de la dette publique en Belgique remonte à la période de confinement liée à la pandémie de coronavirus. En effet, on observe que le déficit des pouvoirs publics s’est résorbé dès les premiers moments de réactivation des sites de production de l’économie mondiale. C’est ainsi que le déficit des pouvoirs publics en Belgique est passé à 5,4% du PIB en 2021 puis 3,6% en 2022 (et ce malgré, les importantes mesures de soutien aux ménages en lien avec la crise énergétique qui a éclaté après l’invasion de l’Ukraine). La vigueur de la reprise ne peut s’expliquer uniquement par des facteurs d’offre. Il faut, à ce propos, se méfier des raisonnements fallacieux. Certes, l’économie du pays a chuté de manière particulièrement sensible, une fois le confinement décidé. Pour le dire familièrement, la production économique avait été mise sous cloche et la mobilité des travailleurs était des plus limitées. Bien entendu, dans de telles conditions, la chute de l’économie fut particulièrement marquée. Pour autant, on ne peut pas en conclure que la seule réouverture des sites de production a permis à l’économie belge de renouer avec la croissance.

Une dette qui a aussi (et surtout !) sauvé le Capital

En effet, sans le maintien d’une demande solvable, le retour à la normale aurait été beaucoup plus long. Autrement dit, les mesures de soutien qui ont été accordées au monde du travail à cette époque doivent être considérées, en réalité, comme autant d’adjuvants aux entreprises et à la rentabilisation de leurs investissements productifs. Sans soutien à la demande effective, ce capital aurait été perdu et les actionnaires des entreprises auraient essuyé de lourdes pertes. Les mesures de préservation du pouvoir d’achat de la population doivent donc être considérées comme des investissements qui ont permis in fine la poursuite de l’accumulation de capital. Il n’ya donc pas de raison pour que seul le monde du travail en paie l’addition aujourd’hui. Nous verrons d’ailleurs dans la suite de ce document qu’un retour trop brutal à la rigueur budgétaire ne sera pas sans conséquences sur la croissance économique du Vieux Continent, spécialement au moment où l’Europe est de plus en plus reléguée au second plan en matière d’investissements productifs et d’innovation technologique par la Chine et les Etats-Unis d’Amérique.

On ne niera évidemment pas que les pouvoirs publics dans leur ensemble à travers le monde n’ont jamais connu, comme le note le FMI, un tel niveau d’endettement depuis la Grande Crise financière de 2007-2009. Mais faut-il, pour autant, comme le préconise tout l’écosystème des officines dédiées à la propagation de la pensée unique, de la Commission européenne au FMI, préconiser une nouvelle vague d’austérité visant à rétablir les grands équilibres comptables des finances publiques ?

Ce serait oublier un peu vite que les grandes phases d’endettement dans l’histoire économique ne se sont pas toujours réglées à la faveur d’un durcissement des politiques budgétaires. Dans le passé, les problèmes d’endettement excessif ont été résolus selon, en réalité, une combinaison d’éléments programmatiques correspondant à six mesures, elles-mêmes regroupables en deux pôles. Le premier d’entre eux correspond à trois politiques orthodoxes auxquelles renvoient la promotion de la croissance du PIB, l’austérité budgétaire ainsi que les programmes de privatisation. Le second, quant à lui, rassemble trois approches hétérodoxes, à avoir la liquidation des dettes par l’inflation souvent associée à la répression financière, les opérations de restructuration ou d’annulation de la dette et la taxation des grands patrimoines[4]. On notera avec le plus grand intérêt que cette approche qui relativise sur le plan théorique l’idéologie néolibérale (ô combien) dominante provient de la…Banque mondiale, qui n’est pas à proprement parler un centre névralgique de la subversion et de la contestation sociales. Peu importe, au demeurant, pour qui votent les électeurs de l’axe E411 en Wallonie, si la Banque mondiale diffuse ce type de productions, c’est bien que le mur de l’hégémonie néolibérale s’est fissuré et cela finira bien par percoler chez nous un jour ou l’autre.

Une analyse fine des politiques économiques menées au sein des pays de l’OCDE prouve en tout état de cause que ce deuxième pôle hétérodoxe n’appartient pas, loin de là, au royaume des chimères. En effet, il a clairement été privilégié comme outil de politique économique au cours des Trente Glorieuses de 1945 à 1975. On notera, au passage, que cette période de l’histoire économique fut la plus prospère en Europe occidentale. Entre 1950 et 1973, la croissance économique annuelle moyenne des douze pays qui, à l’époque, faisaient partie de ce l’on appelait alors la Communauté économique européenne a été de 4,6%. En France, à cette époque, le taux marginal de la dernière tranche imposable a généralement été égal ou supérieur à 70%[5].

En ce qui concerne la Belgique, on repère un mouvement similaire à la même époque. A la fin de la guerre 1914-1918, le Parti Ouvrier Belge (POB) avait posé comme préalable à sa participation au gouvernement dit d’union nationale un certain nombre de conditions garantissant des avancées sociales appréciables pour l’époque. Outre l’octroi du suffrage universel pour les hommes de plus de 21 ans ainsi que son inscription dans la loi fondamentale du Royaume, les socialistes ont exigé et obtenu la diminution de la durée de la conscription militaire, la semaine des 40 heures ainsi que la progressivité de l’impôt sur le revenu. Cette dernière va se caractériser par un mouvement d’amplification au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. En effet, le taux marginal d’imposition ne va cesser d’augmenter. C’est ainsi qu’en 1978, une révision du barème a été introduite de manière à ce que les taux soient relevés. A cette époque, le taux marginal maximum a été remonté au niveau de 70% jusqu’au moment et un plafond de 67,5% pour ce qui est du taux moyen d’imposition a été atteint. Auparavant, le taux marginal maximum s’élevait à 60% et le taux moyen maximum à 50%[6]. Au cours des années 1990 et 2000, l’évolution du taux marginal d’imposition en Belgique se caractérisera, au contraire, par une diminution des taux marginaux d’imposition qui connaîtra son apogée au moment de la réforme Reynders de 2001 qui a supprimé les taux marginaux les plus élevés (52,5 et 55%, soit des niveaux de taxation déjà en net recul par rapport aux taux en vigueur durant les années 1970) pour conserver une dernière tranche supérieure rabotée à 50%[7].

Hétérodoxie en action

L’égalitarisme fiscal des Trente Glorieuses était envoyé aux soins intensifs après un tel traitement de choc. A ce propos, on n’oubliera pas de mentionner que la configuration post-Covid des économies appelle structurellement à une réhabilitation de la progressivité de l’impôt, du moins si l’on prend au pied de la lettre la métaphore de la guerre qui a été abondamment utilisée par tous les gouvernements aux prises avec la pandémie. Certes, en Belgique, le concept de « guerre » n’a jamais été mis en avant expressis verbis dans la communication gouvernementale, Notre gouvernement préférait parler d’une « crise du soin ». Cela dit, en Belgique aussi, les mesures de confinement ont consisté en une agression psychologique absolument comparable à ce qui a été mis en place ailleurs. La population a subi d’immenses privations durant cette période. De surcroît, comme à chaque époque de conflit majeur, les catégories sociales les plus défavorisées ont payé un plus lourd tribut qu’en haut de la pyramide des classes. C’est que le Covid a été une maladie de classe. C’est ainsi que dès le début de la crise sanitaire, les communes du nord de la Région bruxelloise ont été plus touchées par la pandémie. Les habitants de Molenbeek avaient 50% de risques en plus de contracter la maladie que les résidents de Woluwe-Saint-Pierre. On invoquera parmi les causes ayant favorisé cet état de choses des quartiers « où la distanciation sociale est plus difficile à respecter de par leur densité, et des logements trop petits pour ralentir les contaminations intrafamiliales. Quant aux travailleurs moins qualifiés, ils exercent souvent des professions où le télétravail est impossible et le contact rapproché fréquent »[8].

