Le libre-échange ne « coûte »-t-il donc que peu d’emplois à la France ?
A l'homme de la rue qui se demande combien d'emplois le libre-échange « coûte » à la France, nombre d'économistes, même de gauche, répondent par un chiffre assez faible, par rapport au chiffre du chômage. Par exemple en 1994, Henri Sterdyniak avec ses collègues de l'OFCE, estimait dans une étude que le libre-échange « coûtait » environ 200000 emplois à la France, alors que la France était déjà dans une situation de chômage de masse. Et aujourd'hui Michel Husson (dans deux discussions avec Jacques Sapir, 1 et 2) avance un chiffre d'environ 400000 emplois, ce qui n'est pas grand chose à côté des 4 millions actuels de chômeurs plus ou moins officiels (à peine 10%). Mais ces économistes commettent d'importantes erreurs d'ordre épistémologique : le « coût » en emplois du libre-échange est en vérité bien plus élevé que les chiffres qu'ils avancent.
Une erreur de reformulation de la question du « coût » en emplois du libre-échange.
Une première erreur que commettent ces économistes, se situe dans la manière dont ils reformulent en termes techniques, cette question que se pose l'homme de la rue sur le « coût » en emplois du libre-échange.
Pour répondre à cette question, l'OFCE avait utilisé un petit modèle mathématique de l'économie française, destiné normalement à prévoir son comportement futur à court terme en cas de modification d'une ou plusieurs grandeurs significatives. L'OFCE avait laissé toutes les grandeurs prises en compte par le modèle à leur niveau de 1992, sauf le volume des importations de biens issus des pays émergents d'Asie, qu'il avait fait retomber à leur niveau de 1973, et le volume de la production en France, qu'il avait fait remonter comme si cette production s'était substituée aux importations venues d'Asie dans la consommation française. Selon le modèle mathématique, le nombre d'emplois devait alors monter d'environ 200000 par rapport au cas où aucune grandeur ne se serait modifiée.
Husson, de son côté, répond à la question du « coût » en emplois du libre-échange, en estimant par des calculs que, parmi les environ 2 millions de destructions d'emplois industriels dans les 40 dernières années, 80% sont « dues » à une amélioration de la productivité, et seulement 20% sont « dues » à un transfert d'activité vers les pays émergents, soient donc seulement 400000 destructions d'emplois dues à ce transfert d'activité.
Or, si dans les 40 dernières années, un plan de relance avait trouvé le succès, alors nous serions dans une situation de plein emploi, par définition d'un plan de relance réussi. Il n'y aurait donc pas comme aujourd'hui 4 millions de chômeurs plus ou moins officiels, mais par exemple 500000 chômeurs. Il y aurait donc 3,5 millions de chômeurs en moins si un plan de relance avait trouvé le succès, et le coût en emplois de toute entrave décisive à un tel succès est donc de 3,5 millions d'emplois. Il n'y a pas d'autre réponse honnête que celle là, qu'on puisse faire à l'homme de la rue qui se demande quel est le « coût » en emplois de telle ou telle entrave décisive à la réussite d'un plan de relance.
Or le libre-échange est une entrave décisive à la réussite d'un plan de relance, comme je l'avais montré dans un autre billet. Le coût en emplois du libre-échange est donc tout simplement de 3,5 millions d'emplois : inutile pour aboutir à ce chiffre, d'avoir recours à des modèles mathématiques ou autres calculs sophistiqués.
La première erreur des économistes qui avancent un chiffre beaucoup plus bas, est donc de produire une espèce de discours fumeux qui oublie de se poser les bonnes questions et d'y répondre.
Une erreur de méthode d'estimation du nombre de destructions d'emplois industriels « dues » à un transfert de l'activité industrielle dans les pays émergents.
Souvent, à la manière de Husson, ces économistes qui font des calculs sophistiqués pour aboutir sur un faible chiffre, présentent ce chiffre non seulement comme le « coût » en emplois du libre-échange, mais aussi comme le nombre de destructions d'emplois dans l'industrie, qui seraient « dues » à un transfert d'activité dans les pays émergents, plutôt qu'à un gain de productivité.
