Si la contagion en question s’est en réalité limitée à la Martinique, avec des conséquences faibles au niveau de la Métropole, il est intéressant aujourd’hui de faire un petit point sur ce qu’est devenue la Guadeloupe 6 mois après.
Je renvoie à
mes chroniques parues en février sur Agoravox pour rappeler ce qu’était l’ambiance quotidienne en Basse Terre à cette époque là. Aujourd’hui, l’évocation de la vie quotidienne n’aurait pas grand intérêt. En surface, tout est redevenu comme avant, hormis les traces de goudron fondu aux emplacements des anciens barrages, et il me semble plus intéressant d’essayer d’évaluer les conséquences réelles du mouvement sur l’économie de l’île.
La Guadeloupe est un petit pays, (450 000 habitants et 1700 km²) dont les capacités économiques sont très limitées. Trois secteurs seulement sont réellement producteurs de richesses, (et on va voir que même cela est relatif) Il s’agit de la canne à sucre, de la banane et du tourisme. Le reste de la vie économique est lié aux relations avec la Métropole (import-export, transferts d’argent liés aux nombreux fonctionnaires, ce que le LKP appelle "économie coloniale") ou à une production consommée localement (petite pêche, cultures vivrières, petit élevage).
Si le mouvement de février ne paraît pas avoir eu beaucoup d’impact sur la culture de la banane (fortement subventionnée pour pouvoir concurrencer la banane africaine sur les marchés européens), il n’en est pas de même pour la canne à sucre et surtout le tourisme.
La canne à sucre est encore une fois un produit largement subventionné et dont la filière possède plusieurs particularités : le nombre de planteurs est très important, chacun ne possédant qu’une petite parcelle (hormis quelques grandes exploitations qui ne représentent pas la majorité des terres), par contre il n’y a en Guadeloupe "continentale" qu’une seule usine de transformation du sucre, l’usine Gardel au Moule. Cette usine est couplée à une centrale de production électrique qui utilise le résidu du broyage des cannes pour faire tourner des turbines. L’ensemble de la filière est donc tributaire du goulet d’étranglement que représentent les quelques dizaines d’employés de l’usine et de la centrale électrique. Si le protocole final sur les 200 euros a été signé le 5 mars, il faut savoir que les ouvriers de Gardel ont fait de la surenchère jusqu’à fin avril, entraînant un retard de deux mois dans la campagne de coupe de la canne (qui habituellement commence mi février). Ce retard a décalé vers le début de la saison des pluies (précoce cette année) la récolte de la canne, d’où un effondrement du taux de sucre dans le jus de canne, et de la rémunération des planteurs, calculée sur la richesse en sucre de la canne récoltée. La filière, sauvée à deux ou trois reprises de la faillite totale par d’énormes efforts de subventionnement, notamment au niveau européen, va se trouver à nouveau menacée.
En ce qui concerne le tourisme, les conséquences sont bien évidemment importantes. Des chiffres précis sont difficiles à obtenir. Un seul pour l’instant est parlant : entre janvier et juin 2009, il y a eu sur la plate-forme aéroportuaire Pôle Caraïbes à Pointe à Pitre 165 000 passagers de moins que l’année précédente (chiffres fournis par la CCI de PAP, publiés par France Antilles). Difficile de savoir s’il s’agit seulement d’une conséquence du conflit social ou si le ralentissement du transport aérien lié à la crise a aussi contribué à cette baisse. Sans être un spécialiste du secteur, on peut écouter les discours des gens concernés, qui varient fortement suivant l’emplacement de leur affaire. L’hôtellerie, la restauration et les locations de voiture en Grande Terre ont fortement chuté, ce qui parait correspondre à la diminution de fréquentation des plages que l’on constate "de visu" dans cette région. Dans les îles, par contre (Marie Galante, Les Saintes, Désirade), les professionnels du secteur se frottent les mains. Les touristes, effrayés par les images lamentables de la Riviera Pointoise montrées par les médias au printemps se sont rabattus sur les îles, beaucoup moins touchées par le mouvement LKP. Là encore, les bateaux bondés et la difficulté pour trouver un hébergement semblent bien confirmer les discours des professionnels.
