L’innovation : hélas encore trop bridée voire muselée
Nombre d'acteurs économiques et de citoyens ont parfaitement en tête l'importance du défi de l'innovation. Chacun, en ses lieux et places, mesure que l'innovation est une arme anti-crise car elle permet de rehausser nos capacités anti-concurrentielles.
Si pour l'Europe – notre Europe actuellement mal en point -, l'innovation constitue un atout, force est de constater que notre pays avance en ordre dispersé voire dans une certaine cacophonie.

Cinq points autorisent un constat de synthèse :
1 ) En premier lieu, il a été établi par des travaux de Kanien et Schwartz en 1982 puis de Symeonidis en 1996 qu'il n'y a pas de lien évident entre la propension à innover et la taille de la firme. Or plusieurs dispositifs d'aides publiques sont objectivement plus réceptifs à des demandes qui émanent de grands groupes plutôt qu'à celle émise, par exemple, par une jeune PME située dans le Morvan.
Cette hyper-représentation des grands groupes est patente lorsque ceux-ci cherchent à créer des filiales dédiées pour une recherche innovante en comparaison des aléas et du temps que doivent dépenser des jeunes créateurs qui constituent un de leurs premiers tours de table. S'il y a du mieux par rapport à dix ans en arrière, force est de constater que la forte sélectivité actuelle du crédit ( "credit crunch " ) nuit aux jeunes pousses et découragent parfois des innovateurs de talent qui repartent alors vers un salariat classique et engloutissent leurs projets au rayon des actes manqués.
2 ) A côté de cet aspect financier, l'innovation suppose un couplage cognitif, une sorte de complicité de l'esprit entre les décideurs ultimes de l'entité et les innovateurs. Or, bien souvent, comme aimait à le répéter feu Antoine Riboud ( ancien président de BSN puis Danone ), les directions générales sont d'esprit assez routinier et ont du mal à voir l'innovation perturber un ordre établi : par exemple un process de fabrication qui a fait ses preuves.
Ce couplage cognitif parfois défaillant nous conduit à deux étapes dans ce constat : d'un côté, les innovateurs doivent faire l'effort de mieux comprendre les rouages décisionnels, de l'autre les hauts décideurs doivent impérativement savoir garder en-tête la fameuse phrase anglo-saxonne : " Think out of the box ". Oui, il est vital que le top-management soit formé ( question de l'enseignement reçu par nos élites ) et régulièrement sensibilisé aux impératifs qui découlent de l'innovation.
D'ailleurs, loin de l'excellente définition du manuel d'Oslo ( établi par l'OCDE ), l'innovation n'est souvent perçue qu'au travers de l'apparition d'un nouveau produit, d'un nouvel objet. Souvent notre pays gomme de son spectre d'investigation les innovations de procédés ou d'organisation qui sont parfois aussi profitables et fécondes.
3 ) Dans la même veine, bien des cas concrets rapportent que l'innovation n'est pas assez comprise comme une variable évolutive ( voir les travaux du " Hype cycle " de Gartner ) qui a un cycle de vie un peu comme celui du produit établi par Raymond Vernon il y a déjà des décennies. Outil d’expansion, l’innovation n’est de surcroît jamais uniforme : ainsi, elle peut n’être qu’incrémentale ( donc graduelle et limitée ) et concerner, par exemple, un packaging mais pas le produit principal. A l'inverse, elle peut être radicale et représenter un " breakthrough " qui rend ainsi obsolètes les anciens produits. Légitimement l'innovation doit être comprise selon un curseur d'intensité ( évolution ou révolution ) qui ne se retrouve que rarement à l'identique dans la valeur ajoutée de l'entreprise. Autrement dit, de belles firmes innovantes ont parfois des structures bilancielles imparfaites. Ce point est admis aux Etats-Unis, plus difficilement en France.
4 ) Une entreprise est caractérisée par la qualité de sa fonction de production ( combinaison capital-travail ) et de son facteur résiduel ( voir travaux de Carré, Dubois et Malinvaud : ex-Insee ) qui regroupe le progrès technique, les externalités positives, etc. Or trop souvent notre pays est le siège de découvertes qui ne parviennent pas au rang d'innovations. Feu Roland Moreno ( inventeur de la carte à puces ) a souvent démontré que nous savions découvrir, élaborer mais plus difficilement passer au stade de l'objet ou du process innovant. Sur ce thème, il est approprié de relire le rapport de l'ancien éminent président de L'Oréal François Dalle rédigé avec Jean Bounine : " Une entreprise ne se limite pas à la simple juxtaposition de capital et de travail. Une entreprise, c'est du capital, du travail et une organisation composante essentielle du facteur résiduel des économistes " ( § 4.2, page 68, " Pour développer l'emploi", 1987 ). Un exemple ? est-on sûr que les 1.750 filiales du CEA sont véritablement dans une logique de partage de connaissances et de quête de convergences opérationnelles ? Oui, l'innovation nous lance au visage le défi de nos organisations. Et dans notre pays, on trouve là un point qui bride voire pose une muselière sur certaines capacités d'innovation.
