La poudrière du Sahara Occidental
L’auteur de ces lignes rentre d’une mission d’observation dans les camps de réfugiés sahraouis. Alors que sur le terrain, les combats avaient repris, depuis près d’un an entre les forces du Polisario et l’armée marocaine, le désir d’en découdre parmi la jeunesse sahraouie était palpable. La rupture du cessez-le-feu par le Polisario n’a d’ailleurs rien d’une décision hors-sol en rupture avec la réalité.
Cela fait, en effet, 30 ans qu’un processus de pacification censé déboucher sur un référendum d’autodétermination est enlisé et la présence des réfugiés dans les camps dure depuis 45 ans[1]. On ne cherchera pas plus loin les raisons de l’exaspération côté sahraoui.
Déstabilisé-e-s ?
Pendant ce temps, les chancelleries européennes s’inquiètent mezzo voce d’une possible déstabilisation de la région. Une extension du conflit, impliquant l’armée algérienne, pourrait, en effet, fragiliser les digues permettant de garder sous contrôle les vagues migratoires, d’une part, et la montée de la violence djihadiste, d’autre part. Ces craintes ne doivent en aucun cas masquer la lourde responsabilité de l’Occident dans la tragédie qui se joue sous nos yeux.
Il suffit, à ce propos, de mettre en exergue les liens qui existent entre l’Elysée et la dynastie chérifienne et l’on comprendra vite à quel point un prisme néocolonial déforme la lecture que l’on se fait, de ce côté-ci de la Méditerranée, des enjeux relatifs à la question du Sahara Occidental. Ainsi est-il de notoriété publique que lorsque l’idée d’un référendum d’autodétermination a été rejetée par Rabat en 2007, c’est parce que le plan d’assez vague autonomie mis en avant, à l’époque, par les autorités marocaines avait, en réalité, été concocté en France sous l’œil attentif de Jacques Chirac, alors président de la République.
L’histoire de la décolonisation dans la région explique largement ce tropisme pro-marocain. Alors que c’est un processus de négociation qui a mis fin, en 1956, au protectorat sur le Maroc, c’est, au contraire, par la lutte que le régime d’apartheid anti arabe qui sévissait dans les « départements » de l’Algérie « française » a été aboli en 1962[2]. La victoire du FLN, humiliante pour le colonialisme et l’impérialisme français, a servi d’arrière-plan à un soutien appuyé aux projets du Grand Maroc. Voilà pourquoi dès après l’indépendance algérienne, la Guerre des Sables a éclaté. Elle a duré de septembre 1963 à février 1964 suite à une agression de la jeune république algérienne par l’armée marocaine. A l’époque, Rabat désirait annexer purement et simplement une partie de l’Algérie.
Françafrique
La connexion entre le projet du Grand Maroc et les intérêts géostratégiques de la Françafrique sont patents. C’est ainsi que le régime chérifien, bien que revendiquant, à l’origine, l’intégralité de la Mauritanie, n’a jamais agressé cette dernière et en a même reconnu l’existence sans faire trop de difficultés. Paris le voulait.
Et comme c’est précisément en vertu de la politique de création d’un Grand Maroc que Rabat a envahi le Sahara Occidental en 1975, on comprend, dès lors, mieux pourquoi le gouvernement algérien a soutenu (et soutient encore) le Polisario. Il n’en fallait pas plus pour que des campagnes soient orchestrées à partir de Paris afin de jeter, encore aujourd’hui, le discrédit sur les indépendantistes sahraouis.
Pour l’heure, la pression monte dans les camps. La jeunesse sahraouie, loin de se résigner à son exil, adhère pleinement aux revendications du Polisario. De ce point de vue, la nomination de Mohamed Wali Akeik, jusque-là premier ministre de la République arabe sahraouie démocratique (RASD), comme chef d'État-Major constitue un fait capital. Sous sa direction, les unités sahraouies devraient, selon toute vraisemblance, intensifier leurs opérations[3].
Alors que l’incendie, qui couvait déjà depuis belle lurette, vient de se déclarer, les Occidentaux, trop confiants, sans doute, dans l’expertise française, en sont encore à jouer la montre et leurs appels à « un compromis réaliste » légitiment de facto l’occupation marocaine. Si les choses finissent par tourner mal, la responsabilité de l’Occident, et de la France au premier chef, sera énorme. Il serait sans doute indiqué, si tant est que la catastrophe soit évitable, de mobiliser la base sociale réelle de la macronie (c’est-à-dire le monde économique) pour faire entendre raison à Jupiter si la chose est toutefois encore possible. L’actualité récente des démêlés du Polisario avec la justice européenne est, de ce point de vue, aussi intéressante qu’instructive.
Devant la justice
En Afrique, les conflits frontaliers découlant du processus de décolonisation n’ont rien d’exceptionnel, comme en témoignent les indépendances tardives de l’Érythrée en 1993 ou du Soudan du Sud en 2011. A y regarder de plus près, c’est la reconnaissance ex post de rapports de force militaires, legs de longues guerres civiles, qui a présidé à la naissance des deux États. Il est, en revanche, plus rare que le tracé des frontières postcoloniales soit évoqué devant les instances judiciaires du Vieux Continent.
