Un tour de passe - passe monétaire
Une analyse plus profonde et plus critique sur la mesure de l’inflation nous fait cependant reconsidérer ce point de vue. Il est curieux qu’un gonflement monétaire ne se traduise par l’augmentation d’aucun prix, dans aucun secteur de l’économie. Loin de stagner, l’inflation est en fait réapparue sous une autre forme, qu’aucun indice des prix classique ne peut mesurer. Cette inflation « déguisée » ou plus exactement déplacée a été identifiée dans cet article des Echos :
Il n’y a pas de miracle : la création monétaire engendre un accroissement de certains prix, encore faut-il savoir lesquels. Comme le note l’article des Echos la première inflation facilement observable est celle des actifs financiers. Par construction, le QE consiste en des programmes massifs de rachats de titres. Les marchés financiers ont connu et connaissent encore une hause considérable, sans rapport direct avec les résultats des entreprises concernées.
Par ricochet, cette montée des actifs financiers enflamme également les prix de l’immobilier à l’achat. La barrière à l’entrée de l’accès à la propriété étant importante, ce sont généralement ceux qui ont les moyens d’entretenir un portefeuille d’actifs importants qui l’utilisent pour l’investissement immobilier. Le QE n’a donc « ruisselé » que sur une petite partie privilégiée de la population, celle des plus aisés. Déjà fortement discriminante d’avec le reste de la population, la classe la plus aisée a encore creusé l’écart en ayant accès à une manne de crédit supplémentaire pour des biens qu’elle seule pouvait déjà se payer.
L’article des « Echos » mentionne cette répercussion inégalitaire. On ne peut soupçonner pourtant son auteur d’un biais anticapitaliste : l’auteur est responsable de la stratégie de marché chez Neuflize OBC, autrement dit un acteur reconnu des institutions financières, fréquemment interviewé sur les dernières tendances boursières.
L’inflation est donc très loin d’avoir disparu. Elle ne se reflète plus dans le classique indice des prix à la consommation. Mais le fait de l’avoir fait disparaître des dépenses courantes revient à casser le thermomètre pour ne pas voir une surchauffe artificielle et malsaine, entretenue par l’intervention directe des banques centrales.
La pompe à spoliation
Le maintien de l’inflation courante à des niveaux bas et l’usage de la création monétaire ne semblent pas redoutables individuellement. C’est la combinaison des deux qui instaure un mécanisme très malsain. Il revient à mettre en place un circuit de ponction permanente de l’économie productive pour alimenter une bulle financière, devenant une véritable rente pour une petite minorité qui ne se distingue pas par sa capacité à entreprendre mais par la seule possibilité de toucher cette manne. Cette façon d’entretenir de riches oisifs est l’exacte négation de l’esprit d’entreprise.
L’on objectera que tout un chacun peut se placer sur les marchés financiers pour bénéficier de ce treuil monétaire : il suffit de disposer d’un compte titres. C’est une grande naïveté de penser que tous les acteurs sont équivalents à ce jeu, au regard des risques pris. Les acteurs capables d’entretenir un important portefeuille d’actifs ont un accès privilégié aux informations de retournement de marché : des actions de resserrement des taux seront connues plusieurs jours à l’avance par les grands investisseurs, au dernier moment par les petits porteurs. Les quelques bénéficiaires de la pompe monétaire sauront donc également à quel moment se retirer du jeu. Ils bénéficieront ainsi d’une double ponction : celle opérée sur l’économie productive pendant les phases de gonflement monétaire, celle leur permettant de siphonner les comptes de petits porteurs sur les marchés financiers au moment du retournement. Le pillage de l’économie productive par quelques rentiers financiers n’est pas le seul mécanisme élevé au rang d’institution, le délit d’initiés l’est également.
Enfin, inutile de préciser que le QE fausse l’efficience des marchés : une bonne nouvelle de conjoncture fait monter les cours, une mauvaise les fait monter également, les acteurs anticipant que cela incitera les banques centrales à perpétuer la création monétaire et la pression à la baisse sur les taux. Le rôle de financement rapide des entreprises que remplissait autrefois la bourse n’a plus aucune existence véritable : les cours deviennent totalement décorrélés des résultats effectifs des entreprises, les seuls paramètres influents devenant totalement endogènes au monde financier, dans une sorte de relation incestueuse demeurant dans son cercle : rythme de la création monétaire, réserves des banques centrales et des banques d’affaires, état de la dette des différents pays, enfin amplification par les algorithmes de trading.
Il est souvent de bon ton de dire que nous vivons dans un monde complexe pour justifier de regrettables errements économiques. Lorsque nous ramenons notre monde à ses buts, non à ses moyens, il devient pourtant d’une grande simplicité. La combinaison d’un indice des prix à la consommation maintenu bas et de la création monétaire par les banques centrales constitue la plus formidable machine à spoliation de l’économie productive au bénéfice de quelques acteurs financiers.
Nous ne vivons pas dans la société ouverte et avancée qui nous est souvent décrite, mais dans une économie de rente la plus archaïque qui soit, comme même la bourgeoisie la plus réactionnaire du XIXème siècle, si bien croquée par Balzac, ne l’aurait jamais rêvée. Les véritables entrepreneurs ne gagnent que très peu à ce jeu. Aussi le discours marxisant leur imputant la responsabilité de ces maux se trompe sur toute la ligne. C’est précisément lorsque nous revaloriserons l’économie d’entreprise sur l’économie de rente que nous pourrons sortir de cette situation. Encore faut-il cesser de noyer sous de mauvaises raisons ce qui n’est qu’un objectif parfaitement simple et clair : l’enrichissement sans limite et sans effort de quelques-uns, au détriment du véritable entreprenariat.