De surcroît, tout le monde n’a pas été renvoyé à la maison à cette époque en Belgique. On se souviendra par exemple du personnel soignant dont la classe politique ne semble plus guère se soucier de nos jours alors qu’une crise, à l’heure où ces lignes étaient écrites (22 octobre 2024), au sein du Conseil Général de l’INAMI était susceptible de conduire les mutuelles à ne plus pouvoir rembourser les soins de santé dès le mois de septembre 2025[9]. De surcroît, on n’oubliera pas de mentionner que près de 500.000 ouvriers ont continué à être occupés dans des secteurs non-essentiels de l’économie durant la pandémie. Si les revendications du mouvement social reprennent cet imaginaire d’une dette post-Covid décrite comme analogue à celle résultant d’un état de guerre, il est parfaitement logique qu’elles exigent une forme d’indemnisation de la part des classes supérieures via la redistribution fiscale. Le pouvoir d’évocation politique de l’imaginaire politique de la guerre est primordial du point de vue de la réhabilitation des vertus de la progressivité de l’impôt. Même les familles de capitalisme les plus libérales dans le monde anglo-saxon ont eu tendance dans l’histoire à relever la progressivité des contributions après la survenance d’un conflit majeur.

C’est ainsi qu’aux Etats-Unis, on observe dès la Seconde Guerre mondiale une augmentation de la progressivité de l’impôt. En 1942, un taux de 50% est appliqué aux contribuables US qui atteignent un niveau de revenu de 700.000 dollars par an. A partir de 8,8 millions de dollars, le taux en vigueur est de 88%. A partir de 1944, le taux marginal va à nouveau être augmenté pour faire face aux dépenses de guerre. Il atteindra le niveau quasi confiscatoire de 94% au-delà d’un revenu annuel de 6,9 millions de dollars. Il va, après la fin de la guerre, se stabiliser au niveau de 70% mais en revanche, il correspondra à des seuils de revenus revus sensiblement à la baisse. Le niveau à partir duquel sera appliqué ce taux ne cessera donc de diminuer tant et si bien qu’en 1979, quelques mois avant l’arrivée de Ronald Reagan à la Maison Blanche, le taux marginal supérieur de 70% s’appliquant à un contribuable célibataire correspondait à un revenu annuel de 460.000 dollars[10]. On a peine à croire que les Etats-Unis sous Jimmy Carter avaient atteint un tel niveau d’égalitarisme fiscal quand on cherche à établir des comparaisons avec la situation prévalant aujourd’hui outre-Atlantique mais il s’agit là d’une donnée tout-à-fait tangible qui permet en fait d’établir que des projets ambitieux de transformation sociale ne relèvent pas nécessairement de la pure rêverie.

Il faut insister sur ce point car d’un point de vue macroéconomique, les recettes que permettront de dégager une progressivité fiscale revue à la hausse sont de nature à répondre à un défi de taille pour l’économie européenne. Si nous voulons que les économies du Vieux Continent fassent redécoller leurs gains de productivité à la hausse, nous nous trouvons aujourd’hui à la croisée des chemins. Ou bien les pouvoirs publics pourront procéder à des investissements publics massifs ou bien le décrochage productif de l’Europe face à l’Asie et aux Etats-Unis sera appelé à s’approfondir. Or, en ce qui concerne ce domaine particulièrement crucial, le temps presse tant le retard des industries du Vieux Continent est devenu important.

Les données en matière d’investissement en Europe sont, c’est bien connu, défavorables face à la Chine. En 2023, la part des investissements (également appelée « formation brute de capital fixe » en macroéconomie) dans l’Empire du Milieu était de 43% en 2022 contre 23% à la même époque chez nous[11]. On ne se focalisera pas trop longtemps sur cette différence entre la Chine et l’Europe puisque contrairement au continent européen qui est une économie mature, la Chine est un pays émergent occupé à combler son différentiel de développement avec les pays de l’OCDE. En revanche, on s’inquiètera davantage de la comparaison avec les Etats-Unis. En effet, l’investissement dans le segment des nouvelles technologies équivalait en 2022 à 5% du PIB des États-Unis contre à peine 2,8% du PIB en moyenne au sein de la zone euro. Pour ce qui est des dépenses de recherche et développement, elles atteignaient, en 2022, 3,5 % du PIB aux États-Unis contre 2,3 % du PIB dans la zone euro. En outre, les spécialistes constatent qu’à partir de 2016-2017, le différentiel d’investissement dans la recherche et le développement entre le Vieux Continent et les Etats-Unis s’est sensiblement accru. C’est d’ailleurs également à partir de cette époque que la productivité a commencé à croître nettement plus rapidement outre-Atlantique que dans nos contrées[12].

Sans un franc soutien des pouvoirs publics à la formation brute de capital fixe, le retard européen ne sera sans doute jamais comblé. Il y a là un enjeu de redistribution fiscale. De ce point de vue, il faudra de plus en plus dans les années qui viennent s’inscrire en faux contre deux discours, par ailleurs étroitement liés sur le plan logique, de justification de l’hégémonie idéologique du néolibéralisme. A ce propos, on commencera d’abord par relever à partir des textes de l’Union européenne qu’un rééquilibrage des budgets des Etats membres peut s’opérer à partir d’un choix politique exclusif d’augmentation des recettes fiscales. Pour s’en convaincre, on sera bien avisé de consulter une source étroitement liée à la Commission européenne, laquelle précise que cette dernière évalue le respect des règles budgétaires via un nouvel indicateur, à savoir le taux de croissance des dépenses nettes. Ce dernier, contrairement au niveau des déficits publics, n’est pas fonction du taux de croissance économique du pays. Cette distinction conduit à ce qu’en cas de grave crise économique, les Etats membres ne seront pas placés dans l’obligation de pratiquer une politique de réduction des dépenses. Parallèlement, ces mêmes Etats membres ne seront pas non plus autorisés à augmenter leurs dépenses en cas de forte expansion économique si une croissance importante du PIB survenait ou en cas de profits exceptionnels. Au contraire, la nouvelle stratégie budgétaire des institutions européennes les oblige à épargner afin de faire face aux coups durs que l’avenir ne saurait manquer de leur réserver. Par conséquent, les Etats européens ne sont habilités à dépasser un certain niveau de dépenses que si les dépenses supplémentaires budgétées par les gouvernements font l’objet d’un financement assuré expressément par des recettes complémentaires[13].

Autrement dit, puisque l'augmentation des recettes afin de compenser la progression des dépenses est complètement en phase avec les traités européens, faire reposer un plan d’assainissement des finances publiques sur la seule activation des recettes est parfaitement admissible. La justesse de ce point de vue a d’ailleurs pu être vérifiée à l’occasion des travaux parlementaires qui se sont tenus récemment dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale en France. Devant les propositions de redistribution fiscale du Nouveau Front Populaire, la droite et la macronie se sont abondamment répandues dans les médias sur la nécessité absolue de réduire les dépenses pour satisfaire au cadre européen. Cependant, ils n’ont pas reproduit cet argument dans les travaux officiels de l’Assemblée nationale. Ils se sont, au contraire, contentés de dénoncer, antienne archiconnue, le niveau écrasant de la fiscalité en France[14]. Nul doute que s’ils avaient pu dénoncer l’amateurisme de la France Insoumise, ils ne s’en seraient pas privés. Il n’a d’ailleurs même pas été possible aux partis du centre et de la droite de s’opposer sur cette base, en tout cas, à la pérennisation de la contribution sur les hauts revenus désirée par le Nouveau Front Populaire[15]. Ce point est important car nous risquons dans les années à venir d’entendre trop souvent que « l’Europe interdit que l’on jette l’argent par les fenêtres », spécialement quand lesdites fenêtres donnent sur les besoins structurels de la santé, de la culture, de la protection sociale et des services publics.

