La couleur du DIF
Pour affronter cette rapide et exigeante crise qui traverse le monde entier, notre pays semble désormais immobile, sidéré, incapable d’imaginer un avenir différent du passé et d’assumer son entrée dans la société de la connaissance et de l’information.
Pourquoi un tel retard, une telle incapacité à s’adapter aux temps nouveaux ? Peut-être parce que depuis l’après guerre nous avons été éblouis par la société de consommation et que nous ne parvenons pas à nous défaire de ce modèle de société devenu obsolète.
Nous sommes un pays très matérialiste (peut-être l’un des plus matérialistes avec les USA). Nous aimons ce qui s’achète, se fabrique et s’accumule. La formation et les connaissances quant à elles ne se voient pas (pas tout de suite en tout cas) et les acteurs économiques préfèrent toujours changer d’ordinateurs ou des machines plutôt que de bien former leurs utilisateurs.
L’état a permis aux entreprises d’amortir sur deux années les matériels informatiques, mais si les machines à traiter les informations se périment aussi vite qu’en est-il de nos connaissances, de nos savoir-faire, de nos qualifications ?
Idolâtrant le matériel nous consacrons l’essentiel de notre énergie, de nos revenus, de nos compétences à accroître notre fameux « confort moderne » qui pourtant est atteint depuis belle lurette. Obnubilés par la jouissance des marchandises nous continuons de réclamer du« pouvoir d’achat » sans comprendre que celui-ci ne précédera jamais plus le « pouvoir d’apprendre ».
La France a, depuis l’après guerre, entrepris de considérables efforts d’équipement : autoroutes, banlieues, villes nouvelles, immobiliers de loisirs, équipements sportifs et sociaux….Notre pays, qui accusait des retards importants, a construit un cadre de vie confortable et de qualité pour la grande majorité des citoyens.
Cet effort d’équipement matériel, tout important qu’il fut, n’aurait pas dû nous empêcher d’entreprendre un effort au moins aussi considérable (et diversifié) en matière d’éducation et de formation.
Cet effort fut peut être déployé quantitativement avec l’éducation nationale (les collèges ouvraient au rythme d’un par jour dans les années 60) mais dans une seule direction (celle des jeunes puisqu’on était censé apprendre uniquement durant la jeunesse) et avec un seul opérateur omniprésent et monopolistique : l’éducation nationale.
L’hypertrophie de ce système éducatif, désormais déphasé et dispendieux, handicape notre pays. L’éducation nationale est un immense et coûteux navire à la dérive, incontrôlable, encadrant mal la jeunesse de notre pays et qui a le très gros défaut d’absorber l’essentiel des budgets d’apprentissage en France (déployés en priorité vers les jeunes).
Dans une société où l’avenir professionnel et social se décide toujours avant 15 ans, personne n’a été capable de déployer des moyens importants en formation des adultes, de permettre à cette introuvable et improbable école de la deuxième chance de se déployer...
Certes la formation continue a évolué au fil du temps mais elle n’a guère rempli sa fonction d’école des adultes. Elle a été successivement :
· une obligation financière et donc un coût dans les années 70
· une école bis pour jeunes adultes dans les années 80 avec le traitement social du chômage
· un dispositif élitiste et technocratique à partir des années 90, ne profitant qu’à une minorité de salariés (qualifiés, hommes et travaillant dans de grandes sociétés)
· Au XXI ème siècle (2003 et 2004) c’était promis les choses allaient (enfin) changer. Les partenaires sociaux puis le législateur décidèrent de changer de cap ils se payèrent de mots et accouchèrent d’un nouveau droit, le Droit individuel à la formation (DIF) : une capacité inédite pour tous les salariés de bénéficier d’un capital formation de 20 h tous les ans.
De cette belle utopie (une formation plus équitable), un premier bilan doit être tiré aujourd’hui , alors que nous sommes à quelques mois de la date butoir du dispositif et d’un probable krach éducatif en 2010).
Le bilan est accablant, presque entièrement négatif. le DIF est resté (et restera sans doute) le dispositif marginal et exceptionnel que personne ne souhaite assumer, prendre en charge ou mettre en œuvre.
L’ambitieuse réforme de la formation de 2004 pourrait n’avoir été qu’un catalogue de bonnes intentions alignées dans un texte de Loi puis dans le code du travail.
La couleur du DIF, les salariés ne l’ont pas (encore) vue et on commence à douter qu’avec les resserrements des budgets actuels ils puissent jamais la connaître.
Si certains travailleurs ont cru naïvement disposer d’une assurance employabilité activable lors d’un licenciement ou en cas de « coup dur » professionnel, ils ont rapidement déchanté : il n’y a plus d’argent pour le DIF, pas de cagnotte ou de trésor caché des entreprises (la comptabilité nationale a interdit le provisionnement du DIF en 2004). Les caisses sont donc vides, les compteurs DIF pleins et personne ne souhaite assumer la charge de ce capital formation accumulé par les travailleurs.
