La crise qui n’arrivait jamais
Tout va bien selon certains, trop bien selon d’autres. L’économie américaine connait le plus long cycle d’expansion de son histoire. Or, c’est cela justement qui serait suspect : une crise majeure serait imminente. À moins que cette fois ce soit vraiment différent ?

L’économie américaine serait-elle devenue un long fleuve tranquille ? Près de 10 ans d’expansion sans accroc majeur, du jamais vu dans l’histoire de l’Amérique. Le marché de l’emploi est en pleine bourre sans générer de tensions salariales : que du bonheur pour les autorités monétaires, et qui permet bien des audaces à Donald Trump. Les marchés financiers n’en demandaient pas tant.
Oui, mais voilà, l’expansion serait trop belle pour être honnête. Nous serions dans le cas d’une alarme incendie qui ne s’est pas déclenchée depuis trop longtemps, et c’est cela qui est suspect. On appelle cela un fait négatif : l’illustration la plus connue est celle de Sherlock Holmes, déduisant du chien qui n’aboie pas qu’il devait certainement connaitre le meurtrier (Sliver Blaze).
Que faire ? Doit-on prendre le risque d’éteindre un feu qui n’existe peut-être pas ? Doit-on appliquer un principe de précaution ?
- Oui, d’après les pessimistes. Ces gens-là avancent que les indicateurs traditionnels d’une crise majeure sont déjà là, et qu’il faut les écouter même au risque de se tromper : il vaut mieux une alarme qui se déclenche même s’il n’y a pas de feu, qu’une alarme qui ne se déclenche pas alors qu’il y a le feu (faux positifs vs faux négatifs).
- Non, d’après les optimistes. Ces gens-là soutiennent que le monde a changé, et qu’il faut accorder une écoute toute relative aux indicateurs traditionnels, voire les ranger dans la boite à anachronismes. Et de toute façon, pourquoi perdre du temps à convaincre les pessimistes ; c’est à eux que revient la charge de la preuve d’une crise imminente.
Dans le doute, on se résout alors à attendre. Mais l’attente peut susciter des réactions plus ou moins exubérantes selon les cas. Attendre une crise qui ne vient pas, attendre un bus qui est en retard, ou encore attendre Godot (Samuel Beckett), sont autant de bonnes raisons de devenir très nerveux, notamment quand il s’agit des marchés financiers.
Le chien qui n’aboie pas
Le chien qui n’aboie pas n’effraie personne. Or, parfois c’est justement le fait de ne pas aboyer qui devrait nous effrayer. C’est en tout cas la thèse défendue par ceux annonçant une crise majeure. D’après eux, l’expansion économique serait trop longue pour être honnête. Nous aurions dû avoir des forces de rappel à l’œuvre ramenant l’économie et les marchés à des niveaux plus raisonnables. Citons les 4 cas populaires avancés par les pessimistes, et les réserves avancées par les optimistes :
- La boucle chômage – salaires : lorsqu’il y a trop d’emplois, cela se traduit par des tensions sur les salaires. Nous avons effectivement un trop plein d’emploi, mais toujours pas de tensions sur les salaires. Pour les pessimistes, c’est une mauvaise nouvelle car les salaires devraient finir par fortement accélérer. Pour les optimistes, cela s’explique par un cycle économique bien différent, avec notamment la montée en puissance de la concurrence en ligne (monopsony), la mondialisation (global value chains), l'âge de la retraite pour les babyboomers aux salaires plus élevés, tous ces effets exerçant une force de rappel des prix vers le bas.
- Les taux d’intérêt et la croissance : théorie et faits valident un lien entre les taux d’intérêt et la croissance économique : sur longue période, les taux sont supérieurs ou égaux à la croissance économique (en valeur). Le problème, c’est qu’aujourd’hui, on est bien loin du compte d’après les pessimistes : les taux à 10 ans américains évoluent à près de 2 % alors que la croissance en valeur est à près de 5 %. Mais, pour justifier un tel résultat les optimistes invoquent notamment une baisse tendancielle d’un taux d’intérêt neutre d’équilibre.
- La dette et les taux : curieusement, il n’existe pas de niveau optimal de la dette d’un point de vue théorique. Toutefois, il existerait des niveaux dits raisonnables : d’après les pessimistes, les niveaux supérieurs à 100 % de dette publique sur PIB seraient critiques. Les optimistes rétorquent que lorsque le taux d’intérêt devient très inférieur à la croissance économique comme aujourd’hui, c’est au contraire une occasion pour s’endetter car alors les intérêts sur la dette à payer deviennent moins importants relativement aux recettes sur la croissance.
