Hadopi revisited, ou comment d’un même geste sauver Bercy, la France et la Morale
Encore une recette miracle pour nous sortir de « la crise ».
Les grands esprits qui prétendent penser pour nous viennent encore de trouver une nouvelle recette pour sauver l’économie, le budget, l’emploi, le tout en une seule opération. On vous le donnerait en mille que vous ne trouveriez pas, c’est (hado)pire d’insignifiance autosatisfaite que tout ce que vous pourriez imaginer. Il s’agit tout simplement, si on peut dire, de la chasse aux logiciels piratés. Mais oui, ce minuscule détail de la vie économique pourrait tout changer, paraît-il. Inattendu ! Citons un journal du matin : "une étude réalisée par le cabinet IDC pour l’association d’éditeurs BSA révèle qu’un recul du nombre de logiciels piratés de 10% en quatre ans rapporterait au fisc 2,4 milliards d’euros supplémentaires (...) ce recul entraînerait la création de 14.600 emplois dans les technologies de pointe. (...) Le piratage est particulièrement répandu en France, où il représente 40% des logiciels contre une moyenne européenne de 34%. D’ici à 2013, une baisse de 10% des logiciels sans licence permettrait d’injecter 6,5 milliards d’euros dans l’économie."
Le mode de calcul n’est pas indiqué et on peut se demander si la précision des résultats ne cache pas l’incertitude des bases de départ (d’où viennent les 40% ?). Mais si c’est trouvé par un "cabinet" c’est sûrement superjuste, d’autant que c’est généralement supercher. Quoiqu’il en soit, le taux de 40% de "pertes" appliqué à l’ensemble du marché donne (sûrement) ces fameux milliards qui manquent, et la division de ces milliards par le coût moyen d’un emploi aboutit (sans doute) au résultat annoncé.
Il serait dommage de s’arrêter là, car le raisonnement peut s’appliquer à une foule de choses. Proposons deux exemples amusants mais tout aussi plausibles, le premier volontairement absurde, juste pour montrer la valeur de la méthode, le second pour mettre à jour une absurdité plus profonde.
Deux études réalisées dans mon cabinet montrent en effet que
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2,7 millions de voyageurs par jour prennent le RER plutôt que leur voiture ; 40 km aller-retour en moyenne sont probablement un minimum. Dans le cas idéal d’un covoiturage à 4 personnes par véhicule, ce sont 675000 autos qui ne font pas les 40 km, soit (à 6 litres aux 100km) 1,6 millions de litres de carburant non consommés. Manque à gagner pour l’Etat (TIPP+TVA, 60% du prix de vente) : 486000 euros par jour, donc 1,05 milliard par an sur la base de 43 semaines à 5 jours. Allons-y pour la conclusion :"D’ici à 2013, une plus grande utilisation des véhicules personnels permettrait d’injecter 3,15 milliards dans l’économie en même temps que dans les cylindres, et donc de créer en trois ans plus de 7000 emplois dans le raffinage et la distribution". Imparable, non ? On peut faire encore mieux :
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Les sources officielles chiffrent à 542 millions d’euros le produit des amendes-radars. Les mêmes indiquent l’existence d’environ 1900 radars fixes, 1750 mobiles et 2400 lasers. On a leur prix aussi : 70000 en moyenne pour les radars, "seulement" 8000 pour les lasers, et leur coût de maintenance : 21000 euros/an pour les radars fixes, 11000 pour les mobiles. Les lasers ne sont pas évalués (jetables ?). On ne nous donne pas le nombre des fonctionnaires de police assignés à cette tâche, c’est secret, mais l’auteur de ces lignes a observé des opérations allant jusqu’à 7 gendarmes, et 2 sont un strict minimum. Avec trois en moyenne, on sera plutôt en dessous de la réalité. Pour les seuls appareils mobiles bien sûr, on obtient donc 12450 fonctionnaires. Je vous passe les détails, cela donne un coût employeur avec charges sociales de 450 millions d’euros par an. En y ajoutant la maintenance et l’amortissement, compté 10% de la valeur par an, ce qui est peu pour des appareils de ce genre, ainsi que les frais de fonctionnement (les seuls frais d’envoi se montent à 10 millions), on obtient un coût social dépassant le milliard d’euros par an. Aie ! C’est presque le double de ce que rapportent les amendes. C’est sans doute pour ça que le système se met à turbiner au maximum ces temps-ci, mais contrairement à l’idée reçue il n’arrivera jamais à être rentable : plus de constats implique plus de "constateurs", donc plus de frais, et le cercle vicieux ne se débouclera pas. Bref, un "cabinet" nous dirait que "le bilan étant négatif de 500 millions par an, ce sont plus de 3000 emplois qui pourraient être créés en trois ans," etc, etc...
Mais il aurait tort. C’est en effet une grave erreur de calcul -et de logique. Certes, en matière fiscale, ce qu’on pourrait nommer la technique du monde à l’envers est un truc qui marche bien, même auprès de ceux qui sont les plus grugés. Il n’y a qu’à voir la manière dont un allègement fiscal est décrit comme une "dépense" de l’Etat, comme si laisser aux gens leur propre argent était une dépense. On peut aller loin comme ça : tout ce que je ne vous prends pas me coûte... C’est sans doute ce que doit dire la Mafia aux commerçants de Palerme quand elle actualise les prélèvements obligatoires. Trêve de plaisanterie, la réalité, c’est que pour le pékin de base les deux sommes s’additionnent. Ce que coûtent les radars en achat et fonctionnement, les contribuables, contrevenants ou pas, imposables ou pas (n’oubliez pas la TVA) le paient de toute façon. Les contrevenants paient une deuxième fois. La ponction faite sur l’ensemble de la richesse nationale est la somme des deux. Ce sont 1,5 milliards par an qui n’entrent pas dans le cycle production/consommation (et donc TVA : même le fisc y perd, c’est un comble !)
En réalité les dégâts sont plus profonds : n’oublions pas qu’avec 4150 appareils mobiles, au moins 12450 membres des forces de l’ordre sont chaque jour occupés par ce travail, peut-être beaucoup plus si des équipes se relaient pour rentabiliser les équipements, comme le laisse penser l’existence de contrôles de nuit, et les week-ends : à l’âge des 35 heures, on n’est peut-être pas loin du double de l’effectif théorique. Autant de moins qui sont disponibles pour autre chose, en tout cas autant de plus qu’il a fallu recruter pour obtenir le haut niveau de sécurité qui caractérise notre beau pays jusque dans ses contre-allées les plus ombragées, où mille fois par jour flashe joyeusement la lumière de la vertu, réincarnée en sa nouvelle icône crépitante et borgne.
Finalement, les coûteuses réflexions de nos prestigieux cabinets donnent plus à réfléchir qu’on ne l’aurait cru. Merci, IDC, BSA : grâce à vous, CQFD...
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