Le revenu de base dans une situation de crise
Tout le monde ne parle aujourd’hui que de crise écologique, de crise de la gouvernance politique et surtout, depuis quelques temps, de crise financière et économique, un thème qui agite beaucoup les médias en tout genre. C’est vrai : Sur les places boursières, les grandes multinationales ont perdu depuis le début de l’année jusqu’à 20% de leur capitalisation, secteur financier en tête, ce qui représente quelques centaines de milliers de milliards partis en fumée, au moment précis où dans les pays dits riches, les Etats sont en train de raboter leur système de protection sociale, histoire de faire quelques économies de bout de chandelle et ainsi de convaincre ceux qui en ce moment sont assis sur leur argent que tout n’est pas fini et que ça va bien finir par s’arranger. Autant le dire : Nous nageons en plein délire.
Pendant ce temps, dans ces mêmes pays, en marge des discours dominants, largement ignorées du grand public, certaines personnes se sont mises ensemble et ont fondé (déjà en 2001) un réseau international, pas encore un grand mouvement social, pour défendre une idée nouvelle : À la place de la forêt des déductions fiscales, allocations et autres retraites plancher actuelles, ils proposent de distribuer un revenu de base inconditionnel (ailleurs, on l’appelle dividende social ou allocation universelle) à tous leurs concitoyennes et concitoyens, de manière à leur permettre de se libérer de la contrainte… du travail, de cet emploi rémunéré conditionnant la survie et que l’on ne trouve plus en quantité et qualité suffisante, qui diminue d’année en année, par delà les vagues conjoncturelles de l’économie au jour le jour. Enfin, avec la sécurité inconditionnelle apportée par ce revenu de base, les gens devraient pouvoir choisir eux-mêmes l’activité avec laquelle ils souhaitent contribuer au progrès social, sur le marché du travail ou à côté, dans des entreprises associatives, et ainsi, de concert avec l’innovation technologique, jeter les bases d’une économie postindustrielle enfin respectueuse de la nature.
Dans ce qui suit, Bernard Kundig, docteur en sciences sociales et vice-président de la section suisse de ce réseau pour le revenu de base[1, mais aussi bon connaisseur de la Grèce, pays avec lequel il entretient depuis plus de trente ans des relations professionnelles et personnelles, se base sur l’hypothèse que l’on pourrait aussi considérer ce « revenu d’existence » comme une mesure de rationalisation sociale permettant même dans des cas extrêmes comme celui de la Grèce, d’assainir les finances publiques sans étouffer l’activité économique. De la sorte, il serait possible non seulement de sauver la société des embûches de la décroissance et de la panique qu’elles provoquent aujourd’hui, mais aussi de créer les conditions d’un changement de paradigme économique et social viable, attendu que ce que nous vivons en ces temps agités ressemble étrangement à la chute de l’empire romain.
Dans ce qui suit, après avoir posé son diagnostic de la crise grecque, l’auteur présente le revenu de base de la manière esquissée.
@font-face font-family : « Arial » ; @font-face font-family : « Cambria » ; p.MsoNormal, li.MsoNormal, div.MsoNormal margin : 0cm 0cm 0.0001pt ; font-size : 12pt ; font-family : « Times New Roman » ; span.MsoFootnoteReference vertical-align : super ; div.Section1 page : Section1 ;[1] Basic Income Earth Network.I Le cas de la Grèce
Les premières analyses sérieuses proposées pour sortir la Grèce de la crise étaient généralement unilatérales, parce que limitées à la partie strictement budgétaire du problème posé. Dans cette optique, on ne tenait compte que de l’aspect « extérieur », c’est-à-dire de la dette publique dans un cadre international et de tous les problèmes qui en ont résulté pour l’Etat grec, confronté au trio FMI, BCE et Union Européenne (Troïka) ainsi que, last but not least, aux marchés financiers du monde entier.