Or si on demande à l'un ou l'autre de ces économistes quel est le nombre d'emplois qu'il faudrait mobiliser en France pour produire les biens manufacturés que nous importons, et quel est le nombre d'emplois qui sont mobilisés en France pour produire les biens manufacturés que nous exportons, on se rendra sûrement compte qu'il ne connait pas la réponse à cette question pourtant si simple, puisqu'aucun d'entre eux (à ma connaissance) n'a essayé d'y répondre.
Ces chiffres devraient pourtant préoccuper celui qui se demande si les destructions d'emplois industriels sont principalement « dues » à un transfert d'activité dans les pays émergents ou à un gain de productivité. En effet, si le volume des biens manufacturés que nous consommons est à peu près égal au volume des biens manufacturés que nous produisons (autrement dit si nous importons un volume à peu près égal à celui que nous exportons), alors on peut en conclure que les pertes d'emplois industriels des 30 dernières années sont principalement « dues » à une amélioration de la productivité. Mais si au contraire, nous consommons un volume de biens manufacturés très supérieur au volume que nous produisons (et nous importons alors un volume très supérieur au volume que nous exportons), alors on peut en conclure que les pertes d'emplois industriels de ces 30 dernières années sont grandement « dues » à un transfert d'activité vers le reste du monde (dans les pays émergents) : les emplois perdus « à cause du » transfert d'activité, seraient alors ceux qu'il aurait fallu mobiliser en France, pour produire la différence entre le volume de biens manufacturés que nous consommons et celui que nous produisons.
Ce calcul que ces économistes n'ont pas fait, est pourtant assez facile à faire de manière rudimentaire, comme je l'ai montré dans encore un autre billet. Le tableau suivant donne les résultats de ce calcul, pour l'année 2008.
Pour diverses catégories de biens et services, il donne d'abord la valeur ajoutée calculée en volume, faite en France par l'activité produisant ces biens ou services. La valeur ajoutée calculée en volume d'une activité, est la différence entre le volume de biens ou services qu'elle a produits, et le volume de biens ou services qu'elle a utilisés lors de son processus de production. Le tableau donne ces volumes en milliards d'unités réelles de biens ou services (une unité réelle étant le volume de biens et services qu'on peut s'acheter aux USA avec 1 dollar).
Puis sont donnés les emplois en France dans les diverses branches d'activité, en millions d'emplois.
Puis sont données les productivités du travail, calculées en volume, en France dans les diverses activités, en unités réelles de biens ou services. La productivité du travail en volume est le volume que produit un travailleur en un an : elle se calcule en divisant la valeur ajoutée de la branche d'activité par le nombre d'emplois dans cette branche.
Le tableau donne ensuite les volumes de biens importés et exportés des diverses catégories, en milliards d'unités réelles de biens et services, puis le solde de la balance commerciale en volume, qui se calcule en soustrayant le volume des importations au volume des exportations. Les volumes des biens exportés et importés peuvent se calculer à partir de leurs valeurs (marchandes), en utilisant les niveaux des prix dans les pays de production de ces biens (donnés par exemple de manière assez rudimentaire par le FMI dans sa base de données World Economic Outlook).
Le tableau donne enfin les contenus en emplois, calculés en volume, des biens importés et exportés, en millions d'emplois. Le contenu en emplois, en volume (1), d'un ensemble de biens ou services, est le nombre d'emplois qu'il a fallu ou qu'il aurait fallu mobiliser en France, pour les produire. Il se calcule, de manière rudimentaire, en divisant le volume de cet ensemble de biens par la productivité en volume de la branche qui le produit. Enfin, le tableau donne le solde de la balance en emplois en volume : c'est la différence entre le contenu en emplois des exportations et celui des importations.
Quelques grandeurs en volume concernant l'économie française en 2008.
