L’exploitation de l’information utile, face « cachée » du renseignement
En complément de ma série d’articles précédents sur l’intelligence économique, il me paraît important d’introduire le concept d’exploitation de l’information utile et de préconiser le renforcement du socle théorique de cette facette du renseignement encore trop peu étudiée. La nouvelle discipline ainsi promue doit se focaliser sur les méthodes de travail collectif en réseau permettant de capitaliser l’information utile et de porter en temps voulu à la connaissance de tous ceux qui en ont l’usage le renseignement ainsi produit.
Accompagnant la révolution technologique en cours, l’économie de l’information a engendré le concept d’intelligence économique dont certains déplorent parfois la "face cachée" qui s’apparenterait à de l’espionnage industriel[1]. Le renseignement reste en effet le plus souvent assimilé à l’espionnage, sa forme la plus ancienne qui a la faveur des romanciers et occupe toujours, en raison de son côté spectaculaire, le devant de la scène médiatique. L’exploitation de l’information utile, activité certes moins haute en couleur mais fonction ô combien essentielle du renseignement, s’en trouve ainsi totalement occultée au point que, paradoxalement, c’est elle qui en devient la véritable zone d’ombre du dispositif. Elle constitue pourtant, bien plus que l’espionnage ou toute autre forme d’action clandestine ou illicite, l’aspect du renseignement le plus utile et le plus moderne dans notre société de l’information en plein développement.
L’exploitation du renseignement est l’art d’extraire, de produire et de travailler l’information utile pour la rendre accessible à tous ceux qui en ont l’usage. Cette "industrie" au sens premier du terme[2] a dû s’adapter très rapidement à la société de l’information émergente et à la révolution technologique qui l’accompagne pour traiter des volumes et des flux en très forte augmentation. C’est désormais une activité à laquelle s’attachent de nombreuses pratiques nouvelles qui restent à formaliser, des méthodes innovantes qu’il faut théoriser, des savoir-faire à approfondir et à enseigner et des métiers nouveaux à définir. En un mot, il s’agit d’une véritable discipline à fort potentiel d’innovation, qu’il faut mettre sur pied et développer sur le plan de la recherche, de l’enseignement, de la formation, des méthodes et des procédés. C’est autour de cette discipline que pourra s’organiser l’indispensable profession dont la nouvelle société de l’information et son économie ont le plus grand besoin pour éviter l’anarchie et les développements désordonnés qui ne manquent jamais de se produire dans une communauté de pratiques sans cadre structuré.
Si l’aspect spectaculaire du renseignement et de son histoire faite essentiellement d’affaires d’espionnage et d’actions clandestines a déjà été très largement étudié, l’exploitation du renseignement, ses pratiques et les théories associées l’ont été, quant à elles, nettement moins. Dans un ouvrage publié en 1997[3], j’avais tenté, à la lumière de ce que l’histoire nous enseigne sur les grandes évolutions stratégiques et les différentes conceptions du renseignement militaire, d’appréhender les changements à l’œuvre dans le nouvel environnement international afin d’envisager les axes d’innovations possibles en matière d’organisation et de méthodes de travail. J’y décrivais les différents modes opératoires des grandes phases d’élaboration du renseignement, allant de l’observation des faits jusqu’à la prise de décision, afin de les ordonner entre eux, d’en expliciter les spécificités et d’en préciser les acteurs et les techniques. En matière d’adaptation aux nouvelles technologies de l’information et de travail en réseau, mon étude se bornait néanmoins à proposer en forme d’idées les grandes lignes de méthodes de travail fondées sur l’alimentation et la tenue à jour d’une "banque de connaissances" partagée en réseau, sans rentrer dans le détail de pratiques qui restaient à l’époque encore largement à inventer.
Dix ans après, la mise en œuvre de ces idées au sein d’un grand organisme d’exploitation a permis d’affiner les pratiques et de préciser les théories associées qui font l’objet de mes travaux actuels. Les nouvelles technologies de l’information ont considérablement progressé et les techniques de recherche associées sont désormais assez bien maîtrisées, même si les progrès envisageables grâce aux sciences de l’information encore balbutiantes sont encore immenses. En revanche, le travail collectif en réseau, pour délivrer l’information utile en temps voulu à celui qui en a l’usage, demeure un véritable casse-tête dont personne ne détient encore véritablement la clé.
Renseignement, ...savoir, connaissance, ...information, donnée, fait
Renseigner, c’est enseigner (instruire, indiquer) quelque chose en réponse à une demande. Un renseignement est donc, à première vue, une information estimée pour sa pertinence à l’égard d’une question posée. Mais le mot information, souvent employé comme ici de manière générique, regroupe en réalité tout un ensemble de nuances qui, à partir des faits et des données, se déclinent en informations, savoirs et connaissances pour aboutir, comme on le voit, au renseignement.
La bonne question à se poser pour faire le tri dans tout ce vocabulaire et en distinguer les nuances, c’est celle du critère essentiel de qualité :
- Un fait n’existe que s’il est avéré ; on dira que sa qualité essentielle est d’être avéré.
- Une donnée existe indépendamment de la véracité du fait qu’elle traduit, mais si elle n’est pas disponible, ce n’est plus une donnée mais une inconnue ; on dira que sa qualité essentielle est d’être "donnée" ou disponible ou encore accessible.
- Une information peut être fausse ou inaccessible, mais, si elle n’est pas porteuse d’une signification précise (signifiante), ce n’est plus une information ; on dira que sa qualité essentielle est d’être précise ou signifiante ou encore porteuse de sens.