Cependant, on doit critiquer sur un plan à la fois idéologique et théorique la disposition qui vise à garantir de nouvelles dépenses par des recettes supplémentaires puisqu'elle part du principe, au demeurant très contestable, que les déficits constituent exclusivement un coût. Or, on a pu vérifier depuis que Keynes que ce n’est pas l’épargne qui crée l’investissement mais au contraire, l’investissement qui permet la croissance du revenu et donc, l’épargne. Pour schématiser, on peut dire que depuis l’apparition des comptabilités nationales modernes au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le revenu de la population est également identique à la valeur ajoutée, c'est-à-dire l’addition de l'investissement et de la consommation finale. Si les ménages décident de diminuer leur épargne, il en résulte une augmentation de leur consommation, mais puisque leur consommation s’accroît, ces mêmes ménages vont également faire croître la production et la valeur ajoutée, c'est-à-dire également leur revenu. Le niveau de leur épargne n’est donc finalement pas modifié. A l’issue de ce développement, on peut clairement voir que la disposition visant à empêcher la formation de dépenses supplémentaires sans que celles-ci, du moins, ne soient précédées de recettes supplémentaires tourne complètement le dos à ces précieux enseignements. Il ne faut dès lors pas être grand clerc pour comprendre pourquoi l’Europe est à la traîne côté croissance économique. En tout état de cause, nous prouverons dans les pages qui vont suivre qu’un programme fiscal de gauche est de nature à soutenir la croissance du PIB en zone euro[16].

Evidemment, tant que les programmes de gauche continueront à être présentés comme le sommet de la fantaisie par les grands médias, de plus en plus alignés depuis une bonne trentaine d’années sur les intérêts du capital, la capacité de conviction autour de ces propositions sera forcément limitée. Il y a donc du pain sur la planche pour un travail d’analyse critique de l’économie politique à mener dans le cadre des grandes campagnes anti-austérité qui auront lieu dans les mois à venir. L’annulation des dettes constitue un bon exemple de ce point de vue. Pour la majorité de la population biberonnée à l’idéologie dominante, il va de soi qu’il est impossible d’annuler des dettes publiques et que les pays les plus prospères d’Europe occidentale n’ont jamais connu d’épisode, du mois récent, de ce type. D’ailleurs, c’est précisément cette crédibilité face aux créanciers qui explique la prospérité (plutôt inéquitablement répartie) dans nos contrées. Ite missa est. Fin de la discussion. Le bon sens populaire a ceci de commun avec la foi religieuse que ni l’une ni l’autre n’interrogent les présupposés sur lesquels sont érigées leurs professions de foi. En effet, le pays le plus régulièrement cité en exemple dans les média mainstream pour la rigueur de sa gestion de ses finances publiques, à savoir l’Allemagne, ne serait peut-être pas tout-à-fait la grande puissance qu’elle est effectivement aujourd’hui sans une opération d’annulation de ses dettes.

Pour information, un accord entre l’Allemagne fédérale et les grandes puissances a été conclu à Londres en février 1953. Les tractations portaient sur des volumes de dette correspondant à un montant de près de 16 milliards de marks résultant des dommages et intérêts imposés par le traité de Versailles à la république de Weimar au lendemain de la Première Guerre mondiale qui n’avaient jamais été payées mais aussi des emprunts contractés par le gouvernement allemand dans les années 1920-1930 et dont le remboursement a été purement et simplement suspendu après l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir en 1933, sans oublier non plus 15 milliards de marks correspondant à des emprunts contractés après la fin de la Deuxième Guerre mondiale auprès des Alliés, essentiellement les États-Unis. Selon l'accord conclu à Londres, le montant total à rembourser fut réduit de moitié et rééchelonné sur une période de 30 ans. Ces mesures correspondaient dans les faits à une annulation de la dette allemande. En effet, vu la croissance particulièrement rapide à cette époque de l’Allemagne favorisée à partir de 1949 par le plan Marshall chargé notamment d’assurer la reconstruction des infrastructures du pays, les montants nominaux de ces dettes allaient évidemment peser de moins en moins lourd par rapport au PIB allemand.

Au total, ces opérations de remboursement, vu l’importante croissance du PIB allemand au début des années 1950, se sont donc avérées particulièrement légères pour le Trésor de la jeune RFA. Pour situer des ordres de grandeur à ce propos, on mentionnera que de 1947 à 1952, le PIB de l’Europe occidentale a augmenté de 30% avec une progression de la production industrielle de près de 40%. A l’époque, les Européens dépensaient de l’argent qu’en réalité, ils n’avaient pas (pour reprendre un refrain à la mode en ces temps de droitisation des esprits), s’endettaient à des taux d’intérêts réels négatifs et n’hésitaient pas à annuler une grosse partie des importantes dettes contractées par l’Allemagne[17]. Le résultat en termes de croissance du PIB fut spectaculaire. Il y a là matière à réflexion pour l’Europe austéritaire qui aujourd’hui bouche l’horizon des sociétés du Vieux Continent.

La dette Covid et nous…

A côté des pistes classiques de redistribution fiscales, on peut déjà signaler qu’il existe une alternative en termes de restructuration ou d’annulation partielle de dettes qui sera indolore pour les marchés mais hautement bénéfique pour les pouvoirs publics dans toute l’Europe. Cette mesure devrait porter sur la dette Covid. On reviendra plus longuement sur l’impact d’une telle annulation de cette dette sur l’économie belge sans son ensemble.

Pour comprendre en quoi consiste la dette Covid, il faut remonter au moment où la BCE a épaulé les Etats de la zone euro dans leur lutte contre la dépression qui guettait à l’époque où l’on mettait sous cloche les économies du Vieux Continent. Il y a 4 ans, la BCE a donc mis au point un outil d’intervention nommé « Pandemic Emergency Purchase Programme » (PEPP). On pourrait traduire cette dénomination par Plan d’achat d’urgence lié à la pandémie (PAUP). Nous privilégierons cette appellation française dans la suite du document. Le PAUP désigne un outil de politique monétaire non conventionnelle lancé en mars 2020 et destiné à défendre l’économie européenne contre deux risques majeurs. Tout d’abord, il fallait éviter la réédition d’un scénario type 2008 quand devant la dégradation de la conjoncture, les banques ne se prêtaient plus d’argent entre elles. Ce phénomène de resserrement du crédit (en anglais, on parle de credit crunch) contribue évidemment beaucoup à entretenir la morosité économique et ce cercle vicieux est susceptible de se conclure par un épisode dépressif comparable aux années 1930. En achetant massivement des obligations sur les marchés financiers, la BCE faisait augmenter artificiellement la demande sur ces derniers. Or, si un titre est très demandé sur les marchés, c’est qu’il est particulièrement sûr. Par conséquent, le taux d’intérêt correspondant à cet actif va baisser puisqu’un taux d’intérêt sur un marché financier correspond à une prime de risque. L’adage populaire qui veut que l’on ne prête qu’aux riches trouve ici une illustration pour le moins magistrale.

Cette baisse voulue des taux d’intérêt nous conduit à aborder le deuxième danger auquel entendait répondre le PAUP. Ce péril se rapportait directement au fait que le très sérieux ralentissement économique qui se profilait à l’horizon à cette époque entrait directement en contradiction avec l’objectif de taux d’intérêts bas de la BCE puisqu’en cas de credit crunch, les taux d’intérêt deviennent prohibitifs. La chose tombe sous le sens. Or, en l’absence d’activité économique réelle en Europe à cette époque, la BCE avait beau y garantir des taux bas, il fallait impérativement que les Etats s’endettent pour garantir la consommation en mettant en œuvre des mécanismes de soutien à la population. Sans cela, le capital eût périclité. C’est ce défi qu’a relevé le PAUP. On notera au passage que c’est bien la consommation qui a sauvé l’économie européenne. Pourquoi dès lors tenter de lui faire porter le chapeau des problèmes de finance publique que nous rencontrons aujourd’hui ? Il y a là une contradiction logique qui ne résiste pas à une analyse froide et objective des enjeux relatifs à la crise économique liée à la pandémie de Covid-19.