Dans le premier plan d’austérité appliqué en urgence, la Grèce n’a pas eu le choix : Il fallait se soumettre aux instructions de ceux qui empêchaient le pays de faire faillite tout de suite. Mais comme tout le monde le sait aujourd’hui, ce plan n’a pas fonctionné, ce qui au fond était prévisible. Ce plan ne s’attaquait qu’au symptôme financier d’une pathologie économique et sociale. Sans changer radicalement les structures de l’économie, en se contentant d’une approche comptable visant à rétablir l’équilibre à la fois en coupant dans les dépenses publiques et en augmentant les impôts, ces mesures n’ont réussi qu’à rajouter la récession[1] à la crise de la dette. Alors que les coupes dans les dépenses faisaient baisser le pouvoir d’achat, en particulier celui de la population modeste et d’une partie de la classe moyenne, les hausses d’impôts, au lieu de remplir les caisses de l’Etat, ne provoquèrent que de l’inflation.
Si les Grecs n’ont pas fait la révolution, mis à part le fait qu’ils n’avaient pas d’alternative crédible, c’est parce qu’ils étaient résignés et déprimés, et parce qu’ils se sentaient tout de même un peu responsables de ce qui leur arrivait. Cela dit, ils ont quand même remporté une bataille morale : Ils ont montré au monde entier qu’ils étaient prêts à tout faire[2] pour honorer leurs engagements et que, s’ils n’ont pas réussi cette fois-ci, ce n’était pas de leur faute, mais de celle de leurs nouveaux tuteurs.
Ils pouvaient même prendre une posture qu’ils affectionnent, celle de la victime. Car on n’aurait pas attendu autant d’incompétence de la part des autorités internationales de tutelle. Les Grecs saignaient pour rien, pour un plan inefficace, sans issue. Du coup, certains d’entre eux se sont malgré tout révoltés, se sont indignés. Ils refusaient de payer pour les autres, car il est vrai que les Grecs qui ont endetté la Grèce ne sont pas les mêmes que ceux qui paient la facture.
Dans ce contexte, une certaine responsabilité va à la classe politique grecque, qui n’a jusqu’à aujourd’hui pas trouvé le chemin de l’union nationale, mais reste essentiellement divisée en deux partis antagonistes dont l’un cherche surtout à profiter des déboires de l’autre pour le remplacer au pouvoir, en proposant des alternatives complètement insensées et démagogiques pour se légitimer, provoquer des élections anticipées et ramasser des votes.
Mais revenons à notre propos initial. La Grèce se trouve aujourd’hui encore dans une impasse. Pour se sortir de cette situation déprimante et sans issue, il faut se dégager de l’aspect purement financier et comptable de la situation et tenter une analyse plus large, comportant des éléments économiques, historico-politiques, juridiques, et même culturels. Et surtout : Une analyse tenant compte du fonctionnement structurel de l’économie et de la société grecque.
Cela mérite tout de même d’être rappelé : Il n’y a pas si longtemps, l’opinion publique de ce pays s’insurgeait contre la corruption endémique du système économique et politique, contre l’impunité générale et contre les magouilles en tout genre. Et maintenant, par quel tour de passe-passe serions-nous devenus soudain les victimes de financiers new-yorkais ou allemands ? Comment avons nous pu remettre le disque de la pauvre Grèce, l’éternelle victime, autrefois des Vénitiens, des Turcs, des Anglais, des Bavarois, des Américains, et maintenant de l’Euro ?
Voilà deux discours qui, pris isolément, sont nuls et même dangereux, alors que toute la question est de les relier correctement. Voyons cela :
Les joies et les dangers de l’endettement
Je ne prétends pas que la Grèce soit redevable à 100% de ses dettes ; à mon avis, les responsabilités sont partagées. On pourrait dire : fifty-fifty. Il est un fait qu’avec l’entrée dans la zone euro, la Grèce est entrée dans une phase caractérisée par l’ « argent facile » : on a construit un nouvel aéroport national, des autoroutes, le métro d’Athènes, modernisé le réseau téléphonique, etc. etc., mais on a construit à crédit. En 2004, Athènes a organisé de magnifiques et très symboliques jeux olympiques… encore à crédit. L’Etat aussi bien que les entreprises et les ménages ont de plus en plus fonctionné à crédit, parce qu’il était facile de s’endetter en euros avec des taux d’intérêt aussi faibles qu’en Allemagne ou en France, mais dans une économie dont les structures rappellent plutôt les pays arabes.
