Le braquage de la SNCM en France et de vrais faux romans en Corse
La société Butler Capital Partners a acquis en 2005 pour 35 millions d’euros la Société Nationale Corse Méditerranée dont l’actif net est estimé à plusieurs centaines de millions d’euros et dont les dettes et le plan social, payés par l’Etat, représentent plus de 180 millions d’euros. Grilles de lecture pour le scénario compliqué et glauque d’un authentique thriller.

Comprendre les stratégies et les enjeux d’une guerre maritime n’est pas facile. Quand elle entre dans sa phase terminale, comme c’est à présent le cas avec le résultat des offres de service public pour la desserte de la Corse pour la période 2007-2012 avec 90 millions d’euros en jeu, la complexité est extrême. Quand l’affaire et ses coups tordus se mêlent à de futures décisions de justice et à des avis des commissions de l’Union européenne, même les experts finissent par se prendre la tête. Comment dans ces conditions, le citoyen peut-il se frayer un chemin au travers d’informations difficiles et dont le traitement médiatique se contente, en règle générale, de n’effleurer que la partie visible des icebergs de Méditerranée ? Quelques rares passeurs, des journalistes, des parlementaires ou même des romanciers, offrent cependant des billets pour la traversée. Loin d’être exhaustif, le catalogue des croisières retenu ici n’est qu’une invitation au voyage pour mieux comprendre l’actualité, une grille de lecture.
Les travaux des journalistes d’investigation
Depuis février 2006, la rédaction du journal en ligne Amnisitia.net qu’animent le journaliste Enrico Porsia et l’écrivain Didier Daeninckx n’a pas cessé d’enrichir les exclusivités de son énorme dossier Corse. Publiée en deux parties, l’enquête complète d’Amnistia.net intitulée Guerre maritime pour la conquête de l’île livre, en accès payant sauf pour ses abonnés, trente quatre pages au format PDF. En supplément, les abonnés ont même droit à un document d’une quarantaine de pages inédites : Le rapport financier du cabinet Alpha Secafi sur les comptes de Lota Maritime et de Tourship Group SA et leurs rapports avec la Corsica Ferries France SA, la rivale de toujours de la SNCM. Les titres des deux volets de ce patient travail d’enquêtes sont évocateurs : Première partie : Qui veut couler la SNCM ? Deuxième partie : Transformer l’argent public en béton !
Pour un plus large public et gratuits, les
reportages et les analyses de la rédaction de France 3 Corse ne sont pas moins
riches en révélations et posent les mêmes questions pertinentes. Spécialiste du
dossier, le journaliste Alain Verdi apporte régulièrement de sérieux éléments
de réponses sur le portail régional de
france3.fr. Sur les risques du naufrage et sur la question de savoir qui va
couler, l’analyse du journaliste de la télévision du service public a le mérite
de la clarté : La rupture du pacte d’actionnariat ne menace pas que la
S.N.C.M. Si cette dernière venait à remporter l’appel d’offre seule, la
C.M.N. se retrouverait sans marché. Cette perspective inquiète fortement les
syndicats de la C.M.N. qui ont obtenu le déclenchement d’un droit d’alerte
confié à un cabinet d’audit.
Depuis la fin des années 90 -écrit le journaliste Alain Verdi- plusieurs
observateurs estiment qu’il y a une compagnie de trop sur un si petit marché.
Qui va couler ? Si la S.N.C.M. emporte seule la totalité des O.S.P.,
la C.M.N. est obligée de s’allier, sous peine de disparaître. Si le groupe Lota
Maritime emporte au moins une ligne avec un allié, Véolia pourrait se retirer.
Dans ce cas, on reviendrait à la situation de Septembre 2005. Ce serait le
dépôt de bilan et la disparition de 2400 emplois, dont plus de 800 en Corse.
Sur les économies que des élus UMP souhaitent réaliser en Corse sur le dos des
lignes budgétaires de la desserte maritime, l’analyse retenue par le
chroniqueur de France 3 permet de comprendre qu’elles auront un coût d’ordre
social incontournable : les futures Obligations de Services Publics
pourraient se faire à moindre coût financier. « Le coût de la desserte est
trop élevé... » souligne le journaliste Alain Verdi en citant Camille de
Rocca Serra, le président de la Collectivité Territoriale de Corse s’exprimant
ainsi dans Le Monde en Avril 2006.