Cet attachement à la primauté du droit caractérise pourtant la démarche du Front Polisario qui, depuis près de cinquante ans, revendique l’indépendance du Sahara Occidental (c’est-à-dire l’ancien Sahara espagnol) annexé par le Maroc. Sur le terrain, les heurts entre la guérilla sahraouie et les troupes marocaines relèvent, jusqu’à présent, d’un conflit de basse intensité après l’aménagement par Rabat en 1980 d’un mur de séparation et d’un vaste champ de mines entre les zones occidentale et orientale du territoire. Cette dernière est administrée par le Polisario qui a institué la République Arabe Sahraouie Démocratique, membre de plein droit de l'Union africaine depuis 1982, tandis que l’ouest (80% de la superficie) est occupé.
Ce gel des positions a conduit les indépendantistes sahraouis à plaider leur cause auprès des tribunaux. Or, l’Union européenne et le royaume chérifien sont des partenaires de longue date. On se souviendra, à ce propos, de l’adhésion avortée de Rabat à la CEE en 1987. Plus récemment, un accord d’association a été signé en 1996 avec le Maroc. Il se trouve que les conventions conclues dans ce cadre englobent, et c’est un problème, le territoire sahraoui. Cette légitimation de l’annexion militaire marocaine s’est évidemment heurtée à la farouche opposition du Polisario qui s’en est plaint auprès des juridictions européennes.
Territoire non autonome
Le 29 septembre de cette année, le Tribunal de l’Union Européenne a annulé deux accords de partenariat (dont un portant sur des barrières tarifaires) au motif précisément qu’ils concernaient le Sahara Occidental[4]. Ce jugement reconnaît, de surcroît, la qualité de représentant du peuple sahraoui au Front Polisario. Celui-ci sera, dès lors, fondé à attaquer en justice les compagnies européennes exploitant sans son consentement les ressources locales. En outre, des droits de douane pourront être réclamés aux entreprises parties prenantes à la mise en valeur du territoire ouest-saharien. A ce stade, la prudence devrait commander aux firmes concernées d’entamer illico des négociations avec les Sahraouis.
Certes, la Commission a déjà interjeté appel auprès de la Cour de Justice de l’Union européenne. Pour autant, la politique de l’autruche s’avère difficilement recommandable car en cas de confirmation de la décision du Tribunal par la Cour, des arriérés s’ajouteront inévitablement au montant des taxes impayées.
Cette éventualité ne s’apparente nullement à une quelconque forme de spéculation intellectuelle car le jugement du Tribunal de l’Union Européenne se base sur un avis de la Cour Internationale de Justice (CIJ) du 16 octobre 1975 établissant qu’il n’existe « aucun lien de souveraineté entre le Sahara Occidental d'une part, et le Royaume du Maroc d'autre part »[5]. De ce fait, la CIJ enjoignait à la communauté internationale de définir une procédure « d’autodétermination reflétant l'expression libre et authentique de la volonté des populations du territoire »[6].
Depuis tout ce temps (presque un demi-siècle, quand même), le dossier n’a guère progressé. Ce retour à la case départ pourrait fort bien coûter cher à nos entreprises car si le droit et la justice ne peut régler la question sahraouie, c’est le recours à la force qui prévaudra. Or, une déstabilisation de l’Afrique du Nord ne garantit évidemment en rien un climat d’affaires serein. Bien au contraire…
[1] Lire à ce sujet l’accablant bilan historique dressé par la revue suisse Nouvelles Sahraouies dans son numéro n°118 de décembre 2005 intitulé « Sahara, 30 années d’injustice et de souffrance. 30 années, ça suffit ! » (pp . 4-8). Ce rapport date d’il y a plus de quinze ans. La suite de cet article permet de penser que depuis, la situation s’est détériorée, comme en témoigne les tensions grandissantes entre le Maroc et l’Algérie.
[2] Gilbert Meynier , « L’Algérie et les Algériens sous le système colonial. Approche historico historiographique », Insaniyat / إنسانيات (revue algérienne d’anthropologie et de sciences sociales) [En ligne], pp ; 65-66 | 2014, mis en ligne le 31 août 2016, consulté le 18 novembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/insaniyat/14758 ; DOI : https://doi.org/10.4000/insaniyat.14758.
[3] The Economist, « Things are heating up in Western Sahara », édition mise en ligne du 6 novembre 2011.
[4] Baudouin Loos, « Sahara occidental : la justice européenne inflige un revers à Rabat », Le Soir, édition lise en ligne du 29 septembre 2021.
[5] Cour International de Justice, Avis consultatif du 16 octobre 1975 sur le Sahara occidental.
Url : https://www.icj-cij.org/public/files/case-related/61/6196.pdf. Date de consultation : 3 mai 2020. Avis cité à la page 2 de l’arrêt du tribunal de l’Union européenne (neuvième chambre élargie) du 29 septembre 2021.
[6] Ibid.
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