De la part des préteurs, était-ce une folie ou alors une escroquerie ? On croyait à la solvabilité de l’Etat grec parce que la Grèce faisait partie de la zone euro et que l’euro était une monnaie forte. Qui achetait les obligations grecques ? Pas seulement des banques, toute sorte de personnes et d’institutions ayant besoin de placer de l’argent, y compris des caisses de pension de travailleurs allemands ou anglais ! Une lourde part de responsabilité va à la Commission Européenne, qui n’a pas suffisamment contrôlé les comptes grecs, mais aussi aux pays « riches » de la zone euro, qui n’ont pas voulu que la Commission ait un droit suffisamment étendu pour contrôler efficacement les comptes des Etats membres.
Par ailleurs, les dettes grecques allaient financer autant de commandes pour l’économie allemande[3], française et autres. Pour qu’il y ait des pays exportateurs nets, il faut aussi des pays importateurs nets, c’est de la simple logique. Les économies « performantes » de la zone euro ont ainsi pu obtenir des marchés supplémentaires, y faire des bénéfices et alimenter les finances publiques de leur pays, tout en conservant ou augmentant leurs emplois. La même chose est vraie pour tous les autres pays exportant vers la Grèce – qui a ainsi paradoxalement contribué à leur croissance et à limiter leurs déficits publics.
En revanche, si nous tournons notre attention vers l’intérieur du pays, vers l’économie et la politique grecque, force est de constater que le passage à l’euro n’a été autre qu’un cadeau empoisonné. À la différence de la Turquie[4] par exemple, qui, il y a une dizaine d’années, avec une inflation galopante, se trouvait en pleine stagnation économique et ne pouvait pratiquement compter que sur ses propres forces, la Grèce a été l’enfant gâté de l’Europe : Déjà avant l’euro, à l’époque des fameux « plans Delors », l’argent affluait vers le pays pour y disparaître dans les entrailles de la bureaucratie nationale et locale. Aucun contrôle digne de ce nom : Pour les Européens, l’essentiel était de soutenir les finances d’un pays largement consommateur de leur produits – et peu importe si tous les projets officiellement financés n’avançaient pas. Les salaires étaient distribués, les bénéfices répartis et les commissions occultes distribuées, de sorte que tout le monde était satisfait : sur le papier, l’économie grecque connaissait une croissance respectable. Sans disposer de cadastre[5]…
Au début du troisième millénaire, une économie nationale pouvait se payer le luxe de consommer « européen » tout en produisant à l’africaine. Déjà depuis la fin de la guerre civile (1949), la croissance de la production ne suivait pas – de loin – celle de la consommation, mais le pays pouvait compenser son déficit commercial vis-à-vis de l’étranger avec des rentrées d’argent non commerciales (Plan Marshall, transferts des émigrés, etc.). Après l’entrée dans l’Union Européenne, cette contradiction s’est encore approfondie. Tout un peuple dont la mentalité était restée patriarcale et féodale, tout juste apte aux déplacements à cheval ou sur des ânes, avait un accès grandissant aux produits de l’intelligence capitaliste moderne, aux appareils ménagers comme à l’automobile. Avec le passage à l’euro, le recours au crédit bon marché a nettement accru cette faiblesse des « fondamentaux » grecs.
Presque pendant une dizaine d’années, profitant d’un environnement international extrêmement favorable, la société grecque a réussi à augmenter son niveau de vie tout en restant totalement immobile sur le plan institutionnel et politique. Presque tout le monde avait compris que le pays avait un urgent besoin de réformes structurelles, que nous ne vivions plus en marge de l’Empire Ottoman mais dans une économie mondialisée hyperconcurrentielle. Mais quel politicien aurait pu faire passer ces réformes qui s’attaquaient au pouvoir de tous ces petits et moyens privilégiés, aux corporations et même aux syndicats, menaçant le repos de tous les employés de la fonction publique, et surtout : des réformes qui auraient scié la branche sur laquelle étaient assis la grande majorité des politiciens eux-mêmes ? Cela aurait été du suicide, inefficace, même pour la patrie… Donc, les scandales se sont succédés, pointe visible d’un iceberg de corruption flottant sur une économie dont la partie souterraine est estimée à 1/3 du PIB.