On peut donc lire sur le tableau qu'en 2008 en France :
- la valeur ajoutée en volume de la branche produisant des biens manufacturés est de 183 milliards d'unités réelles de biens et services ;
- il y a 2,6 millions d'emplois dans cette branche ;
- dont la productivité est de 69901 unités réelles par travailleur et par an ;
- le volume des importations de biens manufacturés est de 512,1 milliards d'unités réelles, et celui des exportations de biens manufacturés est de 350,8 milliards d'unités réelles, ce qui fait un déficit commercial de 161,3 milliards d'unités réelles sur les biens manufacturés (un bien manufacturé incorpore des biens naturels, immobiliers, et des services, utilisés lors de sa production, ce qui explique en partie que les chiffres de la balance commerciale en volume soient si gros par rapport à la valeur ajoutée en volume, un autre facteur explicatif important pouvant être que notre activité utilise elle-même beaucoup de biens manufacturés importés, qui s'incorporent dans le volume de sa production mais pas de sa valeur ajoutée) ;
- et enfin, il aurait fallu mobiliser en France 7,3 millions d'emplois pour produire les biens manufacturés importés, et 5 millions d'emplois ont été mobilisés pour produire les biens manufacturés exportés (à nouveau, sont comptabilisés les emplois mobilisés dans d'autres branches que la branche industrielle, pour produire des biens ou services utilisés par cette branche).
Le nombre d'emplois qu'il aurait fallu mobiliser en France, dans l'industrie ou dans d'autres branches, pour produire la différence entre les biens manufacturés que nous consommons et les biens manufacturés que nous produisons, est donc de 2,3 millions d'emplois, selon ce calcul qui reste approximatif.
D'autre part, la donnée statistique qu'est le « tableau d'entrées sorties » de la France en 2008 (consultable sur la base de données STAN de l'OCDE), nous informe que lors de son processus de production, la branche d'activité industrielle utilise un volume de biens naturels ou immobiliers et de services à peu près égal à 30% du volume de sa production : un bien manufacturé incorpore donc environ 30% de son volume, sous la forme de produits d'activités autres que l'activité industrielle, utilisés lors de son processus de production. Assez rudimentairement, on peut donc conclure que sur les 2,3 millions d'emplois qu'il faudrait mobiliser en France pour produire la différence entre les biens manufacturés que nous consommons et ceux que nous produisons, environ 1,6 millions (70% de 2,3 millions) devraient être mobilisés dans de l'activité industrielle, et 0,7 millions (30% de 2,3 millions) devraient être mobilisés dans d'autres activités pour produire des biens ou services utilisés par cette activité industrielle. Il serait possible de raffiner ces calculs en utilisant les méthodes « d'analyse entrées sorties » initiées par Leontief, et utilisant les « tableaux d'entrées sorties » et les « matrices inverses de Leontief » qu'on peut en dériver (à la manière expliquée par Jean-Marie Cardebat dans son livre La mondialisation et l'emploi).
Ces chiffres sont à nouveau très au dessus de ceux avancés par l'OFCE et Husson. Des chiffres plus en phase avec ceux calculés ici ont quand même été donnés par Sapir dans un article paru il y a quelques temps dans la presse : selon lui ce phénomène de transfert sur la seule grosse dernière décennie serait « la cause » d'environ 1 à 1,2 millions de destructions d'emplois industriels ou dans d'autres branches d'activité. Encore une fois en tout cas, les économistes qui avancent des chiffres très bas oublient de se poser certaines questions auxquelles il aurait été bon qu'ils essaient de répondre (avec d'ailleurs le savoir-faire qui est le leur).
Une erreur de conception du « Bien » et du « Mal ».
Mais finalement, pourquoi ces économistes sont-ils incapables de se poser les bonnes questions ? Pourquoi n'est-il pas évident pour eux comme pour le premier venu, que le « coût » en emplois de toute entrave décisive à la réussite d'un plan de relance, est la différence entre le chômage de masse auquel on est condamné sans relance réussie, et le plein emploi que permet une relance réussie ? Pourquoi d'ailleurs sont-ils incapables de voir que le libre-échange est une entrave décisive à la réussite d'un plan de relance, alors même que cela a été mis en évidence par des événements importants de l'histoire économique récente de la France, plans de relance ratés des gouvernements Chirac en 1975 et Mauroy en 1982 (magistralement décrits pas Alain Cotta dans La France en panne), ainsi que par des éléments, connus depuis des décennies, des théories keynésiennes, comme la « loi de Thirlwall » ou le « multiplicateur keynésien en économie ouverte » ? Pourquoi n'ont-ils pas cherché à savoir combien d'emplois devraient être mobilisés en France pour produire ce que nous importons, et combien d'emplois sont mobilisés pour produire ce que nous exportons, alors qu'il existe même des méthodes raffinées du genre inventé par Leontief, pour faire ces calculs (même s'il n'est peut-être pas facile de biens connaître les niveaux des prix dans le monde, autrement que de manière rudimentaire grâce à la base de données du FMI) ?
