L’efficience morale du marché
La société capitaliste pose comme principe fondamental le marché seul moyen capable de réguler les échanges et de permettre un rééquilibrage permanent des grands agrégats économiques. Par son mécanisme d’ajustement automatique et par les capacités déduites des comportements humains, il garantit de manière absolue, hypothétiquement, le bonheur pour le plus grand nombre.
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Les crises, les déséquilibres, les défaillances sont corrigées par le marché, seule entité à même de réparer les erreurs induites par les agents. Ainsi, pour parvenir à la maximisation du bonheur collectif, le but avoué de la société occidentale, le marché doit offrir une possibilité morale, être capable de soutenir une certaine moralité dans les échanges, un certain degré d’éthique et d’humanisme.
LA PHILOSOPHIE CLASSIQUE
Pour le philosophe Thomas Hobbes, les hommes sont naturellement mauvais et, à l’état de nature, s’entretueraient pour leur survie égoïste. C’est à travers les échanges civilisés qu’ils acquièrent une forme de responsabilité humaine et une acception d’autrui. Le marché apparait ici, dans la philosophie contractualiste, comme le meilleur moyen de réguler les relations interpersonnelles, à travers les contrats passés.
Chez Hobbes, les Hommes sont rationnels et désirent, individuellement, sortir de l’état de nature mortifère. Ils souhaitent atteindre le plus grand bonheur possible par la poursuite de leur propre intérêt. Ainsi, en procédant à la ratification d’échanges officiels entre eux, on aboutit à la réalisation du bonheur collectif et à la paix sociale.
Quel autre meilleur moyen que le marché pour procéder à cette adéquation mutuelle ? Hobbes parle de l’Etat pour ajuster les relations et permettre l’aboutissement du contrat social. Or il ressort que le marché est tout autant capable de favoriser l’émergence d’une paix entre les agents. Dans la philosophie de Hobbes, le bonheur passe par la poursuite des intérêts individuels, ces intérêts sont forcément matériels et sont conditionnés par le troc. Le marché devient l’intermédiaire de l’Etat allégorique.
Seulement se pose alors la question de sa légitimité, permettre la réalisation du plus grand bonheur possible en toute moralité. Si on sort les individus de l’état de nature mortifère pour les faire entrer dans les relations contractualisées sans avoir pris, au préalable, des précautions contre le risque, on revient au point de départ : les individus s’entretuent symboliquement pour l’obtention de leur propre bonheur égoïste.
Le philosophe Hollandais Bernard de Mandeville a une analyse particulière. Dans la célèbre Fable des Abeilles parue en 1714, il considère qu’en laissant les individus agirent librement sur un marché, sans contrainte et sans contrôle, sans préjugés et sans préconçu, on aboutit naturellement à l’équilibre économique et utilitariste. C’est à travers le commerce que se réalise la moralité, accordons la liberté aux agents et ils définiront le bien-être, la morale, l’éthique. De cette façon, les problèmes écologiques seront réglés s’ils posent véritablement problème, les individus devraient se donner les moyens de les réparer dès lors que la pollution altère la vie quotidienne. Tout comme la pauvreté et les inégalités, en accordant une parfaite liberté de circulation et de choix aux agents, à eux de se donner les moyens de réussir ou d’échouer. Dans cette vision des choses, les problèmes deviennent la responsabilité des agents, le marché est le vecteur omniscient de la morale libérale.
LES HYPOTHÈSES ONTOLOGIQUES
La thématique abordée par l’économie classique, dérivant de la philosophie des Lumières, est de considérer que l’homme, puisqu’il est un être ayant conscience de son individualité, va uniquement rechercher son intérêt. En officialisant les échanges entre tous les Hommes, la somme aboutit au bien-être collectif. C’est la thématique de la main-invisible d’Adam Smith : les échanges interindividuels aboutissent au bonheur collectif, « Le tout est réductible au jeu des parties ».
Dans cet état, le marché garantit une efficience morale qui passe par les consciences des individus. La moralité est réalisée dès lors que s’opère un choix vers celle-ci. La sélection adverse, les externalités et les aléas-moraux sont corrigés par la régulation mercantile. D’ailleurs, pour les tenants de cette position, les défaillances chroniques apparues dans la société capitaliste ne sont pas le fruit de l’amoralité du marché mais d’une trop grande intervention de l’Etat qui affaiblit les mécanismes d’ajustements automatiques.
Cette vision pourrait être néanmoins nuancée par des analyses anthropologiques. Les individus ne sont pas parfaitement rationnels et ne cherchent pas égoïstement l’obtention de leur propre intérêt individuel, ils ont conscience d’autrui, agissent souvent de manière totalement irrationnelle et irréfléchie, parfois à travers des dons gratuits et peuvent se réaliser à travers le bonheur des autres. En clair, ils ne sont pas l’homo-economicus que les philosophes et économistes contemporains cherchent à nous faire croire.
Ceux-ci supposent l’Homme rationnel économiquement, il prendra toutes ses décisions sur le marché en fonction de sa seule contrainte budgétaire et de la maximisation de son utilité. Ainsi, dans cet ordre d’idée, en cas de pollution, ce n’est pas une correction qui apparaitrait de prime abord mais un arbitrage entre les moyens mis en place pour y remédier et les intérêts qu’apporte cette pollution. L’efficience morale disparait au profit d’un calcul coût-avantage moraliste.
LES DÉFAILLANCES DU MARCHÉ
Le marché n’est pas une entité indépendante et omnisciente, elle dépend des actions de ses membres. Il est ce que les Hommes ont voulu en faire. Ainsi poser l’individu parfaitement rationnel et conscient de ses seuls actes va influencer l’ordre spontané : s’il ne pense qu’à lui et à la poursuite de ses intérêts propres, il mettra de côté autrui et l’échange ne pourra être optimal moralement. Le jeu sera un gain à somme nulle, entre un gagnant et un perdant.
Dans le même sens, lorsqu’il s’agit des problèmes environnementaux, croire aux capacités régulationnistes du marché revient à supposer comme parfaitement substituables les différents capitaux, le travail, la technologie et la nature. On se place dans une soutenabilité faible. Si la production venait à détruire durablement des éléments naturels, il suffirait de mettre en œuvre les mécanismes du marché pour les remplacer. Le cas des OGM est l’exemple le plus concret, afin d’améliorer la productivité sans toucher l’environnement, les partisans de la génétique appellent à une substitution du capital naturel – l’agriculture – vers l’utilisation du capital technologique – les organismes génétiquement modifiés.
Ainsi le marché ne garantirait pas une efficience morale pour la simple et bonne raison que les hypothèses fondamentales supposent une amoralité latente : l’égoïsme intergénérationnel et la cupidité, l’ignorance d’autrui et la maximisation utilitariste sous contrainte empêchent la réalisation d’une éthique mercantile.
QUELLES SOLUTIONS ?
Si, comme a pu le suggérer l’économiste Indien Amartya Sen, on changeait les hypothèses de départ, si on changeait le modèle stylisé de l’homo-economicus pour intégrer des comportements altruistes, esthétiques, politiques, etc., on pourrait obtenir une modification des résultats. L’agent représentatif ne prendrait pas sa décision uniquement en fonction de sa contrainte budgétaire, mais déciderait à la fois en fonction de son propre intérêt et de celui des autres, des conséquences globales et des impacts durables. De cette manière, l’économie de marché transposerait l’idéal d’un « homo-moralis » à la place du modèle de l’homo-economicus et soutiendrait une certaine éthique.
Pierre Rondeau
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