La propriété et économie solidaire
A l’heure de nouveaux bouleversements consécutifs aux soubresauts de la finance internationale, sommes-nous totalement à la merci de phénomènes qui nous dépassent ? Parmi les moyens d’action à notre portée, le plus commun est, peut-être, la propriété. En quoi pourrait-elle générer une économie solidaire ? Variations autour d’un étonnant paradoxe...
Le concept de propriété joue un rôle essentiel dans le développement des sociétés. L’appropriation d’un bien, par l’individu ou le collectif, permet, d’une part, d’assurer la cohérence de son exploitation, en planifiant celle-ci, du court au plus long terme. D’autre part, la possibilité de négocier cette propriété, non seulement, en fonction de l’évolution de cette exploitation mais, aussi, en fonction des opportunités de l’offre et de la demande, ouvre des perspectives d’enrichissement, c’est-à-dire la possibilité d’acquérir plus de biens, de mieux jouir de l’existence, de garantir l’avenir.
Sous l’apparente simplicité de ces propositions, se cache une foultitude de problèmes complexes. Tout d’abord, le rapport public/privé, les conflits d’intérêt entre l’individu et le collectif, entre les individus eux-mêmes, etc. La notion de cohérence d’exploitation d’un bien est, elle aussi, sujette à controverses, selon qu’on l’envisage à court ou long terme, dans le cadre étroit d’un intérêt particulier ou dans celui, élargi de la biosphère… La durée de vie d’un individu, qui constitue, pour certains, les seules perspectives d’avenir, n’est pas celle d’une famille, encore moins d’une société, voire de la planète…
Secondement, il y a tout un monde entre la valorisation d’un bien par le travail et celle issue de la spéculation. Dans le premier cas, l’enrichissement est réel, traduit par une transformation effective du bien – la construction d’une usine, par exemple, sur un terrain foncier – dans l’autre, il est artificiel, totalement dépendant de la conjoncture du marché – comme la revente, en temps plus ou moins opportun, d’un terrain nu. Mais l’artifice peut se transformer en réalité : la plus-value réalisée sur une spéculation peut être investie dans la valorisation d’un autre bien par le travail ; tout comme la réalité en artifice, des années de labeur pouvant être anéantis par une spéculation hasardeuse…
On entrevoit, ici, d’une manière assez simple, la dialectique entre économie réelle et économie monétaire. Il ne s’agit, évidemment pas, de prétendre cerner cette dynamique en quelques lignes, mais de faire prendre conscience que celle-ci est intimement liée à la mobilité de la propriété. Plus celle-ci est intense, plus l’emprise du monétaire se fait forte. Les aléas spéculatifs envahissent les besoins les plus triviaux. A l’inverse, le ralentissement des échanges restreint les capacités d’enrichissement. Les notions de valeur et d’usure – au sens, bien évidemment ici, de détérioration – jouent, dans les variations de cette mobilité, un rôle considérable, au centre duquel palpite l’obsédante question de la rentabilité.
Un certain nombre d’activités humaines sont peu ou prou directement rentables. De l’agriculture vivrière à la défense nationale, en passant par le cultuel, le culturel, l’éducation et la santé – plus généralement, les services sociaux – l’éventail est vaste. Dans bien des cas, elles ne se développent que grâce à l’intervention, appuyée, de l’Etat qui en fait, parfois, son domaine régalien (police et défense nationale, en particulier). Mais il en existe d’autres, notamment dans les pays dits « moins avancés », où leur essor est suspendu à l’engagement de particuliers, regroupés ou non en des organisations non gouvernementales, coopératives ou associations à but non-lucratif. Ce sont celles-là qui sont, en première ligne, affectées par les crises spéculatives.
