La face cachée de la réduction du temps de travail
Pourtant, le système économique, de nos jours, ne pousse guère à la réduction collective du temps de travail. Pour preuve, le plaidoyer du patronat allemand en faveur d’une augmentation du temps de travail à salaire égal, ce qui a pour effet mécanique de faire chuter le salaire horaire et d’augmenter la plus-value 1 . Une variante de cet allongement du temps de travail réside dans la prolongation de la carrière en retardant la prise de cours de la retraite ou de la prépension.
Plutôt que de chercher à réduire le taux de chômage, les gouvernements européens, mis sous pression par la Commission européenne, se donnent de plus en plus pour mission d’augmenter le taux d’emploi. Le taux d’emploi correspond au rapport entre la population active effective (le nombre de gens qui ont un emploi) au numérateur et la population active totale (c’est-à-dire âgée de 15 à 64 ans) au dénominateur.
Quand on dit que le taux d’emploi doit augmenter, on dit que de plus en plus de gens entre 15 et 64 ans doivent rechercher du travail. Avec quel effet sur le marché du travail et les salariés ? Augmenter le taux d’emploi, c’est augmenter le nombre de candidats à l’emploi. Oui mais … le nombre d’équivalents temps plein est en régression en Belgique (entre 1973 et 2002, le nombre d’emplois équivalent temps plein y a diminué de 1%) 2 . Dans ces conditions, puisqu’il y a plus de candidats à l’emploi et toujours aussi peu de travail, c’est à une mise en concurrence accrue des travailleurs en Belgique que l’on risque d’assister à l’avenir. Et celui qui trouvera du travail devra accepter de vendre sa force de travail au moindre prix.
On ne s’étonnera guère, dans un tel contexte, que l’OIT s’insurge du fait qu’”un travailleur sur cinq dans le monde – soit plus de 600 millions de personnes – continue à travailler plus de 48 heures par semaine, gagnant souvent à peine de quoi joindre les deux bouts”. 3
La durée légale hebdomadaire du travail en Belgique est, aujourd’hui, de 40 heures. Cependant, des durées conventionnelles réduisent ce temps complet de travail à 39 voire 37 heures. En Belgique, le temps de travail n’a cessé de baisser en un siècle. On peut observer la même tendance au sein des autres pays industrialisés. On y travaillait beaucoup plus au début du siècle. Depuis le début du 20ème siècle, la réduction du temps de travail est générale et de grande ampleur.
Une tendance séculaire
Les estimations de durées annuelles du travail que propose l’économiste britannique Angus Maddison 4 (voir Tableau 1) rappellent le chemin parcouru depuis 1900. En moyenne, le temps de travail oscillait autour de 2.600 heures par an et par personne au début du 20ème siècle. Aujourd’hui, selon les pays, la durée annuelle du travail par personne se situe entre 1.400 et 1.800 heures.
Naturellement, les estimations restent approximatives, surtout pour ce qui des années antérieures à la deuxième guerre mondiale. Et la comparabilité des données nationales s’avère très imparfaite. Mais en regard des niveaux actuels, la dynamique de long terme n’est pas contestable et les écarts et décalages entre pays sont eux-mêmes très vraisemblables. On peut vraiment parler de chute de la durée du travail au cours du siècle passé. Et ce, pour l’ensemble des pays développés.
Tableau 1. Evolution de la durée du travail depuis 1913
Source : Angus Maddisson, l’économie mondiale. Une perspective millénaire, OCDE, Paris, 2001
Les courbes du tableau 1 laissent clairement apparaître que le temps de travail a diminué en Belgique depuis 1973. On voit bien que le nombre d’heures de travail par personne a baissé en Belgique. Cependant, la durée légale du travail n’a plus baissé dans le plat pays depuis 1974. Contradiction ? Non, car ce à quoi nous renvoie le graphique correspond en fait au nombre d’heures effectivement prestées par travailleur. Il s’agit donc d’une moyenne. Ce qui occulte le fait que tous les travailleurs ne sont pas à égalité devant la "baisse" du nombre d’heures de travail.
