La productivité au banc des accusés
« La France est le pays qui a le taux de productivité le plus élevé au monde. » Qui n’a jamais entendu cet argument dans un débat économique, brandi fièrement tel un glaive de justice face aux détracteurs du modèle social à la française ? Qu’il est en effet plaisant de se dire que nous sommes les meilleurs. Que le monde entier nous envie notre productivité, et vient sournoisement espionner nos méthodologies qui nous rendent si productifs. En trépignant d’impatience à l’idée de venir installer des filiales de production dans un pays où la productivité semble être une religion.
L’article tente d’apporter des éclaircissements sur ce célèbre indicateur, dont le mode de calcul est en revanche assez méconnu et, comme vous pourrez le constater dans certains cas, complètement hallucinant. Lisez jusqu’au bout, vous ne serez sans doute pas déçu ! L’article va tout d’abord rappeler le classement plus où moins officiel de la France, la définition un peu barbante de la productivité, avant de donner quelques exemples croustillants de son application.
Classement officiel des pays en termes de productivité horaire
Les sources fiables ne sont pas si simples à trouver, en voici une du Sénat (www.senat.fr) datant de 2006, en prenant la zone euro comme indice 100 :
Luxembourg : 183
Norvège : 160
USA : 140
Belgique : 134
Irlande : 132
France : 125
La France est donc au sixième rang mondial, ce qui apparemment est une bonne chose.
DEFINITIONS
La productivité horaire est le rapport entre la production et le nombre d’heures travaillées (PIB/nombre d’heures travaillées).
Une définition donc on ne peut plus simple, qui reporte en fait sa complexité dans la définition du PIB, dont l’une des nombreuses variantes est la suivante :
Le PIB est égal à la somme des valeurs ajoutées brutes des différents secteurs institutionnels ou des différentes branches d’activité, augmentée des impôts moins les subventions sur les produits.
Contrairement à ce que beaucoup pensent, le PIB n’a rien d’une science exacte et beaucoup de bémols sont mis par le Sénat lui-même sur son calcul et les comparaisons internationales. En France, la mise en oeuvre de ce calcul par l’INSEE fait l’objet d’une telle opacité que cela mériterait un article en soi. Par exemple, difficile de mettre la main de manière officielle sur les éléments suivants, jugez vous-même de leur importance :
- L’économie souterraine est censée être estimée et incluse dans les comparaisons internationales. Est-elle incluse dans celui de la France ? D’après certains, dont Wikipedia, oui, d’autres soutiennent catégoriquement que non, etc. Quand on connaît la fourchette d’estimation qui va de 4% à 14% pour la France...
-
La valeur ajoutée des services publics est-elle ajoutée par le prix de revient (et cela concerne-t-il l’amortissement de l’immobilier, de l’administration, les fournitures...), ou par le « prix du marché » ? Si c’est le prix du marché, comment est-il déterminé ?
-
Les hausses de l’immobilier sont-elles plus ou moins incluses dans la croissance, comme c’est le cas aux USA par le biais des prêts octroyables ?
-
Etc.
Si les lecteurs ont des sources détaillant ces points, je suis fortement preneur. Je parle bien de sources SVP, pas d’opinions ou connaissances personnelles provenant de vieux professeurs d’économie usés et aigris. Il semble qu’il y ait là en tout cas de formidables variables d’ajustement permettant à un gouvernement d’orienter les chiffres du PIB. Bien, passons maintenant aux choses sérieuses.
EXEMPLES MARQUANTS D’APPLICATION
Cette définition de la productivité en tête, voyons comment elle s’applique sur quelques cas pratiques.
Exemple 1
Soit une société
française d’un effectif de 3000 personnes dont :
- 2900 personnes travaillant
directement à la production ;
- 100 personnes travaillant au siège, d’un salaire moyen bien supérieur à ceux de la production.
Le Sénat l’avoue à demi-mots et en tout petit : « on peut rappeler que les délocalisations exercent un impact favorable sur la productivité, les activités délocalisées étant généralement les moins productives ».
Surprenant non ? Bien comprendre et garder en tête cet exemple est fondamental. A lui seul, il résume l’absurdité d’utiliser un tel indicateur dans une argumentation.
En caricaturant, un pays qui aurait des dizaines de millions de travailleurs au noir, chômeurs, étudiants, clandestins, RMIste, retraités, pré-retraités d’un côté et un très faible nombre de personnes qui travailleraient dans des sièges sociaux de grandes multinationales de l’autre, serait assurément le numéro un de la productivité horaire. Et ce jusqu’à l’implosion, il accroîtrait d’année en année son avance sur ses « malheureux » poursuivants qui n’y verraient que du feu. Tiens...
Quelle que soit son opinion politique, il faut bien retenir cela : une hausse de la « productivité » au sens de sa définition actuelle n’est pas forcément une bonne nouvelle, et peut même en être une très mauvaise quand il met en évidence un fort taux de délocalisations.
Exemple 2
La contribution au PIB de l’administration était d’environ 240 milliards d’euros en 1999, à la veille du passage au 35h. Et au lendemain de ce passage au 35h, abracadabra... La productivité de l’administration a été d’un coup de baguette améliorée de 12%. Pourquoi ? Le PIB est resté à 240 milliards, les salaires ayant été maintenus, alors que le nombre d’heures a lui diminué, augmentant mécaniquement la productivité et larguant ainsi pour de bon les pauvres administrations étrangères qui ramaient en se demandant comment nous Français étions si « productifs ». J’ai choisi l’exemple de l’administration uniquement parce que le passage au 35h y a été moins confus que dans le privé. N’y voyez aucune intention malveillante. Mais il est bien évident que cela s’applique aussi dans le privé, de manière peut-être moins nette.