Dans le concret, le PAUP correspondait à un programme temporaire d’achat d’actifs sur les marchés secondaires (c’est-à-dire le marché de l’occasion des obligations, qu’il s’agisse de titres du secteur public ou privé public). Le Conseil des gouverneurs de la BCE avait décidé dans un premier temps d’une enveloppe originelle de 750 milliards. Signe de l’extrême gravité de la situation économique, un montant additionnel de 600 milliards d'euros a été décidé en juin 2020, auquel s’est ajouté un volume supplémentaire de 500 milliards d'euros en décembre de cette même année. Au total, le PAUP a fini par représenter un volume d’achat de 1.850 milliards d'euros. On notera toutefois que ce volume était purement théorique puisque les sommées allouées par la BCE au titre du PAUP ont finalement été inférieures à ce montant.

A l’origine, la répartition de référence achats dans le cadre du PAUP de titres émis par le secteur public devait, en théorie, être fonction de la participation au capital de la BCE des différentes banques centrales nationales partie prenante à l’eurozone. Dans la pratique, on note toutefois que les rachats d’actifs se sont effectués au fil du temps de manière dérogatoire par rapport à ce principe initial. En fait, les achats ont été effectués de façon souple en accordant la priorité à l’analyse des conditions de marché. De cette façon, la BCE évitait que qu’un resserrement du crédit finisse par survenir dans un pays, ce qui aurait exercé de toute manière un effet en retour négatif sur tous les pays ayant l’euro comme devise commune. Ces règles de flexibilisation correspondaient bien à une situation d’urgence.

L’importance du secteur public, aujourd’hui pointé du doigt en raison de sa supposée obésité, était d’ailleurs telle à l’époque pour soutenir les marchés financiers et l’accumulation de capital dans la zone euro que la BCE avait décidé de dépasser la limite qu'elle s'était auparavant fixée, lors des autres épisodes de programme non-conventionnel, en ce qui concerne les volumes de dette publique détenue. C’est ainsi qu’au cours de la crise Covid, elle s’est autorisée à détenir le cas échéant plus de 33% de la dette publique de certains Etats membres de la zone euro. Auparavant, cette limite était pourtant présentée conne sacro-sainte et à ce titre, absolument indépassable lors des précédents épisodes de politique monétaire non-conventionnelle.

Après application de ce programme de méga assouplissement quantitatif, on observe que les taux d’intérêts dans la zone euro ont, durant la crise Covid, beaucoup baissé. Pour un actif sûr comme l’est la dette belge, la politique de pression à la baisse a débouché sur des taux d’intérêts nominaux particulièrement réduits. Une pression objective à l’endettement dans le chef des pouvoirs publics en a résulté.

Le 23 octobre 2024, le taux correspondant à un titre de la dette belge à 10 ans était de 2,85%. Par opposition, on remarque qu’en pleine pandémie, les taux d’intérêt sur la dette belge étaient…négatifs. Cela signifie que les investisseurs, face à l’importance de la crise à cette époque et la peur du risque qu’elle provoquait alors, préféraient payer l’Etat belge plutôt que de risquer leur argent ailleurs dans le système économique. En fait, les taux d’intérêt des obligations l’Etat belge ont été négatifs ou très faiblement positifs du printemps 2020 jusqu’au premier trimestre 2022.

En décembre 2021, le Conseil des gouverneurs de la BCE a décidé de mettre fin aux achats d'actifs nets dans le cadre du PAUP à la fin du mois de mars 2022. Parallèlement, le Conseil des gouverneurs a décidé que les remboursements de principal venant à échéance des titres achetés dans le cadre du PAUP seraient réinvestis au moins jusqu'à la fin de l’année 2024.

De surcroît, le dégonflement du portefeuille PAUP serait effectué très partiellement de manière à éviter une remontée trop brutale des taux. Deux ans plus tard, ce même Conseil des gouverneurs a annoncé au cours du premier semestre 2024 son intention de continuer à réinvestir intégralement le principal des titres achetés dans le cadre du PAUP arrivant à échéance et de réduire le portefeuille PAUP de 7,5 milliards d'euros par mois, cette fois au cours du deuxième semestre 2024. A cette même époque, le directoire de la BCE annonçait son intention d’interrompre les réinvestissements dans le cadre du PAUP à la fin de l’année 2024.

Signalons encore qu’au début du printemps 2022, le PAUP équivalait donc à un bilan de plus de 1.700 milliards d’achats nets, dont 97% de titres publics (y compris supranationaux)[1]. Ce dernier chiffre est important.

Il permet, en effet, de voir que le PAUP a été fondamentalement dirigé vers le marché secondaire des obligations publiques. Cet état de choses permet d’anticiper que toutes les évolutions et tendances constatées au sein du portefeuille PAUP de la BCE auront forcément des incidences en matière de financement des passifs publics.

Pour information, le volume en octobre 2024 des actifs détenus par la BCE au titre du PAUP s’élevait à 1.634,34 milliards d'euros. Nous pouvons a priori supposer que 97% de cette masse bilantaire correspond à des actifs publics, soit au total près de 1.585,31 milliards d’euros. Cette hypothèse se vérifie pleinement puisqu’en creusant le bilan de la BCE, on peut s’apercevoir que les titres du secteur public s’élevaient, en réalité, à 1.585,59 milliards d’euros.

Ces chiffres nous conduisent à constater que le dégonflement opéré à partir de 2023 est fort relatif. De surcroît, on peut, sur la base de ces chiffres, tenir comme certaine l’idée que les actifs PAUP peuvent jouer un rôle important dans la formulation de recommandations de gestion des déficits publics qui tourneraient radicalement le dos aux postulats austéritaires actuellement dominants sur le Vieux Continent[2].

Quel impact ces données peuvent-elles exercer sur un pays comme la Belgique ?

En ce qui concerne la répartition des actifs détenus par la BCE au titre du PAUP en fonction des pays, on obtient le tableau suivant.

Pays

Achats nets cumulés fin septembre 2024 (milliards d'euros)

Autriche

43,322

Belgique

56,668

Chypre

2,424

Allemagne

383,097

Estonie

0,256

Espagne

191,881

Finlande

25,856

France

296,98

Grèce

38,266

Irlande

25,234

Italie

285,147

Lituanie

3,077

Luxembourg

1,886

Lettonie

1,79

Malte

0,614

Pays-Bas

77,589

Portugal

31,588

Slovénie

6,419

Slovaquie

7,944

Instit. supranationales européennes

161,892

Source : BCE, septembre 2024.

On voit ici clairement que la BCE détenait en septembre de cette année pour quelques 56 milliards d’euros de dette publique belge. Ce chiffre correspond à la différence entre le coût d'acquisition de toutes les opérations d'achat et les montants nominaux remboursés. Autrement dit, les taux d’intérêt à percevoir dans le futur sur le principal ne sont pas repris dans ce chiffre. Mais comme les taux d’intérêt étaient particulièrement bas au moment de la crise Covid, c’est une variable qui ne va guère jouer dans la suite de nos calculs. On peut donc ne pas s’en occuper.

La Belgique est le 5ème pays de l’Euroland en termes de participation au capital de la BCE. Pourtant, avec une dette de près de 57 milliards d’euros, la Belgique arrive en 7ème position sur les 19 pays de la zone euro concernés par le PAUP et 8ème sur 20 si l’on intègre les institutions nationales européennes dans notre classement. A l’origine, les achats de titres de dettes nationales devaient pourtant refléter l’importance des pays dans le capital de la BCE.

Ce décalage valait la peine d’être souligné tant il illustre à quel point le modus operandi des institutions européennes a, cette fois, différé du traitement de la crise de la zone euro entre 2010 à 2013. Un certain degré de flexibilité a, dans ce cas de figures, permis de disposer d’une stratégie plus à même de s’occuper prioritairement des pays les plus touchés par la crise Covid. Une précision supplémentaire doit encore être apportée au sujet des titres correspondant à des institutions supranationales européennes. Ces dernières regroupent notamment la Banque européenne d’investissement (BEI), soit la banque à capitaux publics de l’Union européenne et dont les Etats membres sont les actionnaires, ainsi que la Commission européenne qui depuis quelques années emprunte également sur les marchés de capitaux. Pour information, ces institutions étaient le 5ème acteur, par ordre décroissant d’importance, à être concerné par les opérations de rachat de dettes de la BCE avec en septembre de cette année un volume de 161,892 milliards d’euros.

