L’économie de marché est-elle juste ?
« Que le mal détruise ou bâtisse,
Rampe ou soit roi,
Tu sais bien que j'irai, justice,
J'irai vers toi ! » (Victor Hugo)
La justice c’est l’absolu et l’essence même de la poésie. C’est la quête de tout homme de bien et un idéal vers lequel doit tendre l’humanité. Mais, dans cette quête de justice, faisons-nous fausse route ? La cité splendide et juste de Rimbaud, s’éloigne-t-elle un un peu plus chaque jour où nous nous réveillons dans un système capitaliste ? En d’autres termes, existe-t-il une équivalence entre économie de marché et justice ?
Depuis l’échec cuisant de l’URSS, la concurrence entre une organisation économique fondée sur le marché et une économie planifiée qui récuse les principes de la première semble avoir disparu. Le marché est aujourd’hui plus que jamais une réalité incontournable de notre société et il pèse sur notre vie quotidienne et nos rapports à l’autre. Cependant, je me refuse à penser que la régulation des rapports humains s’effectue aujourd’hui exclusivement par les prétendues « lois du marché » et Herbet Simon (prix Nobel d’économie) évalue pour sa part que 20 pourcents des échanges de la société se passe par des marchés. Mais, la question de l’équivalence entre économie de marché et justice n’en n’est pas moins fondamentale et sa réponse détermine la façon dont nous devons penser notre organisation sociale.
Avant tout développement, il me parait nécessaire de préciser qu’aucune économie n’est exclusivement régulée par le marché. Cependant, il est légitime de qualifier de nombreuses économies contemporaines d’économie de marché car c’est bel et bien par des marchés que s’effectuent la majorité de leurs échanges économiques.
Pour définir une économie de marché il faut d’abord définir un marché et ce n’est pas une tâche facile. Ce qui est plus facile à définir et qui existe depuis la Grèce antique, c’est une place de marché, c’est à dire un espace géographique où un ensemble d’agents échangent à un certain prix. Le marché est particulièrement difficile à définir car sous le marché se cachent une multitude de marchés différents qu’il convient d’analyser individuellement. Mais, derrière chaque marché il existe une même idée selon laquelle la confrontation de l’offre et de la demande seule permet de déboucher sur un prix qui permet l’échange. Une économie de marché c’est donc une économie qui s’organise autour d’institutions appelés marchés qui décentralisent l’activité économique et qui permettent un processus d’ajustement de l’offre et de la demande débouchant sur un prix. L’échange n’a lieux que s’il satisfait les deux parties, on parle d’un échange librement consenti.
Le marché en lui-même est aveugle et impersonnel. Autrement dit, il ne se soucie pas de qui sont les agents économiques : il ne fait pas la différence entre un jeune et une personne âgée, une femme et un homme ou un musulman et un chrétien. Cette cécité a un aspect positif, elle empêche toute discrimination basée sur ces différences justement parce qu’elles ne sont pas identifiées. Par ailleurs, dans La Route de la servitude, Friedrich Hayek nous rappelle que « pour les anciens la cécité était un attribut de la divinité de la justice ». Cependant, la simple incapacité à personnaliser les agents économiques ne peut pas suffire à démontrer l’équivalence entre économie de marché et justice. Comme souvent, tout est une histoire de convictions premières et tout dépend de notre conception de la justice.
Une conception très particulière de la justice et qui est celle de Pareto établit qu’il y a justice à partir du moment ou il est impossible d’améliorer la situation d’un agent sans détériorer celle d’un autre. Dans ce cas le marché est le meilleur moyen d’accéder à la justice. En effet, le processus d’ajustement de l’offre et de la demande débouche sur un prix d’équilibre auquel il est impossible d’améliorer la situation d’un agent sans détériorer celle d’un autre. Si le prix augmente, la situation de l’acheteur se détériore et si le prix baisse, la situation du vendeur se détériore. En plus, l’équilibre de Pareto permet la maximisation des surplus soit la maximisation de la satisfaction totale des agents qui vendent et qui achètent.
Le marché sans friction Walrasien permet donc d’obtenir le plus gros gâteau possible. Cependant, il ne nous donne aucune information sur la répartition des parts de ce gâteau. Ainsi, nous nous accorderons sûrement pour dire que la vision de Pareto est une vision restrictive de la justice et à mon sens avoir le plus gros gâteau possible n’assure en rien la justice, car « la gourmandise est l’apanage exclusif de l’homme » (Brillat-Savarin) et certains peuvent se révéler comme particulièrement gourmands.