Sur le plan de l’augmentation du chômage, un seul chiffre, parlant lui aussi : 5000 chômeurs de plus entre janvier et juin 2009 (chiffres donnés par Victorien Lurel, président du Conseil Régional). Même si le raccourci est sans doute rapide, on peut faire le rapprochement avec la fameuse augmentation de 200 euros : supprimer 5000 emplois permet de libérer les fonds pour financer 30 ou 40 000 augmentations de 200 euros… Ce serait finalement l’UNEDIC qui financerait les acquis du LKP… En réalité, la situation est plus complexe. La crise économique a sans doute rejoint la Guadeloupe et si le chiffre des chômeurs est réel (ce qui est sans doute le cas car personne même au LKP ne l’a contesté) il recouvre des situations diverses. Sur un plan plus "micro économique", Les quelques situations identifiées auxquelles on a accès ont souvent un point commun : il s’agissait d’entreprises en difficulté avant le mouvement, auxquelles une inactivité forcée d’un mois et demi a donné le coup de grâce. C’est le cas par exemple de "Marché conseil", petit centre commercial des Abymes, qui a fermé le mois dernier, mettant 53 personnes au chômage. C’était le cas également du "D’Arbaud", seul cinéma de Basse Terre, qui vivotait depuis plusieurs années. Il est définitivement fermé, et le seul moyen pour voir un film si on habite la région de Basse terre c’est de prendre sa voiture et d’aller à Pointe à Pitre (140 km aller-retour…) Pour l’"Orangerie", seul restaurant gastronomique de la région, la fermeture a été plus brutale, le bâtiment a été détruit par un incendie la semaine où le LKP a lâché ses casseurs. "But" de Gourbeyre licencie 10% de son personnel. Là encore, nécessité économique ou opportunisme pour rationnaliser une entreprise en difficultés ?
Le D’Arbaud, dernier cinéma de Basse Terre qui a fini par déclarer forfait après 6 semaines de fermeture
Les ruines encore fumantes de l’Orangerie, seul restaurant gastronomique de la Basse Terre, incendié pendant la semaine de violences
Que reste-t-il des acquis en question ? Difficile de juger. On ne sait pas trop quelles entreprises ont réellement appliqué l’accord Binot. Pendant plusieurs semaines après l’accord du 5 février, l’agitation sociale a continué, entreprise par entreprise. En gros, il semble bien que l’accord ait été appliqué dans les grosses structures (supermarchés, grands hôtels etc…) tenues par les holdings des békés martiniquais ou les entreprises capitalistes européennes ou nord américaines. En ce qui concerne les petites entreprises aux patrons guadeloupéens, il est beaucoup plus difficile d’évaluer la réalité de cette application…
La baisse des prix : là, on rentre dans la franche rigolade… Jamais les prix n’ont autant augmenté que pendant les deux mois de grève. L’accord a été négocié pendant des semaines, chacun pinaillant sur la nature des produits ou l’importance des diminutions. Le résultat après toute cette énergie dépensée, c’est une opération de communication type "tête de gondole" dans les supermarchés qui mettent en avant les produits "LKP" comme des produits d’appel pour vendre les autres denrées dont les prix ont pour la plupart nettement augmenté… Le prix de l’essence, lui, n’a pas bougé (à 5 centimes près, c’est le même que celui qu’avaient obtenu les socio-professionnels en décembre 2008 après seulement 3 jours de mouvement). Par contre le conseil régional, qui a mis la main à la poche pour financer les 200 euros, a nettement augmenté le prix du tabac (un paquet de cigarettes blondes est passé de 4 euros à 6 euros en moyenne entre janvier et mars…) Il semble malheureusement aussi que le financement de certains grands travaux indispensables ait été "étalé", voire reporté aux Kalendes grecques (quid du tramway de Pointe à Pitre, de l’usine de retraitement des déchets ménagers, des indispensables contournements routiers sur un réseau à bout de souffle et asphyxié ?)