5 ) Conformément à l'école de l'évolutionnisme économique ( Joseph Schumpeter, 1913 ), il est admis que le capitalisme se nourrit d’une succession d’innovations soit du côté de la demande : exemple des besoins exprimés des malades en dialyse ou en fin de vie ( appareillages, anti-douleurs, etc). Soit du côté de l’offre où l’électronique grand public est un exemple patent ( iPad, smartphones, etc ) de la pertinence de la Loi de Say : « l’offre crée sa propre demande ». Souvenons-nous – au demeurant - du brillant slogan publicitaire de Sony : « J’en ai rêvé, Sony l’a fait ».
Selon Schumpeter et d'autres travaux postérieurs confirmatifs, ces formes d’innovation variées sont issues des travaux d’entrepreneurs dynamiques qui provoquent ainsi des chocs erratiques à valeur de variable exogène. L’important étant que ce théoricien a démontré qu’après un choc innovant primaire, on relève l’existence itérative de sous-éléments, de grappes connexes d’innovation. Au plan concret, il va nous falloir apprendre à mieux comprendre la périphérie logique et dérivée d'une innovation de rang 1. Sur ce point, force est de constater l'efficacité allemande qui sait fort bien exploiter la notion de grappes d'innovation.
Au terme de ce constat, nous nous inscrivons dans un certain optimisme car les marges de manœuvre, les axes de progression sont nombreux. Notre pays peut donc progresser et a " du grain à moudre " comme aurait dit l'ancien leader de Force ouvrière, André Bergeron.
Pour lever la bride et éloigner la muselière qui affecte notre puissance actuelle d'innovation, quatre éléments doivent être recensés.
1 ) En premier lieu, il y a ce que l'on appelle communément l'évolution des mentalités. Adaptation délicate pour notre système cartésien dominant, il faut accepter le « wandering thinking » c’est à dire la pensée errante qui permet de vagabonder à la recherche d’idées . Par culture, par système de formation, nos approches sont parfois trop logiques là où l’innovation peut provenir de la sérendipité. L’exemple célèbre du Post-it découvert par hasard à partir d’un besoin personnel de marque-pages est connu. Tout autant que les méthodes de stimulation de la création chez Google. Sur ce thème gardons en mémoire vive la phrase si instructive de l'encyclopédiste Denis Diderot : " Je pense que nous avons plus d'idées que de mots. Combien de choses senties et qui ne sont pas nommées. " ( Pensées, 1746 ).
2 ) Corollaire de ce qui précède, nous militons pour une innovation générée par des cartes heuristiques ( " mind map " Tony Buzan, 1971 ) où l'idée centrale est d'établir des connexions entre des mots-clefs et une pensée libre. Compte-tenu de notre côté terriblement cartésien, nous sommes d'instinct plus à l'aise avec des " concept map " qui reposent sur des associations conceptuelles d'apparence plus rationnelles.
3 ) Roland Moreno a écrit ( dans « La théorie du bordel ambiant » 1990 ) : « Plus on s’ouvre aux innovations, plus on prend le risque de n’être qu’une coquille de noix ballottée d’une théorie à une autre, abandonnant sans cesse son explication du monde, son système de valeurs, de références ». La clarté de ce propos venant d’un homme qui fût souvent qualifié de génie s’impose à l’esprit. L’innovateur est face à un basculement intérieur. C'est là qu'il est à la fois seul et inséré dans une chaîne humaine. Or bien souvent notre pays se caractérise par une difficulté face aux exigences du travail collectif. La phrase de Jules Renard l'illustre, hélas, clairement : " La conversation est un jeu de sécateur où chacun taille la voix du voisin aussitôt qu'elle pousse " ( Journal, 1893 ).
4 ) Au demeurant, cette nécessité de basculement chère à Moreno préexiste aussi dès le démarrage du déroulement de l’innovation. Ainsi, elle exige davantage que la seule prédisposition intellectuelle et organisationnelle : elle s’oppose par nature à l’entreprise souvent noyée d’autopoïèse. Est de nature autopoïétique une firme qui forme un système « qui se suffit à lui-même, qui puise dans son organisation à la fois ses causes et ses effets « ( de Niklas Luhmann cité par André-Jean Arnaud et Pierre Guibentif dans : Niklas Luhmann, observateur du droit, 1993 ). L’innovation ne peut se déployer en vase hermétique, elle impose une ouverture au monde de celui qui en est l’inventeur. Sur ce plan, notre défi français est réel.
A l’heure où notre Europe est marquée par une douleur sociale ( crise, chômage ) et ce que Durkheim appelait une anomie ( situation de dérèglement social par dilution des valeurs d’un groupe ), seule l’innovation est à même de constituer un point de sortie par le haut.
Pour notre part, à rebours de plusieurs contributions, nous militons pour que les innovateurs bénéficient d'ataraxie : autrement dit, d'une valeur chère aux stoïciens qui recherchaient l'idéal paisible du sage et une certaine tranquillité de l'âme. A voir certains centres de recherche sous pression et sous "tension", nous optons davantage pour le calme méthodique de certains Instituts Carnot dont la recherche partenariale avec les entreprises est souvent couronnée de succès tangibles.
Quant à ceux qui veulent ou aiment à dénigrer à loisir nos capacités nationales, qu'ils relisent les belles et lucides pages du regretté Jean-François Deniau : ministre de la modernisation administrative au sein du gouvernement de Raymond Barre qui était instruit des enseignements de François Perroux, penseur respecté de l'économie de l'innovation.
Jean-Yves ARCHER
Economiste
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