Le modèle de production linéaire de von Neumann
Un esprit réputé parmi les plus brillants du XXe siècle, à la fois mathématicien, logicien, physicien et économiste. John von Neumann, né à Budapest, rejoignit les Etats-Unis en 1932 après un passage par Berlin. Voici un peu de lecture pour ceux qui veulent penser à autre chose qu’au Covid-19.
- Préliminaires
L’histoire commence en 1918 avec la parution de « Theoretische Sozialökonomie » de l’économiste suédois Gustav Cassel. Dans cet ouvrage très peu mathématique apparaissent, de façon un peu impromptue, des équations qui contribuèrent à le rendre célèbre, surtout par l’influence qu’elles exerceront sur d’autres économistes.
Ces équations rappellent les équations de l’équilibre général de Léon Walras (1874), mais Cassel ne cite même pas le nom de son prédécesseur.
Il y a quatre grands groupes d’équations dans lesquels interviennent n produits de consommation (indicés i) et r facteurs de production (indicés j). Les variables sont les p (prix des produits de consommation), les q (prix des facteurs), les a (coefficients techniques), les N (demande des produits), les S (offre des produits) et les R (offre de facteurs).
Le prix des produits s’égalise avec leur coût de production :
ai1.q1 + ai2.q2 + … + air.qr = pi pour i = (1…n) (6.1)
Connaissant ces prix, on peut en déduire les demandes :
Di = Fi (p1, p2, … , pn) pour i = (1…n) (6.2)
Ces demandes doivent être égales aux offres :
Di = Si pour i = (1…n) (6.3)
Connaissant l’offre des produits, on peut en déduire la demande qui sera faite des différents facteurs de production, et celle-ci doit s’adapter à leur offre :
Rj = a1j.S1 + a2j.S2 + … + anj.Sn pour j = (1 …r) (6.4)
Sur base de cet enchaînement, Cassel conclut à l’existence de l’équilibre, sans avoir à procéder à un comptage global des équations et des inconnues[1].
Les hypothèses simplificatrices sont :
- la consommation des ménages est indépendante de la vente des facteurs
- les coefficients techniques aij sont fixes (malgré le principe de substitution)
- l’offre des facteurs (les Rj) est fixe. Les conclusions mitigées du chapitre consacré aux facteurs ne démentent pas cette hypothèse mais ne la confortent pas non plus.
Cassel affirmait que la théorie de l’utilité marginale est parfaitement inutile. L’équation (6.2) fait dépendre la demande directement des prix, sans référence à l’utilité. Il s’agit d’une différence importante avec Walras.
Le « colloque viennois » et le modèle de Wald
Le livre de Cassel eut un certain retentissement ; c’est par lui que la pensée walrassienne s’introduisit à Vienne. Dans la capitale autrichienne entre les deux guerres, de jeunes mathématiciens d’Europe centrale. Karl Menger (le fils de Carl Menger), Karl Schlesinger, Hans Neisser, Abraham Wald et d’autres se mobilisèrent sur la problématique de l’équilibre général et tentèrent d’améliorer le modèle Walras-Cassel.
Première avancée, la démonstration de l’existence de l’équilibre général par Walras n’était pas satisfaisante d’un point de vue mathématique. L’égalité entre le nombre d’équations et le nombre d’inconnues n’est ni une condition suffisante, ni une condition nécessaire pour l’existence d’une solution d’équilibre. Wald apportera une nouvelle démonstration de cette existence, fondée sur la programmation linéaire, encore en développement à cette époque.
Deuxième avancée : « Professor Neisser remarked that the casselian system might have negative values of prices or quantities as solution. Negative quantities are clearly meaningless and at least in the case of capital and labor, negative prices cannot be regarded as acceptable solutions since the supply at those prices would be zero »[2]. Comment nos mathématiciens ont-ils résolu ce problème ?
Rappelons-nous deux égalités fondamentales du modèle Walras-Cassel :
- l’égalité (6.4) entre l’offre (la quantité disponible) d’un facteur et la demande de ce facteur.
- l’égalité (6.1) entre le prix des produits et leur coût de production.