Dans le magazine corse Kyrn d’Avril...1984, rappelle le journaliste de France
3, Pascal Lota -P.D.G. de Corsica Ferries France- écrit à propos de l’enveloppe
de Continuité Territoriale : « Pourquoi ne pas prélever 10%... afin
de financer, à fonds perdus, la construction de structures hôtelières ».
Après un quart de siècle, les propos se rejoignent. Hasard ou calcul ? interroge Alain Verdi.
Le montant d’une éventuelle « économie » est déjà calculé. Il
pourrait tourner autour de 30 millions d’euros par an. Combien coûte la
disparition de plus de 800 emplois en Corse ? C’est une question
d’appréciation politique.
Les sérieuses questions d’un parlementaire blogueur
Pourquoi, à ce jour, le ministère public n’a pas
encore mis en œuvre une procédure d’information judiciaire aux motifs de délit
de favoritisme et de détournement de fonds publics ?
C’est la question que pose depuis juin 2006 le député MRG Paul Giacobbi,
président du Conseil général de la Haute Corse. Dans son blog, le parlementaire radical ne se
prive pas d’encourager les magistrats à se mettre au travail. S’agissant du
détournement de fonds publics, le délit, affirme Paul Giacobbi, est d’ores et
déjà constitué puisque Butler Capital
Partners a déjà revendu l’essentiel des parts dont il bénéficie avant même
de les avoir rachetées. Il reste au juge d’instruction à déterminer simplement
quel a été le montant de la commission ou de la plus-value instantanée. Dans
l’affaire de la privatisation de la SNCM , quand il tire à boulets rouges, le
député Giacobbi ne se trompe pas de cible : il vise le gouvernement, parle
d’affaire glauque et dénonce un
coup monté concocté
de longue date au profit d’intérêts particuliers.
Les heureux acquéreurs de cette entreprise -blogue à part Paul Giacobbi- ont
versé en tout et pour tout 35 millions d’euros. Ils feront donc une plus-value
qui représentera au moins dix fois leur mise et ils ne prendront aucun risque
puisque l’Etat et la Collectivité territoriale de Corse leur ont publiquement
garantit, avant même que l’appel d’offres sur la délégation de service public
ne soit lancé, qu’ils en seraient les heureux bénéficiaires.
A l’évidence le parlementaire pose de bonnes questions. Il a lui aussi le
mérite d’être clair. Il ne faut pas s’étonner si personne ne se presse pour
répondre au député de la Haute Corse. A l’ère de l’Internet et de la
blogosphère , il est toujours possible de prêcher dans le désert : le plus
scandaleux de l’affaire -écrit Paul
Giacobbi- c’est que personne, ni dans la presse, ni dans la classe
politique, ne semble s’émouvoir de pareil scandale.
Le mentir vrai des polars corses
L’avenir des liaisons maritimes entre le Corse et le continent, comme le statut des sociétés qui l’assurent, n’inquiètent pas seulement les marins, des journalistes ou des parlementaires. Des romanciers s’en mêlent aussi, sans cacher leur sympathie pour la défense du service public ou leur méfiance vis-à-vis du Groupe Lota-Corsica Ferries. Ainsi Jean Pierre Orsi, auteur de plusieurs polars corses, avertit bien les lecteurs de son tout dernier roman, La nuit de San Matteo, que toute ressemblance avec la réalité serait selon la formule d’usage totalement fortuite. Le héros de son polar, le commissaire Agostini, dont l’enquête se situe durant la dernière grande grève de la SNCM, en 2005, avant la privatisation de la Société Nationale, ne se prive pas pour autant de dire ce qu’il pense de la Corsica Ferries : cette compagnie maritime n’a de Corse que le nom (sic, page 146, Editions du Journal de la Corse- Juin 2006). Sur le fond et les enjeux de la bataille navale qui oppose depuis des années la société nationale à sa rivale aux couleurs jaune, l’opinion du personnage créé par le romancier Jean-Pierre Orsi relève du pessimisme humaniste. Le commissaire Batti Agostini pense à gauche. Il gîte du côtés des syndicats, quand il imagine l’avenir des transports maritimes Corse-continent : La direction de la SNCM ne voyait d’autre issue à la crise (...) que dans la privatisation avec son lot de conséquences : licenciements massifs, réduction de la flotte, mise à mal de la continuité territoriale. (sic, page 100-101, idem).
