Dominique Strauss-Kahn à Pékin : « Non, toi non plus tu n’as pas changé … »
Plus de six mois après que Dominique Strauss-Kahn ait quitté la direction du FMI, c’est avec intérêt que j’ai pris connaissance de son discours de Pékin (19 décembre 2011).
“ Comme chacun sait, la crise en cours a des causes lointaines et des causes immédiates. La crise en Europe est liée au niveau de la dette. ”
Cette formulation, par laquelle Dominique Strauss-Kahn est entré dans le vif de son propos, est conforme au discours ambiant. Mais ce n’est pas parce qu’une propagande est majoritaire qu’elle devient une vérité.
En l’occurrence, le propos est doublement trompeur :
- La crise en Europe n’a pas été déclenchée par le niveau de la dette, c’est la crise qui a propulsé les dettes publiques à leur niveau actuel, par un double effet de ponction budgétaire et de compression des recettes. Pour s’en tenir à la France, en dix ans, de 1998 à 2007, la dette publique a été contenue entre 59,4 et 63,8 % du PIB. Il a fallu l’irruption de la dernière crise majeure pour qu’elle passe à 85 % fin 2011.
- Encore aujourd’hui, le taux d’endettement public est moins élevé pour l’Union européenne dans son ensemble qu’il ne l’est pour les USA, la Grande-Bretagne ou le Japon.
Très critique à l’égard des gouvernements européens et de l’Union européenne, l’orateur ne dit en revanche pas un mot de l’écrasante responsabilité du secteur financier dans l’émergence des crises qui secouent le monde avec une violence croissante depuis que les « marchés » ont pris le pouvoir. Pas un mot sur les excès spéculatifs, ni sur la dérégulation à outrance qui les a rendus possibles.
Rien non plus sur le rôle direct de ces crises dans la dégradation des finances publiques : sauvetage du secteur financier, mesures sociales, perte de recettes fiscales du fait du contrecoup économique. Rien sur la croissance des inégalités ni sur l’évasion fiscale qui font toutes deux cortège à un système économique qui s’est donc révélé à la fois inefficace et injuste.
Dominique Strauss-Kahn nous entretient ensuite d’un « problème structurel », dont il précise immédiatement qu’il ne résulte pas de la « globalisation, qui est un fait et une donnée, une composante de la façon dont nous vivons ».
Après avoir ainsi proclamé le statut intangible de la mondialisation (« globalisation » pour les anglo-saxons), il nous livre une thèse à deux volets : la puissance économique serait historiquement corrélée à la population ; la période de suprématie technologique des XIXème et XXème siècles aurait constitué, au bénéfice des nations occidentales, la seule exception à cette règle et la domination serait en train de revenir aux nations les plus peuplées. On peut se demander pourquoi Dominique Strauss-Kahn a consacré une grande partie de son temps de parole à ces deux assertions, aussi discutables l’une que l’autre. Voulait-il saluer ainsi les « multitudes chinoises » dont il était l’hôte ?
Revenons-en plutôt à la mondialisation et demandons-nous de quoi Dominique Strauss-Kahn a voulu ici nous parler
S’il s’agit de la possibilité qui est désormais la nôtre de se déplacer à peu près partout sur la planète, de faire connaissance d’autres pays et d’autres peuples, de communiquer en temps réel avec l’autre bout du monde, on peut convenir qu’il s’agit là d’une évolution inéluctable, porteuse de progrès mais aussi de risques à contrôler, parmi lesquels le laminage culturel.
Mais la mondialisation, c’est aussi la constitution d’un espace économique et financier dérégulé, affranchi des barrières douanières et autres restrictions aux échanges, appuyée, depuis une trentaine d’années, par les grandes organisations internationales que sont l’OMC, le FMI et la Banque mondiale. Ce second aspect n’est lui, en aucune manière une fatalité.
L’amalgame entre ces deux volets du phénomène et le caractère effectivement à peu près inéluctable de la mondialisation culturelle, estampillée « progrès et avenir », ont permis aux inconditionnels de l’ultralibéralisme d’empaqueter la mondialisation économique et financière dans le même emballage avantageux et de traiter leurs détracteurs de rêveurs passéistes.
C’est à ce tour de passe-passe que s’est aussi livré Dominique Strauss-Kahn à Pékin.
Ecoutons ce que nous dit autre expert, que ne pourront pas réfuter les dérégulateurs les plus convaincus. Dans son ouvrage « On globalization » (2002), Georges Soros écrit : « Le commerce international et les marchés financiers globaux ont fait la preuve de leur capacité à créer de la richesse (c’était il y a dix ans …), mais ils ne sont pas en mesure de satisfaire un certain nombre de besoins sociaux. Parmi ceux-ci, on trouve le maintien de la paix, la réduction de la pauvreté, la protection de l’environnement, l’amélioration des conditions de travail ou le respect des droits de l’homme : ce que l’on appelle, en somme, le bien commun ».
C’est pourtant à ce système de pensée que Dominique Strauss-Kahn nous demande de souscrire, avant de s’attaquer aux « vieilles politiques de pilotage étatique des technologies » :
« La diffusion de l’innovation au sein d’une économie repose sur sa capacité à être une société plus inclusive dans laquelle la créativité peut s’épanouir. Il est improbable que les vieilles politiques de pilotage étatique des technologies soient appropriées pour relever ce défi. La success story américaine est le résultat d’une combinaison entre la technologie et un entreprenariat lui-même conditionné par une créativité sans contrainte. »
Cette mise en cause du rôle de l’Etat est, elle aussi, l’un des articles du dogme ultralibéral : il faut laisser les forces créatrices du secteur privé s’épanouir sans contrainte. Cette philosophie de la hiérarchie des pouvoirs entre le politique et l’économique trouve ses fondements dans la conviction que le libre jeu des intérêts privés produira la meilleure des sociétés possibles. Le spectacle du monde après 30 années de règne de l’ultralibéralisme n’a pas encore tempéré l’enthousiasme de ses partisans.