Ce n’est pas nouveau. Dans toutes les sociétés civilisées – c’est-à-dire : organisées par et pour la cité – les œuvres sociales ont, normalement, fait les frais de ces aléas, avec des exceptions, notables, dans celles des sociétés musulmanes où le commerce – donc l’activité spéculative – occupait, justement, une place prépondérante. On y éprouva, très tôt, le besoin de mettre à l’abri des tempêtes marchandes un certain nombre de ces œuvres, en annexant leur établissement et leur fonctionnement à l’exploitation de biens exclus du marché, par immobilisation, ordinairement pérenne, de leur propriété. C’est ainsi que chaque hôpital de Cordoue, en l’an 900, assurait la gratuité de ses soins, grâce aux bénéfices nets réalisés par une entreprise indépendante, généralement agricole, dont la propriété avait été immobilisée, volontairement, par son ayant-droit légitime. Immobilisation pérenne, incessible et inaliénable. Le titre de propriété ad vitam aeternam figé, définitivement consigné.
L’indépendance gestionnaire entre l’entreprise pourvoyeuse et l’organisme doté est importante. Si, généralement, celui-ci était, lui-même, une propriété immobilisée à des fins humanitaires strictement définies, la personnalité juridique des propriétaires respectifs pouvait être différente. Par exemple, l’Etat, propriétaire de l’hôpital, et un mécène, voire un collectif de mécènes, propriétaire de l’entreprise agricole. Celle-ci restait, au demeurant, gérée comme n’importe quelle entreprise « capitaliste », avec un gérant responsable devant le propriétaire du bien, à ceci près, seulement, que celui-ci avait renoncé à la rémunération de son capital, au profit de l’œuvre[i] de son choix.
L’incessibilité de la propriété immobilisée excluait, normalement, celle-ci des héritages. Du coup, le gestionnaire du bien, une fois le propriétaire décédé, s’est-il souvent trouvé sans interlocuteur représentant celui-ci et c’est l’Etat qui assura, en conséquence, cette tâche, doublée, banalement, de la nomination du nouveau gestionnaire, une fois son prédécesseur disparu à son tour. Cette accumulation de responsabilités fut la porte ouverte à des nationalisations abusives. Pourtant, il suffisait, au propriétaire du bien, de transmettre, par écrit, la charge de surveillance et de nomination du gérant à tel ou tel membre de sa famille, ou à quiconque d’autre de son choix, pour éviter de tels détournements.
De fait, il y eut beaucoup de lectures et d’interprétations, parfois à des fins de récupération douteuse, du concept. Mais il faut, surtout, remarquer sa popularité. Utilisé par toutes les communautés, musulmanes, chrétiennes, juives ou autres, il occupa, à l’aube des colonisations européennes, jusqu’au tiers des propriétés foncières urbaines, en Egypte ou en Algérie, assumant, notamment, la distribution de l’eau, dans les capitales de ces pays. Doit-on voir, dans cette proportion, une limite « naturelle » au-delà de laquelle des effets pervers se feraient ressentir sur le marché ? On l’a avancé, cela reste à vérifier. Tout comme il reste à universaliser le concept, en faire un outil de Droit international.
Une propriété clairement définie, immobilisée par son propriétaire légitime, au profit d’une œuvre clairement définie : le principe est, on ne peut plus, simple, direct et susceptible de multiples et souples combinaisons. On en a proposé, ailleurs, une lecture beaucoup plus étendue : ce qui est immobilisé par le propriétaire, c’est, au delà de la propriété elle-même, sa valeur. Du coup, la gestion pérenne de biens périssables devient possible et celle de leur détérioration, impérative. Utilisable par le simple particulier, telle ou telle personne morale, jusqu’aux Nations-Unies – on songe, ici, au patrimoine de l’Humanité, notamment la propriété des génomes – l’immobilisation de la propriété devient, ainsi, un outil de développement durable de premier plan.
[i] En fait, il était possible de différer cette destination, au profit de bénéficiaires nommément désignés et de leur lignée éventuelle, jusqu’à extinction de celles-ci. Cela permit, notamment, d’éviter les démembrements successoraux, réduisant les partages d’un bien à son seul usufruit, selon les directives explicites du testateur.
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