- Les valorisations des actifs risqués : les marchés ne peuvent pas monter au ciel entend-on. Aujourd’hui, les investisseurs paieraient bien trop cher les actifs financiers compte-tenu des bénéfices à venir escomptés par les entreprises. Les marchés ne montent pas au ciel donc, mais le ciel cela commence quand exactement ? Les optimistes répondent que le ciel commence là où finissent les taux d’intérêt : les taux agissent comme une force de gravité sur les actions, plus ils montent, et moins les actions peuvent monter. Or, aujourd’hui les très faibles niveaux des taux autoriseraient les actifs risqués à monter très haut.
Il semble donc difficile de départager les pessimistes partisans du « la crise est imminente » des pessimistes partisans du « cette fois c’est différent ». Que faire ? Attendre.
Le bus qui ne passe pas
La crise arrivera peut-être demain, après demain, ou bien n’arrivera pas. Comment savoir ? Nous sommes un peu dans le cas de celui ou celle qui attend le bus, qui aurait dû passer depuis un moment, mais qui n’est toujours pas là. Que faire ? on peut essayer de prévoir : on sait que la crise et le bus passent régulièrement, parfois un peu en avance ou un peu en retard ; mais on sait aussi que parfois ils ne passent pas. Est-il possible de prévoir leur arrivée ? Oui, partiellement.
- D’un point de vue empirique, la recherche académique valide globalement l’idée qu’il existe des indicateurs qui anticipent partiellement certains retournements. Ces indicateurs sont autant des variables économiques que des variables financières. Prises séparément, leur pouvoir prédictif est limité et variable, mais prises ensembles elles aideraient à prévoir.
- D’un point de vue théorique, il n’est pas interdit de prévoir les rendements des marchés, contrairement à une croyance populaire invoquant l’efficience des marchés : ce qui est interdit est de prévoir le prix que je suis prêt à payer pour obtenir les rendements anticipés ; de plus cela n’est pas interdit pour tout le monde en particulier, mais pour l’investisseur moyen.
Donc le problème est réglé. Il suffit de faire un travail d’inventaire des meilleurs indicateurs, et de voir ce qu’ils nous disent pour les jours prochains. À peine surpris, on obtient bien que les indicateurs traditionnels anticipent un avenir plus sombre aussi bien au niveau économique que financier. Mais, quand ? Là, c’est plus difficile. D’ailleurs ces indicateurs sont réputés pour anticiper le bon sens du marché, pas le bon moment pour passer à l’action (le fameux timing).
D’autre part, ces mêmes indicateurs seraient moins performants depuis quelques années, signe qu’ils ne sont pas indépendants du contexte : or, ce contexte serait justement très particulier, certains invoquant la fameuse stagnation séculaire, une forme de croissance molle mais pas trop.
Enfin, on aimerait bien trouver la combinaison magique d’indicateurs qui permette d’anticiper tous les retournements. Mais, à trop chercher la formule, on risque la suroptimisation. Les spécialistes savent que ce type d’approche est particulièrement fallacieux et dangereux, puisqu’elle conditionne exagérément la prochaine crise à obéir aux mêmes mécanismes que les crises passées.
Bref, on-a toujours pas trouvé la méthode qui fonctionne à tous les coups. D’ailleurs, cette méthode générale n’existerait pas, ni pour les crises, ni pour savoir si le bus finira par passer. On pourra trouver une méthode pour un cas, une autre méthode pour un autre cas, mais aucune méthode générale.
Il s’agit là d’un problème bien connu de l’informatique théorique : le problème de la Halte de Turing. Imaginons un informaticien ayant lancé un programme qui tourne en boucle, mais ne s’arrête pas. Peut-être s’arrêtera-t-il un jour ? peut-être pas. Il imagine alors un autre programme qui va tester si le programme va s’arrêter. Mais lui-même, qui va le tester ?… Il n’existe pas de programme.
Des sacrifices pour éloigner la crise
La crise arrivera un jour, ou n’arrivera pas. Mais on peut toujours faire en sorte qu’elle arrive le plus tard possible. Pour cela, les investisseurs ont trouvé un moyen : sacrifier des bouts de performances sous de faux prétextes : un indicateur avancé un peu faiblard, un tweet de Donald Trump un peu agressif, une Banque Centrale un peu maladroite dans sa communication, sont autant de bonnes raisons pour l’investisseur de prendre ses profits sur les marchés d’actions, et de se redonner du souffle pour revenir plus tard plus fort encore.
L’objectif est de ne pas motiver une réaction négative des autorités : en effet, imaginons des marchés monter invariablement, quelle que soit les nouvelles ; les autorités interviendraient pour mettre fin à la fête. Le marché doit donc monter mais pas trop, se montrer mesuré et réceptif à la mauvaise nouvelle : il doit faire illusion, que la hausse reste conditionnelle, que l’appétit ne soit pas immodéré, que les investisseurs ne soient pas des chats dévorant leur bol de croquettes.
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