Finalement, le tableau exposé précédemment démontre surtout qu’il y a eu flexibilisation croissante, au cours des trente dernières années, du marché du travail en Belgique et dans les autres pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). La réduction du temps de travail a donc surtout eu lieu sur une base inégalitaire. Et c’est précisément le contraire d’un processus de réduction uniforme de la durée légale du temps de travail avec embauche compensatoire et maintien intégral du salaire, une revendication récurrente du mouvement ouvrier.
Petit argumentaire socioéconomique en faveur de la réduction du temps de travail
Embauche compensatoire avec maintien du salaire ? L’idée peut être résumée de manière assez simple. Une réduction du temps de travail de x% doit amener à une création d’emplois supplémentaires de x%. Imaginons une entreprise avec 100 emplois qui travaillent chacun 40 heures. Si le temps de travail passe à 32 heures (soit une baisse de 20%), il faudra que le nombre de travailleurs employés passe à 120.
Si cette équation ne se fait pas, il y aura intensification du travail, c’est-à-dire que les salariés feront, mutatis mutandis, le même travail en moins de temps. Or, la Belgique fait déjà partie des pays les plus touchés par le mal-être au travail. D’après l’Institut syndical européen pour la recherche, la formation et la santé-sécurité 5 , il apparaît qu’en Belgique, sur un échantillon de 175.000 personnes employées dans le secteur privé, près de 30% (50.000 personnes) sont en incapacité de travail suite à des problèmes d’ordre psychologique. C’est la catégorie la plus importante, devant les troubles de l’appareil moteur, comportant 44.000 personnes.
Pour l’ensemble des secteurs d’activité, il semblerait qu’"environ 10% des travailleurs connaissent des difficultés majeures. Ils éprouvent des problèmes aigus liés au stress au travail et tombent régulièrement en dépression parce qu’ils ne s’en sortent plus et qu’ils ne peuvent plus répondre aux exigences du travail et a fortiori de la vie. Quelque 30% des travailleurs sont fragiles, mais s’en sortent encore. En l’absence de mesures de prévention, le danger existe qu’ils rejoignent tôt ou tard la classe de risque grave 6 ." De plus, en maintenant les salaires en échange inchangé d’un nombre d’heures de travail et en pratiquant une embauche compensatoire, le salaire horaire augmentera mécaniquement. Ce qui n’est pas, en soi, une mauvaise chose.
En 1980, la part salariale à l’intérieur des PIB additionnés (c’est-à-dire la part que recevaient les salariés en contrepartie de leur effort productif) dans ce qu’on appelait encore la Communauté européenne, équivalait à quelque 75% de la valeur ajoutée. En moyenne, un travailleur européen percevait donc 75 centimes par franc produit. A la fin des années nonante, la part salariale avait chuté à 68,5% de la valeur ajoutée.
Figure 2. Baisse de la part salariale en Europe depuis vingt ans
Source : Michel Husson, Misère du capital, Ed. Syros, Paris 1996.
La RTT, avec embauche compensatoire, permet de prendre l’exact contrepied de cette évolution en faisant augmenter la part des salaires dans le PIB. En effet, en augmentant, au prorata de la diminution du temps de travail, le nombre de personnes employées et en faisant croître le salaire horaire, la RTT permet une hausse de la masse salariale. Attention, toutefois, à ne pas envisager la RTT sous l’angle des coûts, on risquerait d’en oublier que les emplois induits par la RTT permettent, principe des vases communicants oblige, de relâcher la pression sur les caisses publiques d’indemnisation du chômage.
Un autre argument souvent évoqué pour réfuter la pertinence de la réduction du temps de travail consiste en l’argument de la compétitivité. D’après cette thèse, l’augmentation du salaire horaire pénaliserait les entreprises dans leur conquête des marchés extérieurs. Le "bon sens" apparent de cet argument repose sur un gigantesque malentendu. Le gel des salaires n’a pas été utilisé pour faire baisser les prix et donc améliorer la compétitivité. La baisse de la part salariale dans le PIB a bénéficié, pour l’essentiel, aux revenus financiers qui se sont payés sur la bête. Cette ponction fonctionne donc comme un coût. Détail piquant : seule la rémunération du facteur "travail", dans la vulgate économique libérale encore en vogue est répertoriée comme telle. En accordant moins de dividendes à leurs actionnaires, les entreprises pourraient compenser une augmentation de la masse salariale. Et ce, sans rogner sur les investissements.
Tout un programme. Il reste à réaliser.
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