Interview de Bernard Carayon : intelligence économique et patriotisme économique
Pouvez-vous nous
parler de votre nouvelle mission, que vous a confiée le Premier ministre ? Dans
quelle cadre s’inscrit-elle ? Pour quelles raisons ? Sa portée ?
Le monde économique
européen a été secoué depuis plusieurs mois par des événements qui remettent en
cause une politique européenne de la concurrence plus dogmatique que
pragmatique, et l’abandon de toute politique industrielle - les inquiets
peuvent l’appeler autrement - par les Etats européens : le lancement,
avéré ou non, d’OPA hostiles sur de grandes entreprises européennes, l’annonce
de la fin du pétrole ou en tout cas de l’énergie bon marché, la découverte que
nos partenaires compétiteurs ont mis en place un protectionnisme discret mais
efficace. La mission que le Premier ministre m’a confiée doit également prendre
en compte les termes du débat en cours sur le patriotisme économique, une
expression que j’avais d’ailleurs mise en évidence, dès 2003, dans mon précédent
rapport.
L’objectif de cette
mission est donc triple. Evaluer l’apport informationnel de l’Etat aux
entreprises, notre capacité à influer dans les organisations internationales,
par exemple celles où se forment les normes, et enfin, et surtout, trouver les
modes d’organisations et d’actions qui nous mettront à armes égales avec nos
partenaires compétiteurs.
Pouvez-vous nous
expliquer le « changement de vocabulaire » qui a été utilisé depuis
l’été 2005 : patriotisme économique vs intelligence économique ?
Il n’y a pas de
changement de vocabulaire, mais prolongement dans un autre champ sémantique. Le patriotisme économique était jusqu’ici une valeur partagée dans
la plupart des pays à l’exception de la France, que cette expression soit ou
non reprise d’ailleurs. Le rapport que j’ai remis en 2003 et le travail
administratif qui s’est engagé ensuite ont permis un début de réflexion et
d’action - certes encore très frileux, certes parfois maladroit- au sein des
administrations. Le regard sur les pratiques comparées de nos partenaires a
permis une prise de conscience de la haute fonction publique et a décomplexé
bon nombre d’acteurs économiques et universitaires. Le patriotisme
économique appartient aujourd’hui au discours politique assumant la mise
en œuvre d’une politique publique d’intelligence économique.
Depuis votre
rapport en 2003, pensez-vous que l’IE ait connu des progrés (quantitatifs et
qualitatifs) en France ? Quelles sont les lacunes qui persistent encore ?
L’actualité depuis
la publication de mon premier rapport a confirmé la pertinence du concept
d’intelligence économique et la nécessaire mise en place d’une politique
publique, cohérente et concertée, en la matière. Certaines barrières subsistent
néanmoins. Ces barrières sont de plusieurs ordres : barrières culturelles -
trop souvent en France, l’intelligence économique reste cantonnée aux méthodes
éprouvées de veille ou assimilée à de l’espionnage (« intelligence »
en français) ; barrières institutionnelles aussi -le cloisonnement des
administrations entre elles ainsi que leur « imperméabilité » au
secteur privé ont trop longtemps pénalisé la mise en place en France d’une
politique de convergence d’intérêts entre le public et le privé, autour
d’objectifs stratégiques définis en commun.
Un haut responsable
a été nommé qui a beaucoup travaillé à la sensibilisation des administrations.
Mais nous manquons encore de l’approche stratégique nécessaire. Elle a été
esquissée à travers l’AII mais la mutualisation des expertises publiques et
privées - entreprises, acteurs sociaux, think tank - n’est pas encore devenue la
règle. L’intelligence économique n’a pas encore acquis en France la place
qu’elle devrait occuper, la place -pour tout dire- politique, à l’instar des
grands pays occidentaux de tradition libérale.
On constate, dans
vos apparitions ainsi que dans vos interventions, que vous mentionnez à plusieurs
reprises le cas de Gemplus et plus particulièrement le fond In-Q-Tel ? Pourquoi ?
D’ailleurs, vous semblez préconiser l’approche américaine en matière d’IE ?
Les Etats-Unis sont
depuis longtemps précurseurs en matière d’intelligence économique et de
sécurité économique sur leur territoire. Avec des outils tels qu’In-Q-Tel,
l’Advocacy Center, le Committee on Foreign Investments in the United States
(CFIUS) mais également un arsenal législatif approprié et performant,
l’amendement Exxon-Florio, le Cohen Act,
Nous devons nous
inspirer de ces exemples et de quelques autres issus d’autres pays pour faire
évoluer notre législation et nos pratiques. Ce sera d’ailleurs une part des
préconisations du rapport que je remettrai dans un mois au Premier ministre.
