La gratuité est la seule alternative
Le remplacement du capitalisme est une question délicate. J’ai déjà beaucoup écrit à ce sujet, et termine souvent dans la même impasse : l’impossibilité de faire sinon autrement, au moins mieux. Car il faut dire que je ne crois ni en la possibilité d’un capitalisme « moralisé », ni en celle d’un autoritarisme « paternaliste ». Pour moi, ces deux solutions entrainent inévitablement la misère et l’exploitation du plus grand nombre, car ces deux systèmes sont basés sur des rapports de force, et donc fondés sur l’injustice.
Il peut être intéressant de s’interroger sur l’opposition entre ces deux termes, justice et force. Car il est de fait que lorsque l’un augmente, l’autre diminue en conséquence ; c’est une loi quasi naturelle.
La seule solution pour sortir de ce rapport donc, de mon point de vue j’entends, consiste pour moi en un système non plus fondé sur la rareté qui crée l’injustice (celui qui possède plus est plus fort que celui qui possède moins…), mais plutôt par l’opulence seule capable de créer la gratuité.
Ne parvenant pas à amorcer le début d’une réflexion censée et crédible sur ce à quoi pourrait ressembler un tel système concrètement, je parviens parfois moi-même à me persuader que le capitalisme est impossible à vaincre, et qu’il faut bien se rendre à l’évidence : composer avec ce dernier, et ce malgré l’inutilité flagrante d’une telle espérance. Car pour changer le système, je pars toujours d’un point de vue capitaliste : changer les règles, définir une morale, refonder l’éducation, je me trouve chaque fois face à un mur de refus logique qui provient de l’état actuel des choses. comme si je demandais à une pierre de remonter la montagne d’où elle est tombée.
Mais en prenant le problème d’un autre point de vue (celui de l’esprit), rien n’est impossible en théorie. Si le système capitaliste enchaîne les réformes à son propre fonctionnement, le fait de se séparer du concept même de l’argent remet l’esprit humain et les relations sociales, la société toute entière dans une autre perspective.
Imaginons un instant que l’annonce soit faite qu’à partir de demain, tout ce qui se trouve dans les supermarchés soit gratuit : en deux jours le magasin serait vidé, des heurts auraient lieu rapidement d’abord entre clients, puis avec la police ; rupture de stocks, bazar complet. Mais si l’annonce stipule que cette gratuité sera la même le lendemain et les autres jours qui suivront, que les supermarchés seront remplis comme aujourd’hui, alors nul besoin de se précipiter.
Si on autorisait chacun à posséder autant de voitures qu’il le souhaite, en voudrait-il plus qu’il n’en peut conduire ? surtout si tous les voisins ont la même possibilité que lui ?
Alors que revoilà les « terre à terre » avec leurs arguments, et qui voudrait travailler, et comment faire pour vaincre l’égoïsme et les « rapaces » de toutes sortes ?
Que ceux-ci réfléchissent bien : passer des journées à ne rien faire, tous et tout le temps, qui désire réellement cela ? nous désirons le repos que parce qu’on nous impose le labeur… arrêtez-vous de travailler cinq minutes et vous verrez ! ceux qui sont à la recherche d’un travail vous le diront : ils s’ennuient.
Et pour éviter les abus, on peut très bien imaginer comment les choses pourraient fonctionner, en établissant une règle simple : le don n’est pas obligatoire. Cela signifie que le producteur possède sa production, et ne la donne qu’à celui qui, à ses yeux, le mérite. Pour les produits faits en commun, il serait même envisageable de remettre en cause ce don à chaque étape du processus de production, par la solidarité des relations humaines ; le contact “commercial” se trouvant en quelque sorte conditionné à l’établissement préalable de liens entre les humains. On peut imaginer que l’hypocrisie ferait peut-être au début quelques déçus d’un tel système, mais il faut savoir que l’hypocrisie ne dure jamais longtemps. Car d’une part la connaissance de l’autre peut rendre le masque inutile, et d’une autre les masques finissent toujours par tomber : celui qui se fait avoir aura appris une leçon, en s’appliquant la fois suivante à mieux analyser les sentiments humains.
Le « don gratuit » que j’imagine ici ne va donc pas sans échange : car celui qui donne aime aussi à recevoir, c’est dans la nature des choses. Il est des habitudes, comme de l’hypocrisie, qui s’estompent toujours avec le temps. Celui qui se sent contraint à être aimable pour obtenir quelque chose en retour n’est pas forcément dans l’état d’esprit purement généreux, mais il est comme l’enfant que l’on éduque : à force de sentir il comprend que les choses demandées avec gentillesse aboutissent plus certainement, que le sourire appelle le sourire. Il finira par l’intégrer, et peut-être même y trouver un certain contentement.
Un boulanger qui donnerait son pain à ceux qui s’entendent bien avec lui peut un jour demander un coup de main à un de ses clients du matin pour transporter du bois, ou à un autre de réparer son portail.
Pour les travaux pénibles ou rares, il faut adapter les besoins et les possibilités. Que les travaux pénibles soient partagés pour ne nuire à personne, et que d’autres cherchent les moyens de les rendre faciles (création de machines ou de techniques) ou attrayantes (considérées comme du sport, ou un concours). Que les métiers trop rares soient plus enseignés s’ils intéressent et remplissent un besoin.
Il faudrait bien sûr un Etat pour coordonner tout ça, et établir des objectifs humanitaires qui motivent les hommes. Faire la balance entre les besoins et les désirs, partager les tâches qui doivent l’être, rendre justice, coordonner les projets nécessitant la gestion de trop nombreux paramètres, avoir une politique publique véritablement au service de la collectivité.
Car à partir du moment où la gratuité est instaurée, il n’y a plus rien qui puisse sembler impossible à réaliser : le choix éducatif, celui du métier, les frontières, les relations humaines, la paix, tout semble alors à portée de main. on s’aperçoit qu’ainsi pensé, de nombreux problèmes que nous croyons liés à l’homme (à son égoïsme, sa lâcheté, sa méchanceté) ou à la vie en société (la misère, la guerre, le pouvoir) sont en réalité les conséquences du capitalisme, et non la cause de son existence.
Je n’ai absolument aucune idée de la manière dont on puisse parvenir à un tel système, ni aucune certitude quant à son hypothétique pérennité. Mais je sais une chose, c’est que l’argent est la source de tous les maux humains. et que ceux qui veulent changer le monde ou trouver leur bonheur n’obtiendront rien de l’argent. Et je sais aussi que donner est mieux que vendre, et que voler est moins bien que de recevoir : la gratuité est la seule alternative.
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