Nous avons vu auparavant qu’à partir de décembre 2021, la BCE s’était engagée dans un programme de réinvestissement des remboursements de principal. En outre, nous savons également depuis le mois de mars de cette année, que cette politique de réinvestissement s’arrêtera en janvier 2025. En fin de compte, quel a été l’impact de ces importantes décisions sur l’encours de la dette Covid belge détenue aujourd’hui par la BCE ?

En consultant la base de données de cette dernière, on peut s’apercevoir que des achats supplémentaires de dette publique belge ont été réalisés par la BCE pour un montant de 214 millions d'euros. La Belgique n’est pas le seul pays de l’eurozone dans ce cas. En réalité, à l’heure où ces lignes étaient écrites, seuls les titres publics de quatre Etats membres faisaient l’objet de cessions nettes de la part de la BCE. Il s’agit par ordre décroissant de l’Allemagne, de l’Italie, des Pays-Bas avec des désengagements en septembre 2024 de respectivement 6,471, 3,986 et 2,210 milliards d’euros ainsi que de la Slovénie dont les obligations publiques ont été remises sur les marchés par la BCE pour une valeur de 302 millions d’euros à la même époque. Les obligations émises par les institutions supranationales européennes faisaient également l’objet de cessions en septembre de cette année mais pour un volume nettement moins élevé (123 millions d’euros).

Au passage, on se posera une question. Comment se fait-il que la BCE programme encore des achats de la dette publique belge alors que la pandémie est déjà passée depuis belle lurette ? Ces opérations correspondent aux réinvestissements décidés par la BCE il y a deux ans. Ces réinvestissements seront de toute manière terminés pour début 2025 et l’Etat belge ne sera plus du tout concerné par ces décisions de politique monétaire.

Indécentes propositions

C’est ici que la réhabilitation d’un élément de politique hétérodoxe de règlement des passifs publics peut, et doit, être menée, à savoir l’annulation des dettes. En l’espèce, il s’agit tout particulièrement de la revendication d’annulation de la dette qui a été rachetée par la BCE au moment de la crise de la Covid-19. Ces achats de dette ont fait mécaniquement pression à la baisse sur les taux d’intérêt au moment où la dépense publique et la consommation des ménages devaient permettre au Capital de ne pas être complètement englouti par une chute de la production qui n’avait jamais eu d’équivalent chez nous depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

A cette époque, nul ne pouvait se douter que les taux remonteraient de manière aussi radicale entre 2022 et 2024. Pour mémoire, le 1er mars 2022, alors que la Russie s’apprêtait à envahir la Russie, le taux d’une obligation belge à 10 ans (OLO 10 ans dans le jargon) était de 0,440%. Il s’agissait là d’un niveau particulièrement bas. C’est alors que l’inflation importée, résultant de l’explosion du prix des produits énergétiques, a été traitée par un resserrement des taux d’intérêt au niveau de la BCE. En octobre 2024, soit un an et demi après l’éclatement de la guerre en Ukraine, le taux d’une OLO 10 ans était de 3,520%. En 18 mois, le taux de la dette publique belge à 10 ans a donc été multiplié par 8. Une situation aussi exceptionnelle ne peut être traitée par des moyens classiques. En effet, alors que des taux d’intérêt bas permettaient la reconduction de profonds déficits, la remontée soudaine du loyer de l’argent se traduit depuis deux ans par une modification à ce point drastique des paramètres de la gestion publique qu’on peut sans exagérer la qualifier de coup de force. Un État renouvelle, en effet, en permanence sa dette quand elle arrive à échéance. L’augmentation du niveau des taux d'intérêt sur les marchés se répercute donc progressivement sur la charge d’intérêt des dettes publiques au fur et à mesure que la dette arrivant à terme est refinancée.

C’est pour cette raison que l’auteur de ces lignes a fait partie des signataires de la tribune qui appelait en février 2021 à l’annulation de la dette Covid détenue par la BCE[1]. Cette carte blanche parue simultanément dans plusieurs quotidiens européens, dont Le Monde, a également très oecuméniquement réuni côté belge Paul Magnette, Thomas Piketty, Eric Toussaint et Philippe Defeyt.

A l’heure où ces lignes étaient écrites, on pouvait chiffrer ce que représenterait pour la Belgique l’annulation de sa dette Covid détenue par la BCE. Pour calculer cet avantage, il nous faut disposer de deux données, à savoir d’une part, le volume à rembourser (soit 56,668 milliards d’euros comme vu auparavant) et la maturité de ces titres (c’est-à-dire 5,72 ans[2]). Pour rappel, la maturité d’une obligation renvoie à la durée qui sépare la date d’émission d’une obligation et la date à laquelle sa valeur faciale sera remboursée. L’annulation de la dette Covid représente donc un gain pour les finances publiques belges de 9.91 milliards par an. Sur une législature de 5 ans, on obtient un total de 49,55 milliards d’euros. Il s’agit là d’une moyenne puisque certains titres détenus par la BCE ont une maturité plus longue que cette moyenne de 5,72 ans. Par exemple, les derniers titres de la dette belge acquis en septembre 2024 se caractérisaient par une maturité de 9,84 ans. Si toutes les OLO de l’Etat belge détenus par la BCE se caractérisaient par un tel niveau de maturité, le gain annuel pour les finances publiques belges résultant de leur annulation serait de 5,76 milliards (soit un gain pour une législature de 60 mois de 28,8 milliards d’euros). Les données que publie la BCE ne permettent pas d’établir une pondération précise de la maturité des OLO qu’elle détient. Pour palier cette lacune, on a choisi de faire la moyenne de deux scénarios dont nous savons d’ores et déjà qu’ils sont purement théoriques. L’un désigne l’hypothèse correspondant au fait que la maturité des OLO que détient la BCE correspond à 5,72 ans. L’autre est sous-tendu par l’hypothèse d’une maturité des OLO détenues par la BCE de 9,84 ans. En faisant la moyenne de ces deux cas de figures, on obtient un gain pour les finances publiques belges de 37,15 milliards d’euros, soit (28,8+49,55/2), au cours d’une législature de 5 ans (soit 7,43 milliards par an).

Nous sommes très au-delà de ce que prévoit la note De Wever qui envisage de réaliser des économies pour près de 28 milliards d’euros. Contrairement à l’annulation de la dette Covid, les pistes proposées par le formateur De Wever sont beaucoup plus douloureuses pour la population. De surcroît, comme elle ne consiste pas en une suite de coupes claires dans les dépenses publiques, l’annulation de la dette Covid n’exerce pas d’effet déprimant sur le PIB et partant, sur les recettes fiscales. On peut d’ailleurs évaluer quantitativement cet effet. Il y a une dizaine d’années, Olivier Blanchard et Daniel Leigh du FMI (bref, tout sauf une organisation révolutionnaire) ont estimé qu’en période de crise, la sensibilité de l’activité économique aux évolutions de la dépense publique avait été particulièrement sous-estimée, spécialement dans les périodes de récession. Avant la crise de 2008, le FMI misait sur un multiplicateur de 0,5 entre la suppression d’une dépense et son impact sur le PIB. Autrement dit, pendant longtemps, les modèles du FMI prévoyaient qu’une diminution de dépenses de 100 euros s’accompagnerait d’une diminution de 50 euros du côté du PIB. Dans ces modèles, si l’on supprime des dépenses publiques, cela n’entraîne pas de spirale récessive. Or, à l’occasion du krach de 2008 puis de la crise de la dette dans la zone euro, on a pu observer des multiplicateurs de 1, voire davantage encore, entre la réduction de dépense publique et l’impact de cette dernière sur la croissance du PIB. En supprimant 100 euros de dépenses, on supprimait donc de la richesse collective pour au moins100 euros[3]. Il s’agit là d’un scénario nettement plus défavorable.

