L’ineluctable et le souhaitable
Alors que l’on nous promet une année 2015 convulsive, l’anthropologue, sociologue et économiste Paul Jorion (proche de la pensée de Keynes), détenteur de la chaire « Stexardship of Finance » à la Vrije Universiteit Brussel, dialogue avec Bruno Colmant (proche des thèses de Milton Friedmann), professeur de finance et membre de l’Académie royale de Belgique, sur l’état de la planète Finance : assurément, il est urgent de « penser l’économie autrement » pour conjurer le pire qui ne devrait pas être décevant…
De quoi deux « économistes », l’un « de droite » et l’autre « de gauche », pourraient-ils parler et sur quoi pourraient-ils s’accorder ? De la partie qui se termine en ce moment et sur de nouvelles règles de jeu ? Alors que les économies du monde développé sont prises au piège dans la spirale de la « dette » perpétuelle, Paul Jorion et Bruno Colmant réfléchissent à l’émergence d’une solution « pour le bien de tous » et partagent la même conviction : un « défaut de paiement généralisé au niveau de la zone euro » ne pourra être évité... Pour le second, « la preuve de notre échec, c’est que si c’était à refaire, on ne ferait plus l’euro »…
Fédéralisme instantané…
Depuis son poste d’observation privilégié à Countrywide Financial (2005-2007), « l’ingénieur financier » Paul Jorion a vu l’emballement de la machine folle à concentrer les richesses – et a beaucoup réfléchi à la meilleure manière de la désactiver.
Pour sa part, Bruno Colmant a vu comment « les Etats-Unis avaient réussi à exporter le problème de l’immobilier vers l’Europe »… Pour l’économiste de droite, « pendant des années nous avons construit un système d’Etat-providence qui a empêtré les finances publiques et la fiscalité du travail dans un inextricable mélange de pseudo-assurance collective » - ambiance...
Dans ses écrits, Paul Jorion, spécialiste de la formation des prix, avait rappelé qu’un « secteur financier accro au profit sans limite ponctionne une part croissante de la richesse créée » et que bien des fondamentaux ont été perdus de vue : « on verse des dividendes sans qu’il n’y ait de bénéfices, les banques centrales créent de la monnaie sans que cela corresponde à une création de richesse »...
Il propose de « réaliser le fédéralisme de manière instantanée au cours d’un week-end : défaut de la zone euro dans son ensemble, accompagné d’une mutualisation de la dette et d’une unification fiscale de la zone. Le lundi matin, l’euro aurait été dévalué mais on repartirait sur une base assainie : soixante-cinq ans d’unification européenne auraient été réparés d’un seul coup ! ». Une « décision de défaut généralisé » applicable quand « les marchés financiers » seront fermés mais qui demanderait une longue préparation, parallèlement à l’unification du système budgétaire et fiscal européen et à la mutualisation de la dette « pour en faire une dette européenne unifiée »…
Le monde qui vient…
Encore faudrait-il, pour Paul Jorion, « mettre à l’abri de la spéculation des secteurs vitaux » comme le logement : son interdiction « ferait revenir de 40 à 80% de la richesse vers l’économie » - il n’échappera à personne que « le prix spéculatif exerce ses ravages à la hausse sur le consommateur et à la baisse sur le producteur »…
Et prendre en compte la « disparition structurelle du travail », déjà évoquée par Keynes (1883-1946) en… 1928 : quand bien même nous serions « historiquement une espèce laborieuse », il importe de considérer « la nouvelle dynamique sur le marché de l’emploi, qui fait que les développements technologiques font disparaître l’emploi »... Cette prise de conscience est d’autant plus urgente que « nous consommons chaque année l’équivalent de 1,6 planète en termes de ressource » - et ce, dans la frénésie d’une politique de la terre brûlée qui « semble caractériser notre espèce »… L’heure serait-elle venue pour un « revenu de base » ou « d’existence » qui dispenserait d’un « productivisme » aussi inutile que nuisible ? Déjà en 1810, l’économiste suisse Sismondi préconisait un revenu pour chaque travailleur remplacé par une machine…
Ne faudrait-il pas« bannir l’obsolescence programmée » qui dégrade l’environnement et pourrait bien rendre inhabitable à notre propre espèce une Terre surexploitée ? Ce serait là « faire prévaloir un principe contraire à la maximisation du profit »…
Une marche a été – délibérément ? – sautée en 2008 : « C’est quand les Etats ont dû se porter au secours du secteur financier, non pas seulement pour éponger des pertes économiques, mais aussi pour régler les pertes spéculatives dues aux paris perdus que les financiers avaient faits entre eux, que la dette a soudain basculé du raisonnable vers l’excessif ». Pire : avec la commercialisation de certains produits financiers spéculatifs (les CDO), « on a quitté le mode de fonctionnement où les marchés exercent un effet autorégulateur pour entrer dans celui, totalement suicidaire, où, pour protéger quelques intérêts particuliers, ils précipitent la chute du système condamné ».
Repenser l’équation sociale ?
Pour Bruno Colmant, « la désespérance économique ne peut pas être un projet de société » et il faudra bien « repenser l’équation sociale dans le sens d’une plus grande justice » - la « prospérité individuelle » ne pouvant plus être « la seule valeur morale » en vigueur dans une « économie de marché » qui permet aux 67 personnes les plus riches de la planète de posséder autant que la moitié de l’humanité la plus pauvre...
Paul Jorion se prend à rêver à la figure du Prince philosophe évoquée par Platon – telle qu’elle a pu être incarnée peut-être, à un moment donné de l’Histoire, par Thomas G. Masaryk (1850-1937), le père fondateur de la Tchécoslovaquie : « Combien de millions de morts supplémentaires faudra-t-il encore avant que le Prince se rende à l’évidence et cesse de consulter de préférence les hommes d’affaires, en proie pour la plupart à la fièvre de l’or ? ».
Après avoir vécu depuis sept décennies sur le postulat de la « croissance » (ce « nom amical que nous avons donné à la destruction de la planète »…), le temps est sans doute venu de déconnecter nos petits jeux spéculatifs de l’économie, « qui est une chose plus sérieuse parce qu’elle peut signer l’arrêt de mort d’êtres humains en très grand nombre ». Pas de politique de création de richesses véritables possible sans effacement de la « dette » - et sans l’abolition du servage fondé sur elle ? Alors que nul mythe ne vient plus à notre secours, l’avenir de l’espèce et le désordre du monde ne peuvent se régler sur un coup de dé – ni le vivant être abandonné à un quelconque « pari à la baisse »…
Paul Jorion et Bruno Colmant, Penser l’économie autrement, conversations avec Marc Lambrechts, Fayard, 256 p., 18€
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