Bien entendu, certaines branches ont ensuite fait des efforts réels de productivité pour s’adapter, comme le postier qui court tous les jours d’un village à un autre pour assurer des permanences de 2h, mais là n’est pas la question. Cet exemple met l’accent sur une autre aberration de la productivité que celle du premier exemple : elle est purement comptable et ne s’appuie en aucun cas sur des éléments concrets d’efficacité sur le terrain. Pour que tout le monde comprenne ce « purement comptable », je donnerai le même exemple de l’administration sous un autre angle : si l’Etat décide une augmentation uniforme de 3% des salaires, cela augmente d’autant la productivité de l’administration. Enfin pratiquement d’autant, au bémol près de connaître le mode précis de prise en compte de l’INSEE pour son calcul (cf. plus haut). En d’autres termes, plus vous augmentez le salaire d’un fonctionnaire, plus il est productif ! Décapant non ?
Exemple 3
Prenons l’exemple d’un organisme guichetier quelconque en France, et son équivalent en Chine.
Imaginons-les au même nombre d’effectifs, effectuant à la même vitesse et la même qualité leur travail, les deux traitant une moyenne de 100 usagers par heure au guichet pour l’ensemble de l’organisme. Bien.
-
Le salaire horaire moyen net d’un fonctionnaire chinois est d’environ 0,70€ net/heure en 2006. En confrontant les PIB par habitant simple et en parité de pouvoir d’achat (données Wikipedia) de la Chine et de la France, on peut estimer que cela correspond à un salaire horaire de 3,5€ nets.
-
Le salaire moyen d’un fonctionnaire français est d’environ 14€ nets/mois (source INSEE 2004).
Donc avec notre extraordinaire définition de la productivité, le coût de la main-d’oeuvre étant de loin le plus important poste de valeur ajoutée de nos deux organismes, hors correction du PIB sur l’indice des prix, l’organisme français est donc plus de quatre fois plus « productif » que son homologue chinois, à efficacité et qualité strictement identiques. Evidemment, ce n’est qu’une conséquence de la définition, mais je suis certain que beaucoup ne l’avaient pas envisagé sous cet angle. Comment cela est-il possible ? Encore une fois cela est dû à l’approche purement comptable de l’indicateur, qui ne tient absolument pas compte de travail réellement produit. Cet invraisemblable écart pour un travail identique est dû à la richesse « historique » de la France, qui permet (et heureusement) des salaires beaucoup plus élevés. La richesse historique n’étant pas du tout incluse dans le PIB, elle fausse complètement, et c’est un euphémisme, les comparaisons de la « productivité » entre des pays structurellement différents.
Exemple 4
Imaginons deux pays structurellement très proches, avec un PIB quasiment identique. Supposons que l’un des deux, appelons-le le pays F, décide de recourir fortement à l’emprunt pour répondre à ses besoins sociaux, s’accordant un déficit de 3%/an. L’autre pays conservant (à tort ou à raison, ça c’est une autre histoire) la rigueur, pas ou peu de déficits. Eh bien le pays F aura mécaniquement droit à une hausse générale de sa productivité de 3% (au moins), hop le tour est joué. Peut-être même plus, car il est possible qu’un déficit soit un investissement et que les 3% investis se transforment en 4% de croissance par exemple... Mais quand c’est pour financer du social rien n’est moins sûr... C’est un autre débat. L’endettement est donc un autre énième facteur qui fausse les comparaisons de productivité, que ce soit dans le temps pour un même pays ou dans les comparaisons entre deux pays... ça commence à faire beaucoup.
CONCLUSION
On pourrait boucler très longtemps sur d’autres exemples tous plus surprenants et amusants les uns que les autres, croyez-moi. J’espère que ceux que j’ai choisis suffiront à montrer aux lecteurs que l’indicateur de productivité, si souvent mis en avant dans les médias et par nos politiques pour bomber le torse, n’est qu’un écran de fumée de plus. Chacun peut ensuite avoir ses convictions politiques, mais utiliser cette chose que l’on ose appeler un indicateur dans un argumentaire, dans un sens comme dans l’autre, est soit une énorme erreur soit un honteux mensonge. Un indicateur de quoi ??? Je serais gré que les lecteurs ayant trouvé l’article intéressant y fassent référence dans les fils de discussion chaque fois qu’un de nos bien-pensants utilisera le fameux : « La France a le taux de productivité le plus élevé au monde. » Et j’espère que ces mêmes bien-pensants sauront, pour une fois, faire preuve justement de bonne foi. Ben quoi on peut toujours rêver ?!
Quels indicateurs palliatifs ?
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Pour comparer la productivité au sens efficacité dans le travail, c’est bien simple, il n’y a aucun moyen. Quelques organismes auditent de temps en temps des branches d’activité dans un échantillon de pays, mais bon c’est cantonné, non récurrent, forcément tendancieux et donc difficilement exploitable.
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Le seul vrai juge est le taux d’implantations d’entreprises étrangères dans le domaine de la production au sens large (logiciel, high tech, industriel...). SVP que personne ne sorte que la France est au hit parade mondial des investissements étrangers car sinon je fais un article sur le sujet ;-). Cet argument que l’on entend et lit souvent est faux, archi-faux, archi-archi-faux. Les gens confondent investissements d’implantations et prises de participation au capital (qui ne créent strictement aucun emploi, ce serait même l’inverse), et ce n’est pas tout à fait la même chose...
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