Si ces hypothèses devaient encore se vérifier à l’avenir, on peut s’attendre à ce que le PIB de la Belgique soit amputé de 14 milliards d’euros à l’horizon 2030 puisque le plan de la coalition Arizona, pas encore formée à l’heure où ces lignes étaient écrites (octobre 2024), prévoyait des coupes claires pour un montant analogue. On observera qu’avec le plan d’annulation de la dette Covid, on dépasse, et de loin, une consolidation de 28 milliards. Avec 37,15 milliards d’euros, l’Etat belge disposerait même d’une cagnotte pour réaliser des investissements publics pour 9,15 milliards au cours de la législature à venir (soit 1,83 milliard par an). Si l’on maintient l’hypothèse d’un multiplicateur de 1 entre la variation de la dépense publique et celle de la croissance, on peut estimer qu’un plan « hétérodoxe » pour le pays se solderait par une augmentation de la richesse collective à l’horizon 2029 de 9,15 milliards d’euros.

Au passage, on n’hésitera pas à relever que l’autre moitié des 28 milliards de mesures structurelles prévues par l’Arizona consiste en une série d’effets retour dont le sérieux et le bien-fondé ont été remis en cause par des économistes pourtant renommés pour leur très rigoureuse orthodoxie[4]. D’un point de vue macroéconomique, on peut juger qu’un plan d’annulation de dettes ne présente pas autant de carences. En effet, d’un strict point de vue comptable, l’apport pour les finances publiques belges d’une mesure d’annulation de la dette Covid se présentera comme suit.

En fait, à l’intérieur des comptes des administrations publiques, les dépenses primaires désignent les dépenses à l’exclusion des charges d’intérêts dues sur la dette. Par conséquent, le solde primaire d’une entité publique correspond au solde budgétaire, sans intégrer les intérêts payés au titre de la dette ni non plus, d’ailleurs, les revenus d’actifs financiers reçus. En annulant la dette Covid due à la BCE, on annule le versement de montants correspondant à une dépense liée à la charge d’intérêt de la dette. Ce faisant, on rend disponibles des moyens supplémentaires pour les pouvoirs publics. Toutefois, il est vrai que les intérêts qui ne sont plus versés sur la dette Covid ne peuvent être considérés comme des recettes. Il n’est pas difficile de contourner cette objection en adoptant une optique « besoin de financement », laquelle intègre pleinement la dimension et l’impact comptable relatif à la charge d’intérêts de la dette.

En effet, le déficit public, tel qu’on l’entend en Europe depuis l’adoption du traité de Maastricht, correspond précisément à ce besoin de financement des administrations publiques. Par conséquent, le déficit public dans son acception maastrichtienne établit la différence arithmétique entre la totalité des dépenses courantes, des dépenses d'investissement et des transferts de capital, d'une part, et l'ensemble des ressources des Etats, d’autre part. Il s’agit là du solde du compte de capital des administrations publiques.

On l’exprime le plus souvent en points de PIB, ce pourcentage correspondant à une fraction comportant en son numérateur le besoin de financement et en son dénominateur, le produit intérieur brut. Dans le cadre du traité sur l'Union européenne, c’est sur cette base conceptuelle que la dette et le déficit publics font l'objet d'un suivi particulier tant par les institutions européennes que les marchés financiers. Ils sont calculés à partir des données de la comptabilité nationale et font l’objet de notifications auprès de la Commission européenne. Ces notifications sont trimestrielles en ce qui concerne la dette et annuelles pour le déficit. En fait, dans l’optique du Traité sur l’UE, la dette correspond à un encours de passifs évalué à la fin de l’année civile alors que le déficit correspond au besoin de liquidités correspondant au cours de la même période[5].

Muni de ces précisions techniques, on peut donc légitimement estimer qu’en annulant les versements annuels auprès de la BCE de la charge d’intérêts correspondant à la dette Covid, on fait diminuer le déficit et la dette dans la définition que propose le Traité de Maastricht sur l’Union européenne. L’Etat qui, du fait d’une mesure d’annulation de sa dette, consacre moins de moyens à la charge d’intérêt globale dispose, en vertu du Traité de Maastricht, de moyens financiers supplémentaires affectables, en tout ou en partie, à d’autres politiques que la seule consolidation fiscale.

En outre, si des dépenses supplémentaires sont programmées, elles devront, comme nous l’avons vu, faire l’objet de recettes supplémentaires. Le plan « hétérodoxe » proposé par ce texte tiendra parfaitement compte de cette dimension en ajoutant au budget des voies et moyens des recettes fiscales additionnelles. Ces dernières proviendront du rétablissement de tranches d’imposition au-delà des 50% et d’un impôt sur la fortune. Chacune de ces deux sources de financement rapporteraient annuellement jusqu’à 8 milliards d’euros[6].

Dans un souci de pluralisme, cette étude n’oubliera pas de mentionner, pour les analyser et éventuellement les réfuter, les arguments qui ont été opposés par ses détracteurs à l’option de l’annulation de la dette Covid. On commencera par faire observer que cette partie de la dette des Etats européens étant détenue par la BCE, elle revêt un caractère hautement notionnel pour ne pas dire fictif.

Certes, ces titres rapportent un intérêt aux banques centrales de l’Eurosystème. Par conséquent, l’effacement de cette dette supprimera le flux de revenu de ces intérêts. Il ne faut cependant pas exagérer l’importance de cette rentrée financière.

En effet, ces derniers ne profitent pas au Trésor des Etats membres et sont, de surcroît, particulièrement faibles. Les taux d’intérêt ont, en effet, plongé dans la zone euro à partir de 2015. C’est ainsi que de 2015 à 2022, le taux d’intérêt des OLO 10 ans a très rarement dépassé le pourcent.

A vrai dire, se priver de cette ressource constitue clairement plus un bénéfice qu’un coût. Que représente ce petit pourcent d’intérêt alors que toutes les industries européennes ont besoin de toute urgence d’investissements publics pour survivre face à leurs concurrentes chinoises et états-uniennes ? En tout état de cause, les Etats qui annuleraient leur dette Covid ne seraient pas pénalisés par les marchés puisque les créanciers privés des Etats ne seraient en rien affectés par cette mesure. La notation des Etats et partant, les coûts de refinancement des dettes publiques ne subiraient donc aucune dégradation du fait de l’annulation de la dette Covid de la BCE.

 

De surcroît, d’un point de vue juridique, si le traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) stipule en son article 123 qu’il est « interdit à la BCE d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux Etats membres », l’hypothèse d’une annulation de crédit n’a, pour sa part, jamais été évoquée expressis verbis. Il faut, certes, concéder aux opposants de l’annulation de la dette Covid que cette dernière serait sans doute contraire à l’esprit du traité UE.

Pour autant, l’idée d’un financement non-conventionnel des dettes publiques à travers toute la panoplie des mécanismes d’assouplissement quantitatif que nous connaissons en Europe depuis bientôt 10 ans est tout aussi contraire à l’esprit des traités. En définitive, nécessité fait loi. Les plus audacieux d’entre nous (et comme le veut l’adage, la fortune sourit aux audacieux) pourraient, dès lors, recommander d’annuler unilatéralement la dette Covid de façon à provoquer un effet domino à travers toute l’Europe.

A ce sujet, on précisera également qu’aucune procédure n'est prévue par les traités pour exclure un État de la zone euro. Dans l'esprit des rédacteurs du traité de Maastricht, l'adoption de la monnaie unique était tout bonnement définitive et aucun retour en arrière n'était envisageable.

L’appartenance de la Belgique à la zone euro ne souffrirait donc pas d’un hypothétique refus de remboursement unilatéral de la dette Covid. Il s’agit évidemment là d’un point important à noter.