C’est également dans cet objectif que j’ai déposé à l’Assemblée nationale une
proposition de loi, soutenue par 260 députés, relative à la protection des
informations économiques. Elle s’inspire directement du Cohen Act en vigueur
aux Etats-Unis, et permettra une meilleure protection de l’information pour les
entreprises françaises en créant un véritable droit du secret des affaires.
Est-ce que vous
estimez que l’interventionnisme de l’Etat francais (notamment dans le cas de
Danone) est l’une des causes de ce retard en matière d’intelligence économique,
contrairement aux Etats-Unis ?
Permettez-moi de
préférer la notion de patriotisme économique à un supposé interventionnisme de l’Etat français, forcément négatif. Notre
retard s’explique par le fait que ni les
entreprises, ni même l’Etat n’ont conscience que toutes les grandes nations
sont mues par le patriotisme économique. Les Etats-Unis passent toujours pour
le parangon du libéralisme mondial, ce qui est juste... sauf à l’intérieur de
leurs frontières. Contrairement à ce que l’on croit généralement, les
Etats-Unis sont peu interventionnistes à l’intérieur, mais le sont beaucoup
vis-à-vis de l’extérieur. Le tabou de la dictature des marchés a enfin été levé,
et la réflexion sur un nécessaire rôle des Etats est en passe de trouver sa
pleine légitimité. Le devoir de l’Etat, le rôle du patriotisme économique, est
d’humaniser la mondialisation. Protéger nos emplois, défendre nos intérêts
économiques, mieux anticiper notre avenir industriel me semblent faire partie
de nos priorités vitales. Une politique publique d’intelligence économique
fournit une stratégie au service d’un objectif, la paix économique et guidée
par un principe, le patriotisme économique. C’est l’originalité française en la
matière, et le sens de mon combat depuis trois ans.
Vous opposez
souvent la veille à l’IE, alors que la veille est une composante à part entière
de la politique d’IE, tout comme le lobbying : des explications ?
L’intelligence
économique, comme politique publique, n’a pas d’objet si le marché est pur et
parfait ; si les critères qui fondent l’économie libérale, l’équilibre
entre l’offre et la demande, la transparence des marchés, sont respectés. Il
faut bien distinguer les outils et la politique : l’intelligence économique est
une politique publique généraliste, qui mobilise un ensemble de procédés et de
compétences. La veille fait bien évidemment partie de ces outils, mais
l’intelligence économique ne peut se réduire à l’étude, vieille comme le monde,
des environnements technologiques, concurrentiels ou géoéconomiques. Je note
d’ailleurs qu’en tant qu’outil, l’intelligence économique comprend aussi des
aspects offensifs, notamment le lobbying que vous citez, mais également la
communication, la stratégie, le marketing... que la veille n’englobe pas.
Cet amalgame entre outils et politique publique explique, à mon sens, les
inerties françaises (rapport Martre en 1994).
Un mot sur la
problématique de l’emploi en intelligence économique, avec notamment le nombre
croissant des diplômés de cette discipline ?
La formation est un
enjeu primordial. Elle fait d’ailleurs partie des quatre piliers de la
politique publique d’intelligence économique (à l’instar de la compétitivité,
de la sécurité et de l’influence). Je vous renvoie sur ce sujet aux
propositions 24 à 28 de mon premier rapport au Premier ministre[1].
Le survol de l’offre en enseignement supérieur de l’intelligence économique en
France reste aujourd’hui encore mitigé : l’explosion du nombre de formations va
de pair avec leur hétérogénéité.
La labellisation
des enseignements est fondamentale pour que cette discipline soit reconnue
comme telle dans un monde universitaire très sélectif où n’ont droit de cité
que des enseignants ayant les titres nécessaires. La sélection des enseignants
issus du monde professionnel reste la plus difficile : moins pour ceux
issus de la fonction publique que pour ceux issus de l’entreprise. Le monde des
consultants en intelligence économique est, hélas, hétérogène, et c’est dans
leur sélection que résidera la vraie difficulté, le véritable enjeu aussi, pour être
crédible tant auprès des universités que des grandes écoles.
[1] Intelligence économique, compétitivité et
cohésion sociale,
Je remercie Mr Bernard Carayon d’avoir accepté de conduire cette interview via mail.
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