Jacques Duboin, un banquier contre « la misère dans l’Abondance »...
Le banquier et industriel Jacques Duboin (1878-1976), ancien député et membre du gouvernement d’Aristide Briand, avait fondé le Mouvement Français pour l’Abondance et jeté les bases d’une nouvelle économie de distribution où la monnaie serait limitée aux besoins réels et l’avoir mis au service de l’être. A l’heure où le débat sur le revenu d’existence garanti refait surface à l’occasion notamment d’une votation suisse suite à une initiative populaire, il n’est pas inutile de rappeler qu’il en fut le premier théoricien et héraut « moderne », bien oublié…
Le 1er mai 1878, le maréchal de Mac-Mahon (1808-1893) inaugure au Champ-de-Mars l’Exposition universelle qui doit symboliser aux yeux du monde le redressement productif français. Ses seize millions de visiteurs y admirent distraitement la voiture et le canot automobiles que Jean-Joseph Etienne Lenoir (1822-1900) y présente, mus par son moteur à gaz breveté depuis le 24 janvier 1860 – c’est l’ébauche du moteur à explosion qui va enclencher une seconde Révolution industrielle mais qui s’en doute alors ?
Le 17 septembre de cette année-là naît à Saint-Julien-en-Genevois, « dans le premier village de France quand on vient de Genève », un enfant appelé à parcourir un long chemin pensif et solitaire : Jacques Duboin. Aux vitrines des libraires, les nouveautés dont on parle sont notamment Le Nabab d’Alphonse Daudet (1840-1897) et L’Assommoir d’Emile Zola (1840-1902) – deux manières différentes de vivre en société... Le garçon s’inscrit dans une longue lignée de juristes. Son père, établi comme avocat, le soumet, avec son frère Léon, à une éducation d’un autre âge – il s’agit d’exceller, à n’importe quel prix...
Après son droit (Lyon et Paris), le jeune Jacques est brièvement attaché commercial au Consulat de France à New York et… tente l’aventure au Canada où il crée la Société foncière du Manitoba.
Quand la Grande Guerre éclate, il est un « banquier » prospère et rentre au pays. Il monte au front, à trente-six ans, comme simple soldat. Il finit la guerre, avec le grade de capitaine, au Grand Quartier Général à Chantilly et aux côtés du général Estienne, le « père des chars ».
Lors de la Conférence de la Paix qui s’ouvre à Paris en janvier 1919 et aboutit à la signature du Traité de Versailles (28 juin 1919), il est le secrétaire, à titre militaire, du président du Conseil Georges Clemenceau (1841-1929) qui délègue beaucoup à son éminence grise, Georges Mandel (1885-1944).
La tentation de la politique
Cette année-là, l’épidémie de grippe dite « espagnole » sévit toujours, tuant mille personnes par jour à Paris. Jacques Duboin est élu conseiller général puis, à la faveur d’une législative partielle, député de Haute Savoie dans une « Chambre bleu horizon » où il lui arrive d’être hué parce que situé au « centre gauche » de l’échiquier politique.
Le 14 mars 1922, il s’oppose, lors d’un débat à la Chambre des députés au ministre de la Guerre, André Maginot (1877-1932), et préconise la relève de la cavalerie par les chars : « Une armée moderne, c’est une armée qui se reconnaît à l’odorat : elle sent le pétrole et pas le crottin » (1)... Dix ans plus tard, ses propositions sont reprises par le colonel de Gaulle (1890-1970), le futur Libérateur de la France, dans Une armée de métier.
L’homme politique prolonge aussi ses idées dans Réflexions d’un Français moyen (Payot, 1923, préfacé par Henry de Jouvenel). Il y analyse l’inflation et le régime d’instabilité monétaire que le monde découvre après les destructions de la Grande Guerre – et après que l’or de la France soit allé « dans les pays neutres et surtout aux Etats-Unis » : « Les billets de banque, ceux que l’on pouvait échanger librement et à vue, s’élevaient avant la guerre à environ 6 milliards. C’était la circulation de la France. Aujourd’hui cette circulation dépasse 40 milliards. Bien entendu, les billets actuels ne sont pas échangeables contre de l’or – au porteur et à vue – mais ils circulent toujours comme s’ils étaient identiques aux premiers. Quelle période intéressante que celle que nous vivons ! Nous avons vécu et vivons encore l’événement le plus formidable de l’histoire économique du monde civilisé, car si dans l’histoire les fluctuations de la monnaie ont été fréquentes, jamais on ne vit oscillations semblables à celles qui se produisent depuis 1914. (…) Le 2 août 1914, on proclame le « cours forcé » des billets, c’est-à-dire que personne ne pourrait exiger de l’or en échange du billet de banque. Dès cet instant, le pays était prévenu que l’inflation allait commencer. En fait, le billet de banque se muait en simple effet moratorié et nous pénétrons de plain-pied dans un régime d’instabilité monétaire ».