La cécité du marché a des aspects positifs mais elle a aussi ses désavantages et le marché oublie qu’être juste ce n’est pas toujours donner au plus offrant. Le marché c’est la beauté pour Baudelaire, une statue froide et cruelle qui crie : « jamais je ne pleure et jamais je ne ris » (La Beauté, vers 8). Ainsi, alors que l’on pourrait penser que le marché ne laisse se produire une famine que lorsqu’il n’y a plus assez de nourriture (quand l’offre s’est effondrée), Amartya Sen (prix Nobel d’économie) explique que la famine se produit même quand il y a assez de nourriture pour tout le monde si elle était distribuée justement. En fait, dans l’économie de marché quelqu’un subit la famine non pas quand il n’y a plus assez de nourriture disponible mais quand il n’a pas assez d’argent pour être le plus offrant. Durant la Grand Famine en Irlande (1845-1852), le mildiou a anéanti presque intégralement les cultures locales de pomme de terre qui constituaient la nourriture de base de l’immense majorité de la population paysanne. A l’époque, l’Irlande produisait aussi des céréales dans une quantité suffisante pour stopper ou fortement limiter la famine mais le marché est aveugle et il n’a jamais connaissance des différentes situations dans lesquelles se trouvent les acheteurs. Ainsi, les céréales Irlandais étaient exportées vers les riches consommateurs anglais qui lui offrait plus d’argent laissant des très nombreux irlandais mourir de faim.
Une définition plus complète de la justice pourrait être celle de Proudhon : « (la) justice est le produit de cette faculté de sentir sa dignité dans la personne de son semblable comme dans sa propre personne : c’est le respect, spontanément éprouvé et réciproquement garanti, de la dignité humaine » (De la justice dans la révolution et dans l’Église). Dans ce cas, il n’y pas d’équivalence entre économie de marché et justice. Je précise que le marché n’a pas pour but de créer cette injustice, en fait, le problème c’est justement qu’il ne fait rien délibérément : c’est une institution impersonnelle dont personne n’est à la tête et qui a pour seul but de maximiser les gains sans savoir qui les récupèrera. Ainsi, même si la taille du gâteau est maximale, comme elle l’est dans le modèle de concurrence pure et parfaite du marché walrasien, rien n’assure que sa répartition soit « juste » socialement.
Faut-il pour autant renoncer à l’économie de marché ? Je ne le pense pas. Le capitalisme est le plus formidable dispositif de production de richesse et l’histoire révèle qu’une économie de marché bénéficie d’avantage aux agents qu’une économie planifiée. Les comparaisons entre Corée du Sud et Corée du Nord ou Berlin Est et Berlin Ouest illustrent cette affirmation. Pour le dire simplement, la maximisation a du bon car en produisant un maximum de richesse, il y a une possibilité pour tout le monde d’être plus riche. De plus, l’économie libérale porte comme en son sein la liberté, autre principe fondateur de nos sociétés. Pour moi, il faut que les hommes évoluent et interagissent librement dans l’économie, sans encourager la guerre de tous contre tous. Il faut que notre économie récompense le risque, l’innovation et le travail fruits de la réussite individuelle, sans condamner ceux qui ont eu moins de chance à rester dans la misère. Enfin, l’économie se doit de défendre les intérêts du consommateur en encourageant la concurrence et l’innovation tout en protégeant ses producteurs.
C’est là qu’apparait toute la complexité entre réduction de la maximisation de production des richesses et redistribution de ses richesses. Camus affirmait d’ailleurs que : « Si l'homme échoue à concilier la justice et la liberté, alors il échoue à tout. ». Pour moi, l’économie de marché peut être le lieu de cette conciliation mais elle doit pour se faite être encadré.
D’autant plus que le capitalisme a tout intérêt à être juste sinon il croulera sous la désafection. Schumpeter dans Capitalisme, Socialisme et Démocratie prédisait il y a 58 ans que s’il ne se réinventait pas le capitalisme disparaitrait dans 100 ans écrasé sous son impopularité. Le capitalisme n’a donc plus que quelques décennies pour se réinventer et susciter une adhésion collective. Je précise que cette adhésion sera particulièrement difficile à susciter car tout ce qu’il produit est perçu comme allant de soi. Pour Berle, l’adhésion de la main street (l’opinion) pour Wall Street (l’économie de marché) passe par un exercice du marché « tempéré ». Il faut ainsi en appeler aux consciences des rois, à la responsabilité sociale des entreprises. Ces multinationales et ces grands acteurs du capitalisme ont tout intérêt à défendre une économie de marché qui protège l’ensemble de agents pour protéger ce système qui leur réussit. Ainsi, même si la justice n’est pas portée en elle-même par l’économie de marché elle doit se l’imposer comme objectif prioritaire sous peine de disparaitre. Je pense que l’économie de marché n’est pas juste mais le deviendra ou disparaîtra.
Je lirai avec intérêt toutes les critiques (positives ou négatives), alors n'hésitez pas !
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