Parmi les revendications du LKP, tout un pan concernait une meilleure prise en charge du handicap et de la maladie. Non seulement rien n’a été obtenu, mais là encore ce sont les tranches les plus fragiles de la société qui ont le plus souffert de ces 2 mois de blocage et de grève. Travaillant dans le médico-social, j’ai été effaré par les situations dramatiques dans laquelle se sont trouvées de nombreuses personnes handicapées ou fragiles à partir de mars dernier. Les causes sont multiples : tuteurs en grève et injoignables qui ne donnaient plus l’argent nécessaire aux handicapés pour se nourrir. Sécurité sociale en grève pendant des mois, empêchant le renouvellement des cartes Vitale et des CMU. Les gens ne pouvaient plus payer leurs médicaments et rechutaient, non pas faute de soins (les structures de santé ont toujours fonctionné) mais simplement de ne pas pouvoir prendre leurs médicaments habituels. Caisse d’Allocation Familiale en grève pendant des mois, empêchant l’ouverture des droits ou le renouvellement des Allocations Adulte Handicapé, des Allocations parents isolés, seules ressources d’une partie importante de la population. ASSEDIC en grève, empêchant l’ouverture des droits ou le renouvellement des RMI, des allocations de fin de droit, etc… Les gens qui avaient un travail stable, surtout les fonctionnaires, ont passé sans trop de difficultés la tourmente sociale. Les autres, les plus démunis, ont payé le prix fort.
Sur le plan politique, la situation est étrange. Domota reste pour toute une partie de la population une icône, "Elie le Messie", "celui qui aide les guadeloupéens". Pourtant il ne semble pas exploiter ce capital. Depuis fin mai, alors qu’il avait montré un sens politique aigu, (digne de l’université Patrice Lumumba…) pendant toute la période de grève, il n’a plus depuis des mois réussi un seul coup politique. Son intervention sur le "congrès" des assemblées en mai a bien empêché celui-ci d’avoir lieu, mais ça n’était pas un grand mouvement populaire, simplement le coup de force d’une poignée de militants entraînés. Depuis, les élections européennes ont donné des résultats sans surprise, proche des standards métropolitains, et la tentative de perturber la visite de Nicolas Sarkozy a été un flop tellement retentissant qu’après celle-ci tout le monde paraissait avoir oublié même son existence.
Deux images prises la même semaine, montrant bien la complexité de la situation guadeloupéenne
Que retenir finalement de ces 6 mois ? Un bilan mitigé et plein de contradictions. Après des semaines de lutte sociale dure, violente et sans concession, toute une partie de la population a pu bénéficier d’une réelle amélioration de sa condition matérielle avec l’augmentation de 200 euros de salaire. Cette amélioration malheureusement a un prix, en terme d’augmentation du chômage, en terme de souffrance pour les 40 % de la population active qui, n’ayant pas du tout de salaire , ne peut espérer une augmentation de celui-ci, en terme de fragilisation du tissu économique, et particulièrement de l’économie du tourisme. Cette fragilisation économique a aussi des effets positifs. Tout comme la canicule de 2003 a permis de libérer en métropole des centaines de places de maison de retraite jusque là occupées par des gens sous perfusions, la grève de 2009 a assaini l’économie guadeloupéenne en donnant le coup de grâce à toutes ces entreprises au bout du rouleau qu’une interruption d’activité de 6 semaines a fini par achever. Une chose est sûre au moins : ceux qui ont survécu à ce conflit ont les reins solides !
Jacques Binot, lui n’a pas survécu