La solution consiste à remplacer ces égalités par des inégalités, moyennant l’ajout d’une contrainte collatérale. Le prix doit être inférieur ou égal au coût de production, mais s’il est inférieur, la quantité sera nulle ; l’offre du facteur doit être supérieure ou égale à la demande mais si elle est supérieure, le prix doit être nul (bien libre).
Le modèle de Wald de 1936
Wald adapte le système d’équations de son prédécesseur. Présentons le en gardant la notation de Cassel :
Rj = a1j.S1 + a2j.S2 + … + anj.Sn + uj (j = 1…r) (6.5)
uj.qj = 0 (j = 1…r) (6.6)
pi = Sj=1,r aij.qj (i = 1…n) (6.7)
pi = fi(S1…Sn) (i = 1…n) (6.8)
- L’équation (6.5) correspond à (6.4) avec en plus le terme uj qui représente à la part non utilisée du facteur j, qui sera nulle si le facteur est rare. C’est une manière de transformer la première égalité cassellienne en inégalité (cf. supra).
- L’équation (6.6) dit que soit le prix, soit la quantité non utilisée du facteur doit être nul. C’est la contrainte collatérale mentionnée cidessus. Walras et Cassel avaient simplement éliminé les facteurs non rares de leur modèle ; Wald estime qu’un facteur n’est pas rare par nature, mais que sa rareté est ellemême une variable endogène. « Whether factors are free or scarce cannot be considered, a priori, a datum of the economy ; it can only be determined on the basis of the production equations »[3].
- L’équation (6.7) correspond à (6.1).
- Enfin, (6.8) cumule (6.2) et (6.3), mais on remarque avec étonnement que Wald inverse la relation entre le prix (pi) et la quantité échangée (Si) généralement admise.
Les inconnues sont les uj, qj, pi, si,. Wald a démontré l’existence d’une solution non négative unique pour le système d’équations (6.5 à 6.8), pour autant que soient satisfaites les conditions suivantes :
-
- Il n’y a pas d’épargne
- une seule technique de production est possible par produit (coefficients fixes)
- Ri > 0 : existence d’une quantité positive de chaque facteur
- aij ≥0 : la quantité d’un facteur utilisée dans la production d’un bien ne peut être négative
- pour chaque bien, au moins un facteur est nécessaire à sa production
- La relation entre le prix et la quantité demandée est continue
- La demande d’un bien ne s’annule que lorsque son prix devient infiniment grand.
- Si l’on observe les équations (6.7), les aij constituent une matrice de r colonnes et n lignes. Elle doit être de rang r.
- Last but not least, Wald impose une restriction sur la fonction de demande, qui revient à formaliser la condition que le comportement des consommateurs doit être rationnel. Examinons-la de plus près.
Supposons qu’une économie passe d’un système de prix p à un système p’[4]. Considérons la fonction de demande générale, c’est-à-dire multiproduits[5] que nous notons d. Le changement la fait passer à d’[6]. La demande (partielle) de certains biens augmente alors que d’autres biens voient la leur baisser. Valorisons les vecteurs d et d’ à l’ancien système de prix p et supposons que la dépense totale d’.p ne soit pas supérieure à d.p. Selon le postulat de Wald, on peut en inférer que valorisée au nouveau système de prix p’, la dépense d’.p’ doit être inférieure à d.p’. En effet, si lorsque le système de prix valait p, le lot de biens d était préféré à d’, il doit rester préféré à d’ lorsque le système de prix s’établit à p’ et seule une motivation budgétaire peut expliquer le déplacement de la demande de d à d’.
Cette neuvième condition est importante ; elle sera plus tard appelée axiome faible de la préférence révélée, et deviendra un pilier de la théorie moderne du consommateur.
Jusqu’ici, Wald considérait la demande du marché, mais l’axiome de la préférence révélée peut aussi convenir pour caractériser la demande d’un consommateur individuel. Le fait que cette condition soit satisfaite au niveau du marché n’implique nullement qu’elle le soit au niveau des individus qui le composent. Par contre, si elle est vérifiée au niveau de tous les consommateurs individuels, il est statistiquement peu probable (mais non impossible) qu’elle ne le soit pas au niveau du marché.
