The more you see, the less you know
The less you find out as you go
I knew much more then I do know
U2, City of Blinding Lights
The City of Blinding Lights tourne en boucle dans ma tête, chaque fois que le pilote annonce la descente et la Tour Eiffel rentre dans les 20 cm de mon hublot. Je regarde le serpent passer à coté de Notre Dame et je me sens chez-moi. D’ici, Paris est magnifique, immobile. Sa grandeur éclate sur mon visage, le blanc de ses monuments est éblouissant, il te coupe le souffle.
Parigi est une pute : elle se donne un instant et après te quitte.
Cabin cruise prepare for landing. Le commandant lit l’annonce, je plie mon pc et mon regard tombe, encore une fois, à travers du hublot. Je regarde le périphérique qui entoure la ville et la sépare de la banlieue, un rempart à six voies.
Urbanisme ségrégationniste, comme à Johannesburg, ici Périphérique, là-bas, M1, mais l’idée est la même : garder au-delà des murs les
barbares, banlieusards autorisés à entrer en ville seulement pour travailler, cachés avec attention, aux yeux du touriste. A l’intérieur des murs, deux millions d’habitants, dehors presque dix. Douze millions de personnes qui, chaque jour, s’essoufflent dans une ville qui, géographiquement, est dix fois plus petite que
Rome. Douze millions de vies qui vivent à l’ombre d’une des régions les plus riches au monde. Paris produit 5% du PIB de l’Union Européenne : 500 milliards d’euros. Même Londres disparait avec « seulement » ses 264 milliards. Un fleuve d’argent, trop pour ne pas attirer l’attention des organisations criminelles du monde entier. Trop d’argent pour trop peu d’espace. Argent à dépenser, argent à investir, argent à blanchir.
Toute organisation criminelle qui veut faire du trafic de drogue, du commerce de vêtements ou d’outillage industriel, se doit de venir ici, dans le cœur riche de l’Europe.
J’attache ma ceinture et je ferme mes yeux : encore les U2.
Oh you look so beautiful tonight. Il est 21 heures, la Tour commence à clignoter. L’avion touche le sol parisien. Deux secondes et, comme dans un rituel, j’allume mon premier portable, après le deuxième, j’enlève la ceinture même si c’est interdit. Dès que l’avion s’arrête je prends mon trolley et je vais vers la sortie…
tête basse comme un « connard de parisien », toujours à la bourre, toujours de mauvaise humeur. Je mélange l’air soupçonneux et fâché appris dans la rue de Naples, à celui du parisien qui fait toujours semblant d’avoir mieux à faire. C’est à cause ou grâce à cette « gueule » là que j’ai connu mon «
Titta Di Girolamo ». Il me demande une information, je lui réponds vite fait, il me regarde et dans un italien-napolitain il me dit :
« t’es d’où toi ? » , « Naples » - je réponds -, « oui, mais d’où à Naples ? » «
Secondigliano » - je dis, avec un mixte d’orgueil et peur qui me prend chaque fois que je dois dire ce nom - ; « ça se voit ». Je me tais. Titta fait 1.90 cm pour 110 kg, je ne suis pas la personne la mieux placée pour une confrontation ; je me tourne et je continue vers la sortie, quelque pas et puis je me retourne vers lui, je suis fâché, je veux comprendre. Il est encore là comme s’il m’attendait
« pourquoi ça se voit ? » - je demande -, « parce que quand tu m’as regardé pour la première fois t’avais l’air sceptique, comme quelqu’un qui dit :
qu’est ce que tu veux ? » - me répond-il -. « Tu veux un café ? » - je demande -, « no, je ne parle pas avec ceux de Secondigliano, je n’ai pas une bonne relation ».
C’est comme ça que j’ai commencé à voir Titta. Tandis que je l’écoutais, je ne pouvais que penser au personnage du
film de Sorrentino, même si mon Titta est très différent du froid et méthodique Servillo. Il n’est pas chauve et il n’est pas vieux. Il est juste un peu plus âgé que moi et a la rage de celui qui a grandi dans la rue. Quand nous nous rencontrons, nous nous échangeons des commentaires sur le
dernier morceau des
Co Sang (un group hip hop de la banlieue nord de Naples,
ndr). « Ce sont des mecs sérieux, France’ », il me dit ses opinions sur le morceau
Momento d’onestà et je lui parle de
la dernière interview que j’ai fait à Luche’ (le
frontman du group,
ndr). Titta a l’air détendu. Je ne sais pas pourquoi il a décidé de parler avec moi, peut-être parce que nous sommes deux émigrants, peut-être parce qu’il sait que je ne vais jamais le juger ou simplement parce que j’étais le premier après ces années d’ « exil ».