Ce premier ouvrage lui vaut d’être appelé par Aristide Briand (1862-1932), qui forme alors son dixième ministère, au poste de Sous-Secrétaire d’Etat au Trésor et aux côtés du ministre des Finances Joseph Caillaux (1863-1944). Présenté à la Chambre le 29 juin 1926, approuvé par 292 voix contre 130, le gouvernement se consacre à sa grande priorité : le relèvement financier du pays par la stabilisation de la monnaie, avec le concours de la Banque de France, dont « l’indépendance continuera à être scrupuleusement respectée ».
Mais, au cours de la panique financière de juillet, le président de la Chambre, Edouard Herriot (1872-1957) exhorte les députés à renverser Briand (suspecté de vouloir dévaluer le franc) qui reste… ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement d’union nationale aussitôt formé par Raymond Poincaré (1860-1934).
Battu aux élections législatives de 1928, Jacques Duboin décide de se consacrer à un chantier immense : l’éducation économique de ses concitoyens.
L’économie distributive et le droit à la vie…
A partir d’octobre 1929, une vague de fond venue de Wall Street ébranle les marchés européens et enclenche une terrifiante machine infernale.
« Toute l’énigme de l’avenir des Etats-Unis, c’est de savoir s’ils arriveront à sauver ou à créer un idéalisme, ou bien si l’intérêt unique de la vie sera de s’enrichir rapidement » constate l’historien René Pinon (1870-1958) dans sa Chronique de la quinzaine de la Revue des Deux Mondes en décrivant une nation où « changent de mains, en une seule journée de fièvre, 22 millions de titres »…
Dans La Grande Relève des hommes par la Machine (les Editions Nouvelles, 1932), Jacques Duboin donne son explication du krach de Wall Street : « Il est dû à l’esprit inventif des Américains. Ils ont fait le calcul suivant : le pouvoir d’achat baisse chez nous, qu’à cela ne tienne, nous escompter le pouvoir d’achat des années futures. Ce fut leur grande politique dite de la prospérité : vente à tempérament de tout ce que vos moyens ne permettaient pas de payer aujourd’hui. Cette tentative audacieuse conduisit au krach de 1929. Il fut le début de la catastrophe mondiale. ».
Depuis Nous faisons fausse route (Editions nouvelles, 1931) et Ce qu’on appelle la crise (Fustier, 1934) qui reprend un florilège de ses articles parus dans le journal L’Œuvre, Jacques Duboin dénonce l’imposture de ces « experts » qui condamnent l’humanité à la « rareté » : « Les pauvres leur sont nécessaires (…) sans quoi il n’y aurait ni prix de revient, ni marché, ni loi de l’offre et de la demande, ni intérêt de l’argent, ni rente ni profits »…
Dans La grande révolution qui vient (Les Editions nouvelles, 1934), il fait l’implacable pédagogie du pire – c’est-à-dire de cette « raréfaction intentionnelle des choses utiles qui conduit à la misère universelle » : « Au cours de tous les siècles où l’homme, réduit à ses seules forces, ne pouvait produire qu’en quantité très limitée les objets nécessaires à son existence, on n’éprouva que des crises de disette, et les accaparateurs de grains réalisèrent de grands profits. Dès l’avènement de l’énergie, la rareté diminuant et l’abondance commençant à s’installer dans le monde, on vit ce spectacle singulier : c’est que les hommes, au lieu de lutter contre la rareté des choses utiles, comme ils l’avaient fait 60 siècles durant, commencèrent à s’organiser pour lutter contre l’abondance, car celle-ci tue leurs profits (…) Créer des richesses dont les hommes ont besoin et les détruire ensuite, c’est toucher le fond de la bêtise humaine »…
Ainsi, les productions agricoles excédentaires sont l’objet de destructions massives « non pas parce que personne n’en a besoin, bien au contraire, car la misère s’étend, mais parce qu’elles ne trouvent pas de clients solvables : plutôt que d’en baisser les prix, on préfère détruire pour rendre plus rares les produits mis en vente, ce qui permet d’en maintenir les cours ».