Wald remarque que son système produit, non des prix relatifs comme on aurait pu s’y attendre et comme il eût été logique, mais des prix absolus. L’équation (6.8) norme en fait implicitement le système en liant les quantités aux prix.
- von Neumann : le modèle de production linéaire
Son article « A Model of General Economic Equilibrium » (1937) fait avancer la problématique qui nous occupe à de nombreux égards. Comme son titre l’indique, il s’agit toujours de démontrer l’existence d’un équilibre général. Par rapport aux modèles précédents, principalement celui de Wald, de nombreuses améliorations sont apportées :
- L’input de la production comporte non seulement des facteurs primaires mais également des biens produits. A la manière de Sraffa, les marchandises sont produites par des marchandises (processus dit « circulaire »). Un bien peut être un input de sa propre production, des biens différents peuvent se servir d’input mutuellement.
- Wald avait remplacé l’égalité (6.4) du modèle de Walras-Cassel par une inégalité. von Neumann reprend l’inégalité de Wald et fait de même pour la égalité (6.1). Du fait de la concurrence qui rabote le profit, il reste exclu que le prix soit supérieur au coût de production. Par contre, le prix d’équilibre peut être inférieur au coût de production ; dans ce cas, on impose la condition que la quantité produite soit nulle, car la production ne serait pas rentable.
- von Neumann se départit des coefficients fixes de Cassel. Un même bien peut être produit par plusieurs combinaisons différentes d’inputs, que nous appellerons activités. Le nombre de combinaisons produisant un bien est fini, ce qui nous éloigne des isoquantes qui comportaient une infinité de combinaisons entre les facteurs de production.
- Le modèle est dynamique. Le temps est divisé en périodes. A chaque période, l’output de la période précédente devient l’input de la nouvelle période. La croissance économique est présumée. Comme chez Cassel, le concept est celui d’une croissance semi-stationnaire. La répartition de la production ne change pas mais seulement son échelle, qui croît à un rythme régulier.
von Neumann a réellement inventé un nouveau type de fonction de production. Voyons comment elle se présente.
Une économie produit n biens (indice j) par l’exercice de m activités (indice i). Dans chaque activité, différents biens interviennent comme input et comme output. Lorsqu’une activité comporte plusieurs outputs, on a affaire à une production jointe.
Pour chaque activité, on définit un peu arbitrairement un niveau d’activité unitaire. Le niveau unitaire de l’activité ne correspond pas nécessairement à une unité du produit, parce que précisément une activité peut avoir plusieurs produits différents dans son output. Ce niveau unitaire est une abstraction.
Pour décrire la production d’une économie, von Neumann a besoin de deux matrices et un vecteur :
- La matrice A donne les inputs des différents biens dans les différentes activités. Ses composants sont les aij, qui représentent la consommation du bien j par l’activité i lorsqu’elle est à son niveau unitaire. Si le bien j n’entre pas dans l’activité i, aij sera nul.
- La matrice B donne les outputs des différents biens dans les différentes activités. Ses composants, les bij, indiquent la quantité du bien j qui sort de l’activité i lorsqu’elle est conduite à son niveau unitaire. Si le bien j ne sort pas de l’activité i, bij sera nul.
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Matrice A |
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Matrice B |
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a11 |
… |
a1j |
… |
a1n |
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b11 |
… |
b1j |
… |
b1n |
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… |
… |
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… |
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… |
… |
… |
… |
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ai1 |
… |
aij |
… |
ain |
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bi1 |
… |
bij |
… |
bin |
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… |
… |
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… |
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… |
… |
… |
… |
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am1 |
… |
amj |
… |
amn |
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bm1 |
… |
bmj |
… |
bmn |
- Comme les matrices A et B indiquent la circulation des biens quand les différentes activités sont à leur niveau unitaire, il faut préciser à quel niveau (combien d’unités abstraites) sont conduites les différentes activités. Soit xi, le niveau de l’activité i. Le vecteur x, à m éléments x1…xm, synthétise ces informations. Comme aux différentes échelles des activités, les coefficients aij et bij restent identiques, les rendements d’échelle sont constants.
