L’automobile va-t-elle redevenir un luxe ?
La hausse du prix des carburants nous amène à cette question.
Cette dualité pourrait faire l’objet d’un sujet de philosophie au baccalauréat. Tentons donc l’exercice.
Une question revient comme un leitmotiv dans la bouche des interviewers, à l’abord des débats politiques sur le pétrole ou le climat : l’automobile va-t-elle redevenir un luxe ?
Le propre des sociétés humaines est de fonctionner sur des représentations issues de l’inné et des acquis culturels. Ceci est encore plus évident dans nos sociétés de consommation où, une fois les besoins premiers de la pyramide de Maslow satisfaits, les échanges de biens et de services se fondent sur le désir, lui-même basé sur ces représentations.
Comment peut-on dégager une philosophie du luxe ?
Un bien luxueux peut être ce que l’on aime posséder parce que c’est de qualité, durable, d’une esthétique exceptionnellement attirante.
Ce peut être un bien rare dont le prix est inaccessible à un grand nombre de personnes.
Dans une économie mondiale où 20% des gens détiennent 80% des richesses, le luxe peut provoquer un sentiment de privation chez une grande partie de la population parmi les 80%, si ces personnes considèrent qu’un bien luxueux leur est nécessaire.
C’est dans le cadre de cette seconde représentation que prend sens la question : "L’automobile va-t-elle redevenir un luxe ?".
Au début de l’ère automobile, seul un petit nombre de personnes avaient accès à ce mode de transport ; les autres pouvaient ressentir une privation, privation d’une liberté de se déplacer pour ceux qui désiraient voyager, ou handicap dans la recherche d’un avenir meilleur pour ceux qui voulaient étendre leur zone de travail.
Les constructeurs, par la production standardisée en grande série, ont démocratisé l’usage de la voiture. Leur figure emblématique est Henri Ford. Il déclarait qu’il fallait bien payer les ouvriers pour que ceux-ci puissent acheter des voitures. C’est une vision keynésienne de l’économie : on alimente l’offre pour une stimulation de la demande. C’est aussi ce qui a guidé Jacques Maillot à Nouvelles Frontières, et qu’on retrouve dans son slogan : "Il faut démocratiser le voyage".
Peu à peu, l’automobile est devenue un besoin, indispensable, non seulement dans nos représentations mentales, mais également dans notre vie quotidienne. C’est surtout vrai depuis les années 1970 : l’urbanisme a été construit autour de la voiture, corollairement à une réduction des services publics de transports urbains et à une fermeture de nombreuses lignes SNCF interurbaines liées à la recomposition territoriale de la France.
Les effets de notre urbanisme, de nos préférences dans nos modes de déplacement et de notre représentation de l’automobile dans toutes les mégalopoles du monde, particulièrement en Chine et en Inde, alimentent une crise énergétique et climatique sans précédent dans notre histoire. Cela nous renvoie aux débuts de l’ère automobile, celle du bien luxueux inaccessible, en raison de l’inflation du coût de fonctionnement de la voiture (prix des carburants). La boucle est ainsi fermée.
Lorsque notre gouvernement distribue des chèques à fonds perdus pour financer l’augmentation des dépenses de fonctionnement des ménages, il redonne temporairement à la voiture le statut de bien de consommation courant.
Le lien entre l’accès à la voiture et le luxe - et donc la légitimité de la question posée - se conçoit si on considère la baisse d’accès à l’automobile sous l’angle d’une privation. Il est alors légitime d’évoquer la nature de celle-ci. Est-ce une privation de liberté de posséder une voiture, ou de liberté de se déplacer ? Dans le premier cas, on est dans le cas d’un enfant bavant devant un beau jouet dans la vitrine d’un magasin, celui du pur désir, d’une libido de la société de consommation. Dans l’autre cas, nous sommes dans la privation d’une des libertés les plus fondamentales : celle de se déplacer. Dans un cas, on est dans le fonctionnement des sentiments humains, l’envie, la jalousie ; dans l’autre, on est dans le fonctionnement essentiel d’une société, dans l’intérêt général. On peut alors considérer que l’Etat n’a pas à financer l’achat d’objets de désir ; en revanche il doit garantir la reconnaissance des libertés fondamentales.
Deux choses ont changé dans le contexte mondial, par rapport au début des années automobiles : la connaissance du problème du réchauffement climatique et l’existence du pic de pétrole. Ces deux questions ont rapport à l’intérêt général, et nous conduisent à revisiter notre conception de la liberté, en songeant aux générations futures. Elles auraient dû orienter les politiques publiques vers l’usage intensif des transports publics, dont l’automobile est une composante grâce aux systèmes de transport à la demande. L’instauration d’un ticket transport, à l’instar des tickets restaurants, qu’il soit à la charge des entreprises ou de la collectivité, est une fuite en avant, nous enfonçant encore davantage dans le précipice des déficits. On sacrifie l’avenir pour le présent. Cela nous empêche de repenser notre mobilité pour trouver des solutions plus efficaces.
Il vaudrait mieux encourager les ménages à investir dans l’achat de voitures à carburants alternatifs, et les entreprises à effectuer des plans de déplacements, c’est-à-dire à investir dans la rationalisation et dans l’organisation de nos modes de déplacements. L’usage automobile en général et son coût pour chacun diminueraient ainsi.
Pour aller vers de telles politiques, nous devons rompre le lien luxe/automobile, pour que la moindre facilité d’accès à la voiture ne soit plus vécue comme une privation de la liberté de se déplacer. Nous augmenterons ainsi notre liberté de choix dans un éventail de modes de transports équilibré, avec une meilleure qualité de vie. C’est à la puissance publique de créer les conditions pour que ce choix puisse exister. Pour le moment, nous n’en prenons pas le chemin. On continue à acheter la paix sociale, à creuser le déficit des comptes publics, au grand bénéfice des pays producteurs de pétrole, et au grand dam des populations les plus fragiles, celles qui gagnent moins de 1250 euros nets par mois, soit la moitié des actifs.
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