L’économiste montre la voie dans laquelle « notre société capitaliste pourrait s’engager pour éviter de disparaître brutalement » : « Nous assistons aujourd’hui à la grande relève des travailleurs par la matière disciplinée et animée d’une force de production. Ne peut-on pas concevoir une évolution du capitalisme qui tienne compte de cette relève, sans obliger les troupes qui descendent des lignes à mourir de faim ? Au cours des siècles passés, tous les hommes étaient mobilisés pour la guerre, incessante et sans merci, que la faim, la soif, le froid font à notre pauvre humanité. Tout le monde devait gagner sa vie au prix de la sueur de son front, et passer tous ses jours dans les tranchées du champ de bataille. Mais voici que, comme au cours de la grande guerre, la défense s’organise, le matériel vient se substituer, en partie, aux poitrines vivantes. Il faut des effectifs de plus en plus réduits pour tenir les lignes contre cet ennemi héréditaire : la misère humaine. Les hommes sont relevés de la fournaise ; petit à petit ils sont libérés de l’obligation de lutter pour leur vie. Ces soldats qui descendent vers l’arrière, ce sont des libérés, des hommes dont a plus besoin puisque, sans leur présence au chantier, la communauté possède enfin tout ce qui lui est nécessaire. Les libérés d’autrefois s’appelaient les rentiers. Aujourd’hui, ce sont les chômeurs. Les uns comme les autres ne sont pas indispensables pour la production des richesses. Jamais les récoltes n’ont été plus abondantes, ni les stocks plus élevés. Un pays devrait être fier du nombre d’hommes dont le progrès permet d’économiser l’effort. Le chômeur, au lieu d’être la rançon de la science, devrait en être la récompense ».
Jacques Duboin imagine Kou l’ahuri (Fustier, 1935), un personnage venu visiter la France pour comprendre les causes de la crise et… ahuri de trouver tant de misère dans un pays si riche… En réaction à la politique délibérée de destruction de richesses avec l’argent des contribuables, Jacques Duboin crée en 1935 l’association Le Mouvement français pour l’Abondance ainsi qu’une revue, La Grande Relève des hommes par la science, qui exerce une influence non négligeable sur les jeunes consciences de son temps, dont René Dumont (1904-2001) et Raymond Aron (1905-1983).
Durant l’Occupation, Jacques Duboin, déjà sexagénaire, résiste de l’intérieur – non sans avoir cru pouvoir rallier le maréchalisme à sa réforme économique, voire l’y dissoudre : son frère Léon, haut responsable du Conseil national de la Résistance à Toulon, est tué par les Allemands.
A la fin de l’Occupation, son groupe de réflexion propose, dans son bulletin, d’assurer « le droit à la vie de chaque individu par le versement à chacun, de sa naissance jusqu’à sa mort, d’une quote-part du revenu national ».
La richesse du monde…
Après la Libération, Jacques Duboin reprend son combat pour un « socialisme de l’abondance », avec Rareté et abondance (1945) : « Le libéralisme économique est incapable de répartir l’abondance : ce qui choque le plus, avec la puissance extraordinaire de la production moderne, c’est de constater que les pauvres existent encore et que leur nombre va toujours grandissant (…) Pourquoi la production est-elle automatiquement freinée, au moment où elle pourrait assurer le bien-être de tous ? (…) Cette lutte séculaire contre une abondance relative mais déjà suffisante pour compromettre les profits nous oblige à conclure qu’en régime libéral, les producteurs ne se sentent jamais libres de produire tout ce qu’ils veulent, ni tout ce que leurs moyens de production leur permettrait d’apporter sur le marché. L’écoulement des marchandises à un prix bénéficiaire se heurte à des difficultés croissantes, car s’il était possible de vendre tout ce qu’on peut produire, on n’eut jamais parlé de crise en aucun pays et à aucune époque ».