L’une des simplifications excessives de ce modèle est que la consommation n’y apparaît pas en tant que telle. La consommation est considérée comme l’input des fournisseurs de facteurs primaires. Vu sous cet angle, le beurre est un input de l’acier car il est nécessaire pour faire vivre ceux qui travaillent dans cette branche et que le travail n’intervient pas en tant que tel dans le modèle.
Voyons maintenant le modèle. Les ingrédients en sont :
- les coefficients aij et bij.
- le vecteur x de l’échelle de production des différentes activités, dont on peut déduire la quantité produite des différents biens.
- le vecteur p des prix des n biens.
- r, le taux d’intérêt d’une période à la suivante
- g, le taux de croissance de la production d’une période à l’autre.
Les inconnues sont x, p, r et g. Dans la solution d’équilibre, x comportera des valeurs nulles pour toutes les activités non rentables.
Le modèle s’articule autour de deux inéquations fondamentales :
(1+g).Si=1 à m aij.xi ≤ Si=1 à m bij.xi (6.9)
En quantité, l’output vaut l’input multiplié par (1+g). Plus précisément, on accepte que le membre de gauche puisse être inférieur mais alors certains facteurs seront libres et leur prix sera nul. C’est l’inégalité de Wald.
(1+r).Sj=1 à n aij.pj ≥ Sj=1 à n bij.pj (6.10)
En valeur, l’output vaut l’input multiplié par (1+r). Plus précisément, on accepte que le membre de gauche soit supérieur, mais alors la production n’est pas rentable et la quantité produite (et donc xi ) sera nulle. C’est l’inégalité introduite par von Neumann.
von Neumann démontre que le problème a une solution en faisant appel à des progrès mathématiques récents (notamment le théorème du point fixe de Brouwer) :
A l’arrivée, von Neumann obtient le résultat suivant :
r = g avec 1+r = 1+g = f(x,p) (6.11)
où
f(x,p) = Si=1 à m Sj=1 à n bij.xi.pj / Si=1 à m Sj=1 à n aij.xi.pj (6.12)
f(x,p) correspond au rapport de la valeur totale de l’output sur la valeur totale de l’input. Tout en restant prudent car les deux approches diffèrent, on peut rapprocher le f(x,p) de von Neumann avec le (1+R) de Sraffa.
L’équation (6.11) exprime que l’équilibre de von Neumann implique l’égalité entre r (le taux de profit) et g (la croissance de la production). Cette égalité se retrouvera plus tard fréquemment dans des modèles de croissance, en tant que condition de la maximisation de la consommation ; elle est connue sous le nom de la règle d’or de la croissance.
Kurz met en évidence certaines similitudes entre von Neumann et Sraffa :
- L’équilibre général est un équilibre à long terme basé sur un taux de profit uniforme.
- La production est conçue comme un flux circulaire. Chaque bien est susceptible d’apparaître non seulement comme output mais également comme input dans la production.
- La relation entre le salaire et l’intérêt est telle que l’une des variables est endogène et l’autre exogène. Chez von Neumann, c’est nécessairement le salaire (ou plutôt son fantôme) qui est exogène ; chez Sraffa, c’est indistinctement l’un ou l’autre.
- von Neumann utilise la même astuce que Sraffa pour le capital fixe. Le bien capital d’âge t apparaît parmi les inputs et le bien capital d’âge t+1 du côté des outputs.
[1] Le nombre d’équations (3n+r) est certes égal à celui des inconnues (pi, Di, Si, qj), mais Cassel ne justifie pas l’existence de l’équilibre par cette égalité.
[2] Arrow Kenneth J., Gérard Debreu (1954) « Existence of an Equilibrium for a Competitive Economy » in Econometrica, vol 22 n°3 p. 288
[3] Wald Abraham (1951) « On some Systems of Equations of Mathematical Economics » in Econometrica, vol 19 n°4, p. 371
[4] p est le vecteur (p1,p2,…pn) et p’ est le vecteur (p’1,p’2,…p’n), dont les éléments sont les prix des n biens.
[5] Cette fonction de demande, non dessinable, fait correspondre une combinaison de quantités de l’ensemble des biens pour chaque combinaison des prix de l’ensemble des biens. Cette conception de la fonction de demande est la seule qui soit rigoureuse scientifiquement.
[6] d et d’ sont également des vecteurs à n éléments.
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