Titta est un émigrant forcé, un exilé de la camorra. Depuis la fin de la «
guerre de Scampia » il n’a plus jamais remis les pieds à Naples, il doit donner de l’argent au Sistema (le nom que les affiliés ont donné à la camorra,
ndr), beaucoup d’argent : « mais ce n’est pas moi qui l’ait pris cet argent, France’ ». Titta gérait les
machines. Dans Sistema les
machines sont les vendeurs ambulants (
magliari en napolitain, ndr). Un métier ancien qui se mélange avec notre histoire d’émigration. Ils faisaient le tour du monde pour vendre des trousseaux et des vestes en cuir : Venezuela, France, Australie, USA, Allemagne… Partout où on achetait italien ils étaient là pour vendre. Ils étaient une communauté , émigrants de la maroquinerie, ils vendaient pour vivre et pour faire vivre leur famille. Petit à petit, dans les vestes, le plastique a remplacé le cuir et la vente de téléphones portables, scooter et ordinateurs, la lingerie. Le
magliaro évolue, il se modernise.
Dans les maisons il n’y a plus de trousseau, la lingerie s’achète dans les grands magasins et ils deviennent vendeurs de tout ce qui provient de l’axe Chine-Naples.
Titta était une machine : Cote d’Azur, USA, Paris, partout, dès qu’il y avait du business il partait. Il était bien dans son travail « je gagnais 500/1000 euros par jour, parfois ça me manque ». Il est bien et il commence à monter dans la hiérarchie du Sistema, il n’est plus une machine, il les gère. Mais il a aussi une autre responsabilité : celle de ramener l’argent à Naples. « A chaque voyage, une valise, de l’argent, beaucoup d’argent, le pourcentage du Sistema sur les encaissements des machines ». Un rôle important parce que dans ces valises, il n’y a pas que l’argent mais aussi les livres de caisse : noms, prénoms, activités commerciales, machines. Qui ramène l’argent sait bien d’où il provient et pour quelles activités. Titta est un homme de confiance, Titta ne pourrait jamais trahir le Sistema. Mais Titta ne fait pas le business tout seul, il est avec Lino, son ami d’enfance. Lino est un cocaïnomane, un exalté toujours à la recherche d’argent, il représente les nouveaux leviers du Sistema : des mecs seulement bons pour se taper un rail de coke. Lions dans l’obscurité d’un chiotte de boite de banlieue tandis qu’ils se tapent leur gramme, autruches dès qu’ils mettent leur nez "doré" en dehors de leur quartier.
Lino est marié avec la fille d’un boss de l’
Alleanza di Secondigliano, il vient de la famille. Le problème des gens de
Sistema c’est qu’ils font trop confiance aux membres de la famille. Le problème de la famille
Licciardi (une des plus puissantes de la camorra,
ndr) est d’être dirigée par les femmes. Lino plait aux femmes et quand il ne ramène pas l’argent à Naples personne ne peut penser que c’était lui qui l’a volé, personne croit que le beau-fils du boss a été capable de se taper 500 000 euros en coke et que maintenant il doit payer cette dette. Pour les femmes Lino ne sniffe pas, Lino est marié avec la fille du boss et ne peut pas la déshonorer.
Lino prend l’avion depuis New York avec sa valise pleine d’argent, il ne va pas à la maison. Il ne ramène pas l’argent : « Titta va le faire, comme d’habitude », dit-il à ceux qui demandent où est l’argent. Titta arrive quelques jours après, prêt à encaisser sa part : 70 000 euros. Quand ils vont le chercher à la maison il pense qu’ils ont été sympa de lui envoyer une voiture. Il monte dans un SLK, personne ne parle. Titta comprend qu’il y a quelque chose qui ne marche pas, le silence est atroce et ces 5 kilomètres lui rappellent son premier vol Rome - Sydney : interminable.
Il rentre dans la maison et il voit ce qu’il ne voulait pas voir : des 9.21 (pistolets dont la crosse peut être customisée) qui ne sont pas assortis à la ceinture : le signe des mecs sérieux. J’imagine Titta assis sur la chaise avec les mains jointes entre ses jambes et les épaules repliées : c’est comme ça qu’il s’assoit quand il ne veut pas manquer de respect. Je l’imagine tandis qu’il cherche les « bons mots », les « bons gestes ». Je l’imagine tandis qu’il tremble intérieurement parce qu’il ne sait pas s’il va se lever de cette chaise : « France’, quand je les ai vu devant moi j’ai compris tout de suite mais je savais aussi qu’ils ne m’auraient pas cru ». Comme dans un film, toute sa vie lui est passée devant les yeux tandis que l’homme en face de lui effleurait avec le canon de son flingue la pile de lettres de change « la prochaine fois je vais mettre la tête sur cette table, maintenant tu dois nous donner tout ce que tu vas gagner ».
Tandis qu’ils le ramenaient à la maison Titta pensait à une seule chose : l’horaire des vols depuis Capodichino (l’aéroport de Naples, ndr). Depuis ce jour-là, il n’a jamais plus remis pied à Naples, un exilé du Sistema. En Italie, il n’y a plus d’exilé d’état, mais il y en a de la camorra.
Dans le système camorra, les ascensions sont aussi rapides que les chutes. Le capitalisme des armes accepte rarement les règnes trop longs, le business évolue et ceux qui sont plus rapides à déplacer capitaux, armes et hommes gagnent.
A suivre ...