Selon les statistiques de l’OCDE, le PIB mondial a triplé en volume entre 1950 et 1975 et n’a plus que doublé entre 1975 et 2000, en pleine période de montée en puissance de
Le piquant de l’affaire est que ces considérations sur le statut éminent de la mondialisation et sur les inconvénients du pilotage étatique sont émises à Pékin, dans un pays qui, d’une part, tire profit de la mondialisation tout en évitant d’en subir lui-même les contraintes et, d’autre part, vit toujours sous le règne d’une économie dirigée et protégée. C’est depuis cette forteresse que la Chine a établi la domination commerciale qui lui a permis de devenir à la fois le premier exportateur mondial et le premier créancier des pays occidentaux.
Continuons à avancer dans le texte du discours.
Oui, et c’est bien là le problème. A partir du moment où tous les pays en concurrence finissent par disposer des mêmes capacités technologiques (c’est la thèse de l’orateur), c’est le « coût du travail » qui est la variable d’ajustement de cette compétitivité. Nous restons là dans le droit fil des thèses du FMI, comme en témoigne par exemple ce « Bilan de santé économique de
L’économie « globalisée » que l’on nous propose ici est indissociable du culte aveugle de la croissance à tout prix, de la concurrence avec prime au moins-disant social, du développement des inégalités, de l’exploitation forcenée des ressources de la planète, de la prolifération ubuesque des échanges et transports internationaux : une salade de fruits frais « made in China » dans un supermarché québécois, cela vous dit (expérience vécue) ?
Dominique Strauss-Kahn considère-t-il que rien de tout cela ne constitue un « enjeu » ?
Il faut le croire puisque les seuls remèdes proposés portent sur le Système monétaire International (SMI) : « Les interdépendances (entre les différentes parties de l’économie globalisée) ont un nom : le Système Monétaire International (SMI) (…). Les symptômes d’instabilité du SMI ont été - de façon croissante - la source de tensions qui, si on ne les prenait pas en considération, pourraient mettre en péril la mondialisation ».
L’ancien patron du FMI est ici au cœur de son domaine de compétence. Il évoque donc largement les dispositions qui devraient être prises pour faciliter les ajustements automatiques du SMI, assurer sa liquidité globale, sécuriser les flux de capitaux transfrontaliers et diversifier les actifs de réserve, tout cela conduisant à accroître le rôle et les moyens du FMI.
Ce programme d’action serait fondé - et peut-être même suffisant - si, comme semble le faire Dominique Strauss-Kahn, on se préoccupait uniquement d’assurer la perpétuation du système en place, grâce à des dispositions palliatives de l’extrême vulnérabilité dont il vient de faire preuve.
Si par contre on considère que la globalisation économique et financière est un facteur de risque et de désordre dans un monde où le pouvoir politique reste, lui, morcelé, alors on ne peut pas se satisfaire de cette approche parcellaire.
La dernière partie du discours est consacrée à l’Europe. Pour le cas où ne l’aurions pas encore compris, Dominique Strauss-Kahn y réaffirme que « l’épicentre de la crise en cours est
L’analyse du désarroi européen, la critique des dispositions prises …, tout cela est fondé et même non dénué d’une certaine hardiesse (interrogation sur la politique d’austérité, hypothèse de la « planche à billets », évocation des vertus d’une dose d’inflation …), mais pourquoi Dominique Strauss-Kahn réserve-t-il ainsi ses critiques à ses compatriotes ? Cette volée de flèches envoyée, depuis la Chine, par un européen à des européens passerait tout de même mieux si les causes fondamentales de la crise, toutes liées à la « globalisation » financière et au sabbat spéculatif qui s’en est suivi n’étaient pas, elles, passées sous silence.
Trois points majeurs me semblent devoir être retenus de ce discours :
- Son auteur cautionne la « globalisation » et s’attache plus à en garantir la perpétuation qu’à en remettre en cause les principes. Ceci revient à entériner l’inversion des pouvoirs qui en résulte, au bénéfice de l’économique et du financier et au détriment du politique et du social. Logique pour un ancien patron du FMI mais surprenant pour un hypothétique candidat socialiste à la présidence de la République française.
- On aura évidemment compris que le propos de Dominique Strauss-Kahn n’était pas de nous entretenir de considérations d’ordre social. Le mot n’y figure d’ailleurs qu’une seule fois, à propos du risque de « social unrest » (troubles sociaux) que ferait courir une croissance trop faible en Europe. Est-ce un hasard si, dans ce discours, le « social » n’apparaît qu’au chapitre des troubles possibles ?
- Le chapitre sur l’Europe se termine comme suit : « Le défi ne sera pas technique. Il sera démocratique ». On applaudirait bien volontiers si Dominique Strauss-Kahn n’avait pas consacré l’essentiel de son discours à faire la promotion d’une « globalisation » qui a fait voler en éclats la cohérence des territoires d’exercice des pouvoirs politique, économique et financier, mettant le premier sous tutelle des deux autres. Ce n’est pas en accroissant les moyens et prérogatives d’un organisme sans la moindre légitimité démocratique - le FMI - que l’on résoudra cette équation redoutable.
Comment ne pas regretter que ce grand talent se soit fait l’auxiliaire et le porte-parole d’une doctrine qui asservit l’humain à un souverain sans âme : le marché ?
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