Sur le plan macroéconomique, les adversaires de l’annulation de la dette Covid ont exprimé l’avis que cette dernière débouchera automatiquement sur un épisode hyperinflationniste. Au passage, on retrouve l’argument des monétaristes et tout l’arrière-plan de la théorie quantitative de la monnaie.

L’idée est que si la masse monétaire augmente, sa valeur relative diminue puisque ce bien est offert en excès, ce qui entraîne une diminution de son pouvoir d’achat et partant, une augmentation du niveau général des prix.

Certes, l’empêchement de destruction monétaire résultant du refus de rembourser fera gonfler la masse monétaire en Belgique. Cependant, cette augmentation s’effectuera dans des conditions telles que l’on ne doit pas anticiper une explosion de l’inflation en Belgique.

 

En moyenne, la masse monétaire en circulation en Belgique a été de 639,5 milliards de l’année au cours des 8 premiers mois de cette année. Une annulation de dette de 37 milliards d’euros sur 5 ans représente une augmentation de la masse monétaire de 7,43 milliards par an. Pour l’année 2024, le surcroît de masse monétaire représenterait de l’ordre de 1,16% (7,43/639,5). Cette proportion ira en s’amenuisant avec le temps car chaque année, la masse monétaire en circulation en Belgique s’accroît. Donc, en considérant que les postulats de la théorie quantitative sont définitivement établis (ce qui est loin d’être évident), si pour une année, on devait, à l’origine, avoir une inflation de 2%, avec une telle augmentation de la masse monétaire de ce niveau, le niveau de l’inflation sera au grand maximum de 2,32% (soit 2x1,16).

En définitive, on peut se prononcer sur le caractère finalement peu dangereux de la question d’une annulation de la dette Covid. S’il est vrai qu’une mesure d’annulation de dette n’a jamais rien d’anodin, force est en revanche de constater que la toxicité résultant de l’éventuelle décision d’annuler la dette Covid due à la BCE a été largement surestimée par ses adversaires. Dans le même ordre d’idées, on n’exagèrera en rien le caractère novateur d’une mesure de cette nature. Outre le fait que d’importantes opérations de restructuration de dette ont déjà eu lieu en Europe dans un passé finalement pas si éloigné, on est également bien obligé de reconnaître que la philosophie qui sous-tend le projet d’annulation de la dette Covid n’est en fait que partiellement hétérodoxe, du moins si l’on reprend les critères proposés par Kose et al (voir note de bas de page n°4).

En effet, cette source identifiait l’hétérodoxie en matière de règlement des dettes à la volonté de les annuler en combinant taxation des grands patrimoines, restructuration des dettes publiques et érosion du poids réel des dettes sous la hausse de la pression inflationniste. Force est de constater que ce dernier élément ne caractérise en aucune manière le projet qui a été défendu dans ce document. De surcroît, toujours en s’appuyant sur cette base documentaire, on identifiera la volonté de promotion de la croissance comme une voie orthodoxe de remboursement des dettes.

Or, on ne peut guère dire que les propositions défendues par cette étude rompent avec cet objectif. En un mot comme en cent, un examen rationnel des données du problème permet de penser que l’annulation de la dette Covid due à la BCE n’a rien d’une mesure révolutionnaire qui mettra le pays sens dessus dessous. Il est vrai que l’on est vite classé comme subversif en cette période de droitisation des esprits. Pour autant, on n’oubliera pas de souligner l’importance du thème de l’annulation des dettes en tant qu’outil de remise en cause de l’idéologie néolibérale dominante.

Idéologique et macroéconomique

Le texte de cette étude a, certes, fait la part belle aux évaluations quantitatives et aux estimations chiffrées. C’était inévitable, sauf à se réfugier dans les idées générales et donc l’impuissance. A ce propos, on se souviendra du regretté Pierre Desproges qui avait statué que « les idées générales sont le Café du Commerce des professions intellectuelles », c’est-à-dire un entre-soi (éventuellement militant) réconfortant et douillet mais sans prise véritable sur le réel. Il fallait fuir ces postures et autres effets de tribune pour prendre le risque de proposer une voie programmatique, tout aussi crédible que la piste austéritaire, et ce, en dépit des apparences.

Evidemment, ces dernières sont contre la gauche par les temps qui courent. Cette question des apparences est importante. Elle démontre en définitive que la vox populi n’a jamais rien de spontané. Elle est, au contraire, profondément conditionnée. Sinon comment expliquer l’engouement de milliardaires réactionnaires pour l’achat et le financement de média structurellement déficitaires ? Si dans nos analyses et nos études, nous refusons de nous confronter aux aspects opérationnels et pragmatiques caractéristiques d’un cahier de revendication crédible, nous ne remédierons que fort peu à la perte d’intérêt pour le mouvement social dans l’opinion publique.

Pour autant, le pragmatisme inhérent à ce type de démarche ne doit pas déboucher sur une approche opportuniste. Se battre contre l’austérité ne procède pas d’abord d’un souci de garantir une meilleure allocation des ressources à l’intérieur du fonctionnement de l’économie (mais si c’est le cas, autant le souligner, bien évidemment). Bien au contraire, il faut assumer au départ de cette lutte un positionnement clairement et définitivement politique.

Il faut donc reconnaître sans aucune ambiguïté que les partisans de l’austérité portent un projet de société particulier et que leurs adversaires en ont un autre. Le modèle culturel des amis de la rigueur budgétaire s’inscrit en droite ligne dans la continuité intellectuelle de l’économie politique néoclassique. L’individu y est appréhendé comme un homo oeconomicus obsédé par sa jouissance particulière[1]. Dans cette optique, le sujet social n’éprouve aucune difficulté à hiérarchiser ses choix. On retrouve ici le postulat de transitivité inhérent à la démarche de l’homo oeconomicus. Si homo oeconomicus préfère Z à X et X à Y, alors il préfère Z à Y. De surcroît, homo oeconomicus se caractérise dans son approche du monde par une dimension de complétude, c’est-à-dire qu’entre deux options X et Y, il est toujours capable de dire s’il y est indifférent ou ressent une préférence pour l’un des deux termes de l’alternative. Les adversaires de l’austérité estiment, pour leur part, que les choix économiques sont davantage dictés par des éléments collectifs de nature régulatoire correspondant à un système politique mettant en œuvre des dispositions juridiques, lesquelles traduisent des préférences culturelles particulières à une époque et un lieu donnés. Ces dimensions de l’action collective prédéterminent les préférences ainsi que le champ d’action des agents sociaux. Cet ensemble de déterminations de nature éminemment sociale et historique ne constitue en rien une limitation pour l’individu. Au contraire, sans elles, il se retrouver perdu devant une infinité potentielle de choix à effectuer. D’une certaine manière, pour qu’il puisse être (un peu) oeconomicus, homo doit être (beaucoup) sociabilis, c’est-à-dire d’entrée de jeu toujours social, donc délibératif et politique.

Dans cet ordre d’idées, la question de la place des services publics dans la société permet d’offrir un fondement empirique à la vision alternative caractéristique de l’homo sociabilis. Les exemples qui vont suivre pourraient éventuellement aider à la formulation d’hypothèses allant dans ce sens.

Commençons par le cas des réformes fiscales libérales et leur objectif d’offrir un supplément de salaire dit « poche » au travailleur. Force est de constater que ce mode particulier de (re)valorisation du travail pourrait, en réalité, correspondre en dernière instance à une perte de bien-être économique pour les ménages. A la base de ce paradoxe peu perçu par la population, il convient de faire intervenir le concept de « salaire différé ». Ce dernier intègre les cotisations de sécurité sociale et l’impôt sur les personnes physiques (IPP) dont s’acquittent les travailleurs. Ce salaire différé ouvre le droit à des prestations de sécurité sociale et des services publics dans la mesure où il les finance. Par conséquent, augmenter le salaire poche en diminuant le salaire différé revient à diminuer le financement collectif de ces services. Par conséquent, cela équivaut à laisser à la population la « liberté » (comme si elle avait vraiment le choix !) de recourir à des assurances privées, par exemple, pour compléter un niveau de prestations sociales orienté à la baisse. Ce changement de fournisseur implique également un changement de logique. A partir du moment où cette prestation est fournie par un opérateur privé, il importe qu’un profit puisse être dégagé à partir de la transaction enregistrée. Par conséquent, il faudra payer plus cher pour obtenir un service identique. Il en résultera mécaniquement une diminution du bien-être des ménages. Payer plus pour obtenir la même chose, il s’agit là indéniablement d’une dégradation du pouvoir d’achat.