Dans un tout autre registre, La Vendetta de
Sherlock Holmes, un pastiche, imaginant les aventures en Corse du roi des
détectives, fournissait en 2004 une description très précise des montages
financiers du Napoléon du crime, le professeur Moriarty. Fort curieusement, le
détail des montages financiers présentés à Sherlock Holmes dans ce roman
ressemble à s’y méprendre à l’organigramme des holdings contrôlant la Corsica
Ferries. Rien n’y manque, comme si l’auteur du pastiche, Ugo Pandolfi, un
pseudonyme derrière lequel se cache un ancien journaliste d’investigation,
avait pris un malin plaisir à s’inspirer d’un audit tout à fait authentique. Ce
dialogue imaginaire entre Sherlock Holmes et un lieutenant baptisé O’Near
aurait pu être annexé aux documents du comité central d’entreprise de la SNCM
tant il ressemble comme deux gouttes d’eau de mer aux analyses financières des
holdings tel Tourship Group qui contrôla jusqu’en 1998 la Corsica Ferries
France SA : « -J’ai découvert, monsieur, que les Moriartini étaient
très doués dans l’art de fabriquer ces holding company très en vogue depuis
quelques années dans les milieux financiers.
- Expliquez-vous, lieutenant ! intima Holmes en rechargeant sa pipe. -Ces
compagnies, monsieur, sont caractérisées par le contrôle des sociétés mères sur
d’autres sociétés de financement et de contrôle qui en sont les filiales. La
Tradtogo contrôle ainsi une société holding dans laquelle les Moriartini
n’apparaissent jamais. Cette holding contrôle des sociétés mères qui contrôlent
elles-mêmes seize sociétés filiales. Il y en a une à Jersey, une en Suisse, une
en Allemagne, quatre en France et neuf en Italie. Et vous ne trouverez jamais
aucune trace de la présence des frères Moriartini dans ces seize sociétés,
monsieur Holmes ! conclut O’Near .- Dans quel secteur d’activité agissent
ces filiales ? demanda Holmes. - C’est très varié, monsieur !
répondit le lieutenant. Et il faudrait aller voir de près, monsieur Holmes. Les
noms de ces différentes sociétés n’indiquent pas obligatoirement leurs
activités de manière précise. Plusieurs d’entre elles concernent des activités
de transports ou de voyages. Trois de ces filiales s’occupent même de
transports maritimes. Deux autres, au moins, se consacrent à des affaires
immobilières. Mais, j’insiste monsieur, ces sociétés n’ont aucun lien direct
avec Moriarty ou avec la Tradtogo. C’est là l’essentiel de notre dossier,
monsieur Holmes. Il permet de relier tous les montages dont Moriarty s’est
soigneusement effacé ! acheva le lieutenant O’Near. » (page 233,
Editions Little Big Man, Paris, 2004)
La Vendetta de Sherlock Holmes n’est plus guère disponible en librairie. Le
tirage est épuisé. Les curieux peuvent tout de même connaître le dénouement de
l’histoire : Sherlock Holmes en Corse est intégralement sur un blog. Son auteur ne dit pas
pour autant que la Tradtogo de l’époque de Sherlock Holmes n’est peut être
qu’un fortuit anagramme de la Banca del Gottardo, un établissement qui n’est
pas sans liens avec les finances complexes de holdings domiciliées au
Luxembourg, en Suisse ou à Bastia.
Et la moralité dans cette histoire ?
Pour la suite de la guerre maritime autour de la Corse, il suffit de choisir sa grille de lecture pour décrypter l’actualité et suivre les investigations des journalistes. Au fil des dépêches, d’articles en enquêtes comme à la fin des romans, les questions qui dérangent auront peut être retenues l’attention ? En octobre, les élus de l’Assemblée de Corse doivent se prononcer par un vote.
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