Inlassablement, durant les Trente Glorieuses, il explique l’économie distributive et rappelle ce droit élémentaire : « L’homme possède le droit à la vie (…) et doit avoir sa part dans les richesses du monde (…) Il est l’héritier d’un immense patrimoine culturel, œuvre collective poursuivie pendant des siècles par une foule de chercheurs et de travailleurs, tacitement associés pour l’amélioration de la condition humaine. Il est l’usufruitier de ce patrimoine et sa part d’usufruit ne peut se concevoir que sous forme d’un pouvoir d’achat, donc de monnaie permettant à chacun de choisir librement ce qu’il lui plaît d’acheter (…) Les droits politiques ne suffisent pas pour assurer la liberté de l’homme, car la plus essentielle est celle de l’esprit : or, n’a l’esprit libre que celui dont l’existence matérielle est assurée. Les droits du citoyen doivent donc se compléter par des droits économiques, concrétisés par un « revenu social » dont chacun bénéficiera du berceau au tombeau (…) L’économie distributive supprime définitivement la misère qui dégrade l’homme : n’est-ce pas une honte de la maintenir quand tout existe pour la supprimer ? ».
En posant le principe d’un « revenu social » qui permettrait à chacun d’accéder à une vie digne et décente et rendrait la maison commune habitable à tous, il ouvre, le premier, un vaste débat qui demeure d’une brûlante actualité.
De la capitalisation à la répartition
Il s’éteint en 1976, presque centenaire, en pleine « société libérale avancée », alors frappée par le premier « choc pétrolier » - le moteur de la Seconde Révolution industrielle s’essouffle et la machine économique s’exténue vers son arrêt final...
Sa fille, Marie-Louise, reprend le flambeau et la direction de La Grande Relève. Depuis, la machine infernale s’accélère, dopée seulement, au fil des « trente honteuses » qui suivent, par une spéculation effrénée sur les fluctuations des prix et par une course non moins effrénée vers le futile et le superflu. La cupidité n’en finit pas de prospérer et la misère de s’étendre : si l’une et l’autre ne connaissent pas « la crise », l’abîme se rapproche pour tous.
Est-il temps encore de distribuer les dividendes de cette grande richesse produite par les machines, dont Jacques Duboin voyait danser les reflets chavirants dans la grande fête (si vite interrompue…) des sautillantes Années folles – puis des Trente Glorieuses ?
Dans son livre, Mais où va l’argent ? (éditions du Sextant, 2007), Marie-Louise Duboin préconise d’ajuster « la masse monétaire à la réalité, afin de passer d’une logique de capitalisation à une logique de répartition » – et de « l’actuelle jungle financière à un contrôle démocratique de la production ».
Mais comment « séparer la gestion des biens de celle des gens » ? Quelle volonté collective opérationnelle pourrait-elle « transformer la monnaie pour qu’elle cesse d’être un facteur d’accumulation, mais un flux qui s’écoule, qui se consume en même temps que les biens produits se consomment » afin que « l’économie produise des biens et non des produits financiers » ? Que faire pour que l’expression « création de valeur » ne soit plus détournée par un cynisme prédateur qui sans cesse repousse ses limites dans un morne horizon de catastrophe annoncée ? Comment réparer la machine infernale d’une « croissance négative » broyeuse de vies dont la folle ébullition menace une civilisation entière d’évaporation ?
Peut-être en se ressourçant dans l’œuvre abondante d’un « économiste » et d’un praticien qui voilà trois quarts de siècle invitait à voir derrière l’écran de fumée et oeuvrait à une alternative contre le pire. Alors que se révèlent les dévastatrices contradictions d’une farce s’essoufflant vers sa fin claironnée, la chance pourrait se présenter à nouveau, dans la marmite où tout le monde est en train de bouillir, de refonder une vie civilisée dans les termes d’un autre homme d’Etat éclairé, Georges Washington (1732-1799) : « Elevons un standard que le sage et l’honnête puisse réparer ».
Notes
1) Discours publié au Journal Officiel n° 30 du 15 mars 1922
Lire Jacques Duboin, le dernier des utopistes de Bernard Kapp (supplément Economie du Monde du 22 juin 1999)
http://www.jutier.net/contenu/jaduboin.htm
http://economiedistributive.free.fr
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