- Un savoir peut être faux, inaccessible ou, s’il est trop imprécis pour signifier quelque chose de particulier, ne pas être une information, mais s’il n’est pas perçu et mémorisé, ce n’est plus un savoir ; on dira que sa qualité essentielle est d’être perceptible (concevable) et mémorisable.
- Une connaissance peut être erronée, inaccessible, ne rien signifier ou ne pas être formellement mémorisée, mais si elle n’est pas compréhensible, si, agrégée à d’autres éléments, elle ne se traduit pas en termes permettant la décision et l’action, elle n’a plus rien d’une connaissance ; on dira que sa qualité essentielle est d’être compréhensible.
- Un renseignement, enfin, peut être faux, inaccessible, sans signification, inconcevable ou incompréhensible, mais s’il ne répond pas à une demande, ce n’est plus un renseignement ; on dira que sa qualité essentielle est de répondre à une demande.
Un renseignement est donc, par essence, l’exposé de faits
répondant à un besoin. Pour être bon, le renseignement doit correspondre à des
faits avérés, accessibles (données), précis ou porteurs de sens (informations),
concevables ou mémorisables (savoirs) et compréhensibles tous ensemble. Néanmoins,
le travail théorique sur le renseignement qu’il est désormais important de
mener doit s’intéresser prioritairement (essentiellement) à ce qui contribue à garantir
sa qualité essentielle qui est de répondre en temps voulu à
Répondre en temps utile (parfois dans l’instant) au besoin (souvent imprévisible)
Les méthodes et les techniques qui permettent de favoriser ou de garantir la compréhension (synthèse), la perception (argumentation), la précision (analyse), la disponibilité (recueil) ou la véracité (recoupement) du renseignement, sont bien connues. Elles sont aussi vieilles que le métier[4] lui-même et, l’augmentation des volumes d’information pas plus que les nouvelles technologies qui s’y rattachent n’en bouleversent fondamentalement les principes. Seules les techniques de recueil (recherche) ont considérablement évolué avec la numérisation croissante de l’information, réduisant d’autant la part de la recherche traditionnelle dans la panoplie du renseignement. Même si l’augmentation perpétuelle des volumes à traiter impose en permanence d’améliorer les performances des outils de recherche, ces nouvelles techniques sont dans l’ensemble bien maîtrisées. En revanche, dans un environnement caractérisé par une complexité croissante et des contraintes de temps imposant une réactivité accrue, la réponse utile en temps voulu est d’autant plus délicate à assurer que le besoin est difficile à exprimer en raison de l’augmentation des volumes et de la richesse des informations disponibles et nécessaires à la décision.
Le véritable problème du renseignement se situe désormais là. Il est, comme on l’a vu, essentiel au sens premier du terme. C’est cet impératif qui est actuellement le plus complexe à traiter, c’est pour le satisfaire que les pratiques ont dû évoluer, avec des résultats encore inégaux. C’est donc sur cet aspect que les efforts théoriques doivent porter en priorité et en particulier sur l’organisation de cette "banque de connaissances" dont j’avais introduit le principe dans mon ouvrage précédent.
La "banque de connaissances", interface essentielle entre producteurs et consommateurs de renseignements
Pour maîtriser le cycle du renseignement avec la réactivité imposée par un nouvel environnement caractérisé par son imprévisibilité, tous les consommateurs de renseignements qui sont souvent en même temps des producteurs de données, d’informations, de savoirs et de connaissances ont bien compris la nécessité de disposer de méthodes pratiques originales, adaptées au travail collectif et fondées sur une capitalisation et un partage dynamiques des connaissances en réseau tout en respectant les besoins d’en connaître de chacun. Les expériences de travail collectif (ou collaboratif) en réseau se multiplient, mais elles se heurtent toutes à des difficultés majeures d’organisation pour garantir à tous les utilisateurs ayant besoin d’en connaître (et à eux seuls) les réponses en temps utile à leurs besoins.
Une solution prometteuse passe par la mise en œuvre de techniques communes de rédaction et de "présentation" des connaissances en ligne reposant sur un ordonnancement commun, logique et répétitif des données, adapté à l’analyse de systèmes complexes comme à la synthèse des informations qui en résultent pour répondre à tous les besoins de renseignements relatifs aux systèmes concernés. Cette organisation de la présentation des connaissances en "dossiers systémiques" est doublée d’un rangement physique des documents, répondant à une tout autre logique destinée à gérer finement la "visibilité" à donner à chaque "bloc" de données, d’informations ou de connaissances. L’ensemble repose sur l’utilisation d’outils de bureautique classiques, simplement configurés pour faciliter la création et l’alimentation des "dossiers" de présentation (liens hypertextes) par les analystes eux-mêmes et le rangement physique des documents pour la gestion du "besoin d’en connaître". La "banque de connaissances" ainsi constituée permet un dialogue quasi-direct et en toute sécurité entre fournisseurs et consommateurs d’informations, assurant l’adéquation entre le produit et le besoin.
[1] Cf. mon article, L’intelligence économique à la recherche de son identité, Agoravox du 3 mai 2007 et le billet d’humeur, De bonnes résolutions pour l’intelligence économique ?, dans la lettre d’information VigIE du Master IECS de l’ICOMTEC de janvier 2007.
[2] Industrie : art d’extraire, de produire et de travailler les matières premières pour les façonner et leur donner une utilisation pratique.
[3] Renseignement
et société de l’information,
[4] On le dit aussi parfois, selon l’expression consacrée par une tout autre activité, "le plus vieux du monde".
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