Le milliard d’heures de DIF capitalisées depuis 2004 restera donc inemployé et virtuel (sauf improbable coup de théâtre) dans les semaines qui viennent..
Même si les financements semblent importants avec des sommes variant de 24 à 30 milliards d’euros par an, une faible part de ceux-ci est réellement disponible pour les salariés du privé : 12 milliards sont utilisés pour la formation professionnelle initiale (lycée professionnels et Centre d’apprentissage) 5 milliards pour les préparations aux concours des fonctionnaires, 3 à 4 milliards pour les demandeurs d’emplois…. Il ne reste en fait que 5 à 6 milliards pour les 15 millions de salariés du privé.
De ces 5 milliards d’euros du secteur privé (330 euros par personne et par an) une grande partie est absorbée par la machine administrative et sociale qui gravite autour de la formation et si l’Etat dépense en moyenne 10 000 euros par an pour former un lycéen, les entreprises disposent de bien moins de 300 euros pour former tous les ans chaque salarié.
La Cour des comptes a calculé dans un rapport en date de février 2009 (les dispositifs de formation à l’initiative des salariés) que les ¾ des budgets formation ne sont pas utilisés pour former les salariés (les dépenses pédagogiques qui servent à rémunérer les formateurs) mais en dépenses annexes. Il s’agissait du CIF dans le rapport de la Cour des comptes mais nous parvenons à la même proportion de 25 % utilisés réellement à former dans presque tous les dispositifs de formation.
Le solde de ces dépenses (soit 75 %) permet donc de faire tourner une dispendieuse et inefficace machinerie construite depuis 1971 (La cour des Comptes estimait dans un autre rapport en date d’octobre 2008 que la formation continue était en fait inéquitable, inefficace et coûteuse)
Ces 75 % de budgets gravitant autour de la formation sont absorbés par :
o les coûts administratifs (les salaires des personnels gérant ou administrant la formation)
o les coûts d’infrastructures (les coûteux centre de formation)
o les prélèvements des OPCA (10 % soit plus de 500 millions d’euros par an pour le droit de gérer et de répartir les fonds de la formation),
o les dépenses annexes à la formation (déplacements, restauration, hébergement, remplacement des salariés absents…)
o et surtout la rémunération des stagiaires prise dans les budgets formation (les salaires des stagiaires partant en formation sont comptabilisés comme des dépenses en formation professionnelle. Dans le cas du Congé Individuel de Formation (CIF) la Cour des comptes a calculé dans son dernier rapport que les coûts pédagogiques ne représentent que 26 % du coût total de la formation. En gros on pourrait mener 4 fois plus de CIF si ceux-ci ne prenaient pas en compte la rémunération des personnels en formation.
Les comptes sont faciles à appréhender et l’équation DIF aisée à calculer :
Avec 330 euros de budget formation par personne et par an, il reste moins de 100 euros pour les dépenses pédagogiques. Mais les prélèvements ne sont pas finis, l’Etat et les organismes sociaux se servent aussi avec les classiques prélèvements sur le travail (et comme la formation est avant tout un service, les 50 % de charges sociales pèsent très lourd sur les coûts en formation)
Il ne reste au final que moins de 50 euros pour former tous les ans chaque travailleur du secteur privé de notre pays, soit 15 % du total des budgets formation.
Dans ces conditions on comprend mieux pourquoi les entreprises n’ont guère souhaité former depuis 1971 qu’une « élite » de travailleurs rentables et déjà qualifiés (ceux qui assurent le meilleur retour sur investissement) et pourquoi le DIF n’a jamais été sincèrement déployé dans l’immense majorité des entreprises.
Cet état de fait aurait pu perdurer pendant des années encore mais la crise actuelle (que très peu d’entreprises ou d’Etats ont vu venir) ne nous permet plus de faire semblant ou de nous payer de mots : nos modes de fonctionnement, nos conformismes et nos certitudes doivent être balayés très rapidement sous peine de perdre notre rang de pays développé.
Désormais, le gouvernement, les syndicats et tout le corps social sont au pied du mur : seront-ils capables de prendre les décisions fortes et contraignantes qui réintroduiront le DIF et l’équité éducative et sociale ou se contenteront-ils de réunir des commissions, de publier des rapports et d’attendre des jours meilleurs ?
La balle est dans le camp des pouvoirs publics qui ne peuvent remettre à plus tard l’indispensable sécurisation professionnelle et son corollaire : le déploiement généralisé du droit à la formation des travailleurs.
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