Peut-être que, comme le disait dans une de ses rares tribunes le seul « prix Nobel » d'économie français, Maurice Allais, qui militait contre le libre-échange depuis au moins 1998 et jusqu'à sa mort récente : « il n'y a pire aveugle que celui qui ne veut pas voir ».
Peut-être donc qu'avant tout, ils ne veulent pas voir, parce qu'ils considèrent le protectionnisme comme le « Mal », indépendamment des conséquences du libre-échange sur l'emploi en France. Dans leur esprit, « l'idée du Bien » commanderait à la France de vivre dans un régime de libre-échange. Il ne serait dès lors pas nécessaire de faire des raisonnements économiques ou d'observer le monde, pour savoir a priori, que le libre échange ne peut être une cause décisive du chômage de masse en France. Et si la raison ou l'observation en venaient à rendre évident, même au premier venu, que le libre-échange est bien une cause décisive du chômage de masse, alors il faudrait surtout se fermer à la raison et à l'observation, car alors le monde aurait une complexité morale qui serait insupportable : « l'idée du Bien » nous commanderait donc de nourrir de manière décisive ce grand « Mal » qui ronge la France, qu'est le chômage de masse ? Mais comment est-ce possible ? Ce qui est si « Bon » pour le développement des pays émergents, serait donc en même temps « Mauvais » pour certains français qui sont exposés à une concurrence portant sur le critère du cout du travail ? Impossible, pour eux finalement, de concevoir « l'idée du Bien », ou au moins une morale d'hommes d'ici-bas, de telle manière qu'elle ne nous commande pas de détruire l'activité, l'emploi, et par là la cohésion en France. Impossible aussi pour eux de concevoir ces choses de manière compatible avec un principe de solidarité nationale, qui voudrait que le coût de notre engagement dans une relation au reste du monde, se répartisse équitablement à nous, sans que les plus riches profitent de cette relation, tandis que les plus pauvres d'entre nous en pâtissent considérablement. Le problème le plus fondamental sur lequel ils butent est donc peut-être tout simplement un bête problème éthique... N'y a-t-il donc pas des passerelles reliant la tour d'ivoire des économistes et celle des philosophes ? Voire des échelles pour descendre de temps en temps de la tour d'ivoire, au cas où il n'y aurait pas, même dans le cœur et l'expérience des gens qu'on croise dans la rue, la ressource nécessaire pour affronter les problèmes éthiques ?
Notes.
1. Il ne faut pas confondre le contenu en emplois calculé en volume d'un ensemble de biens et services, et son contenu en emplois calculé en valeur. Le contenu en emplois en valeur, est le nombre d'emplois qu'il aurait fallu mobiliser en France, pour produire un ensemble de biens et services des mêmes catégories et ayant la même valeur (alors que le contenu en emplois en volume est le nombre d'emplois qu'il aurait fallu mobiliser en France pour produire l'ensemble de biens et services lui même, ou bien encore, un ensemble de biens et services des mêmes catégories, et ayant un même volume).
Le contenu en emplois en valeur des biens échangés par la France, a été calculé dans une plutôt récente étude de l'INSEE citée par Husson. Le contenu en emplois en volume des biens importés par un pays riche comme la France, est nécessairement très supérieur à son contenu en emplois en valeur : en effet le niveau des prix étant bien plus élevé en France que dans les pays pauvres et émergents (et même, en 2008, que dans beaucoup de pays riches), quand on produit en France un ensemble de biens et services qui ont la même valeur que des biens et services produits dans les pays émergents, ceux-ci ont par contre un plus petit volume. Comme ils ont un plus petit volume ils mobilisent moins d'emplois en France que s'il avait produire un ensemble de biens et services ayant un même volume. Par contre les contenus en emplois des exportations sont identiques en valeur et en volume. Ainsi, pour un pays comme la France, la balance en emplois en volume, qui recense les contenus en emplois en volume des biens échangés, a nécessairement un déficit bien plus accentué que celle en valeur, qui recense les contenus en emplois en valeur des biens échangés.
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