Imaginons à présent un gouvernement qui déciderait de supprimer la quasi-gratuité des transports en commun pour la catégorie d’âge correspondant à la post-adolescence, soit les 18-25 ans en partant du constat que cet avantage n’a pas permis de booster l’utilisation des bus, des trams et des métros mis à disposition de la population. Si ce gouvernement augmente le prix du ticket pour cette classe d’âge, c’est qu’il anticipe que cette révision des tarifs à la hausse n’entraînera pas une diminution de l’usage des transports en commun. Pour le dire familièrement, il sait que les jeunes des catégories populaires et leurs familles ne disposent pas des moyens financiers leur permettant d’acheter un moyen de locomotion individuelle. Donc, cette clientèle captive paiera. Il n’existe donc aucun risque que l’augmentation des tarifs débouche sur une diminution de la demande et donc, une perte de recettes pour l’opérateur de transport en commun. On voit clairement la proximité idéologique de cette approche avec l’homo oeconomicus. Dans cette optique particulière, le choix d’augmentation des tarifs des transports publics est rationnel et donc légitime. Les compagnons de route d’homo sociabilis feront, au contraire, valoir que ce bon résultat financier à court terme sur un plan strictement microéconomique pour la compagnie de transports en commun pourrait, en réalité, se traduire par une perte plus importante à un niveau macro à plus long terme.

Puisque les jeunes et les familles concernés par cette mesure n’ont pas le choix, ils passeront de toute façon à la caisse. Par conséquent, ils devront revoir à la baisse leurs postes de consommation dans d’autres domaines, avec à la clé une diminution de l’activité économique correspondante. Pour réagir à cette diminution, les pouvoirs publics devront encore resserrer leur offre de services publics, ce qui se traduira par un impact négatif pour l’activité économique et le pouvoir d’achat des ménages. Et le serpent de se mordre frénétiquement la queue.

A terme, les classes moyennes, qui votent à droite pour voir le travail vraiment valorisé, se lasseront peut-être plus vite qu’on ne le croit de cette orientation de politique économique, en fin de compte déflationniste. Il se pourrait, d’ailleurs, que ce choix ne soit déjà plus en guère en phase avec les tendances lourdes de l’économie internationale. En effet, comment justifier rationnellement le besoin d’étouffer la demande (ce à quoi correspond le fait de restreindre l’octroi de subsides à destination de toute une série de services publics) alors que l’inflation dans la zone euro est clairement orientée à la baisse ?

En septembre de cette année, l'inflation dans la zone euro est, en effet, retombée en dessous de l'objectif de 2% de la BCE, et ce pour la première fois depuis trois ans. Même si une légère hausse pourrait éventuellement se manifester dans les mois à venir, la plupart des responsables s'attendent à ce qu'elle soit moins grave que ce qui était initialement prévu et que l'objectif de 2% puisse être atteint durablement dès le début de l’année prochaine, au lieu de la fin de l’année 2025. Dans le même temps, la tendance à la baisse de l'activité du secteur privé de l’eurozone semble se prolonger avec peu de signes d'une vigoureuse reprise à brève échéance. Au contraire, le gouvernement allemand anticipait, il y a peu, une deuxième année de récession consécutive. Pas sûr dans ces conditions que le pari austéritaire n’apparaisse enfin pas pour ce qu’il en est en réalité, à savoir un choix idéologique. A ce moment-là, la question des projets de société inhérents aux types de politiques économiques menées pourra enfin être posée de but en blanc.

En attendant, la mise en œuvre des programmes d’austérité donnera inévitablement lieu à des réunions et à des actions dans le cadre du mouvement ouvrier. Les grandes lignes de cette étude y seront présentées et débattues. C’est aussi une question de projet de société.

 

[1] Pour le lecteur désireux de rompre avec les platitudes des experts de plateau à ce sujet, on renverra au toujours très actuel ouvrage coordonné par Maurice Godelier, Transitions et subordinations au capitalisme, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1991.

 

[1] Le Monde, L’annulation des dettes publiques que la BCE détient constituerait un premier signal fort de la reconquête par l’Europe de son destin, 5 février 2021.

[2] BCE, Pandemic emergency purchase programme (PEPP), ibid.

[3] Blanchard, Olivier & Leigh, Daniel « Growth forecast errors and fiscal multipliers », FMI, working paper n°2013/1, 3 janvier 2013.

[4] Notamment Etienne de Callataÿ, L’Echo, 29 juillet 2024.

[5] Insee, Déficit public notifié (définition), 27/01/2021.

[6] Lire à ce sujet Tribune CGSP, mars 2013, p.2. et Apostel, A. & O'Neill, D. W, A one-off wealth tax for Belgium : Revenue potential, distributional impact, and environmental effects, Ecological Economics, vol.196, juin 2022.


[1] Banque de France, Deux ans après son lancement, quel bilan pour le PEPP ?, texte mis en ligne le 30 Juin 2022.

[2] BCE, Pandemic emergency purchase programme (PEPP), Url : https://shorturl.at/nbo7o. Date de consultation : 22 octobre 2024.

 

 

[1] Le Monde, édition mise en ligne du 2 février 2021.

[2] Banque Mondiale, GDP growth (annual %)-Belgium, 1961-2023.

[3] Banque mondiale, ibid.

[4] Kose, M. A., Nagle, P., Ohnsorge,F.& Sugawara, N., A Mountain of Debt : Navigating the Legacy of the Pandemic, Policy Research Working Paper 9800, World Bank, Washington DC (USA), 2021.

 

[5] Piketty, T, Les hauts revenus en France au XXe siècle. Inégalités et redistributions 1901-1998, Paris, Grasset, 2001, p.326.

[6] Defeyt, P, Reman, P, "L'impôt des personnes physiques en Belgique" in Courrier hebdomadaire du CRISP, 1987/16 n° 1161-1162, 1987, p.19.

[7] Decoster, André., et al. « Prélèvements fiscaux et prestations sociales en Belgique : l’impact de vingt années de réformes ». Revue française d'économie, 2014/4 Volume XXIX, 2014. p.101.

[8] Alter Echos, Le virus des inégalités, 19 janvier 2021.

[9] La Libre Belgique, édition du 21 octobre 2024.

[10] Federal Individual Income Tax Rates, 1913-2013. Url : https://shorturl.at/UCdHR. Date de consultation : 22 octobre 2024.

[11] Banque mondiale, Formation brute de capital (% du PIB), 2023, octobre 2024.

[12] Polytechnique insights, Économie : pourquoi l’Europe décroche par rapport aux USA, 11 juin 2024.

[13] Toute l’Europe, Qu’est-ce que le Pacte de stabilité et de croissance de l’Union européenne ?, 26 septembre 2024. Url : https://t.ly/x1RSB.

[14] Interview de Lucas Chancel dans Alternatives Economiques, 15 octobre 2024. Url : https://t.ly/zMqFA.

[15] Libération, édition mise en ligne du 23 octobre 2024.

[16] Lire à ce sujet Collected works of Michał Kalecki, Capitalism : Business cycles and full employment, vol.1, Oxford University Press, Oxford, 1990.

[17] Lire à ce sujet, Entretien avec Éric Toussaint, Propos recueillis par Benjamin Lemoine, « Politiques de l’anti-dette » in Savoir/Agir, n° 35(1), 2016, pp.77-89.


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