Enfin, la seule loi qui disciplinait encore tant soit peu les Grecs, la loi morale a elle aussi subi les assauts de l’argent facile. À ma connaissance, dans aucun pays au monde, l’enrichissement est moins le résultat du travail et de l’efficacité productive qu’en Grèce. Les bons travailleurs y sont généralement punis, les « amis du chef » récompensés. Les organisations y sont trop hiérarchisées (nombre de cadres par rapport au personnel productif), tandis qu’il y a toujours beaucoup de flou autour des responsabilités réelles (Voir l’illustration en page 6). Résultat : Aujourd’hui, les ¾ du déficit courant servent à payer les intérêts de la dette.
La responsabilité des investisseurs
On ne prête pas aux pauvres, c’est bien connu. Cela peut paraître injuste, mais reste rationnel, car les pauvres risquent de ne pas pouvoir honorer leurs dettes. Par conséquent, un investisseur (une banque, une assurance, une caisse de pension, un particulier, etc.) est amené à vérifier la solvabilité de l’entreprise où il place son argent ; si celle-ci est douteuse, il va soit s’abstenir soit demander un taux d’intérêt plus élevé pour compenser le risque accru qu’il prend. C’est l’ABC des marchés financiers.
Depuis toujours, on prête aussi aux Etats. Pendant longtemps, les Etats modernes ont même été considérés comme comptant parmi les débiteurs les plus sûrs ; les obligations d’Etat ou « bons du Trésor » étaient préférés par les investisseurs soucieux de préserver leur capital quitte à n’en tirer qu’un intérêt modique. C’était presque comme acheter de l’or.
Cependant, déjà durant le vingtième siècle, de nombreuses turbulences sont venues donner tort à cette opinion. Tout d’abord, les pays industriels ont eu besoin d’emprunter pour soutenir leur croissance économique, et après avoir obtenu leur indépendance politique, les anciennes colonies ont obtenu des crédits de développement fondés sur le même principe. Sauf que ce n’était pas des pays modernes et industrialisés, mais plutôt des candidats à un développement plus ou moins copié sur celui qui triomphait en Occident.
C’était une nouveauté : De peur de les voir entraînés par les sirènes du communisme, on a plus ou moins généreusement fait crédit aux pauvres pays du Tiers Monde. On prêtait donc aux pauvres, en tout cas depuis que la politique s’en mêlait ! La facture n’a pas tardé à venir : Il a fallu effacer un grand nombre de dettes qui, au lieu de favoriser le développement, avaient soumis les budgets de ces Etats à la dictature des intérêts. Et quand on a refusé l’évidence, il a fallu amortir des restructurations, cessations de paiements et autres formes de faillites publiques (Argentine, Mexique).
Traditionnellement, avant de prêter aux Etats, pour calculer leurs risques, les investisseurs se basaient sur la réputation de leurs monnaies sur le marché des devises. On parlait alors de monnaies « fortes » et de monnaies « faibles » — une méthode qui avait un sens tant que l’évaluation de la monnaie faisait en même temps office d’appréciation de la compétitivité d’une économie nationale.
Mais de ce point de vue, la Grèce se trouve dans une situation particulière, qu’elle partage avec tous les pays membres de la zone euro. Elle n’a pas le pouvoir sur sa monnaie. En quelque sorte, c’est le prix politique des facilités de crédit dont elle a bénéficié jusqu’ici. En réalité, ce pays a profité d’une anomalie financière : de la non concordance entre politique économique et politique monétaire. Depuis dix ans, la productivité de l’économie stagne et sa compétitivité se dégrade[1]. Normalement, dans un tel cas, la dévaluation monétaire pouvait corriger le manque de compétitivité et remettre les pendules à l’heure. Mais avec l’euro, cette possibilité n’existe pas.
Tout d’abord, personne ou presque ne s’est rendu compte de cette imperfection, tellement les investisseurs étaient aveuglés par le Traité de Maastricht et la sévérité de son application par la BCE. En réalité, la « zone euro » réunit des économies nationales de compétitivité très, très différentes[2]. Mais comme le risque était évalué en fonction de la monnaie commune, les intérêts demandés n’ont pendant longtemps pas varié d’un pays à l’autre. En 2001, quand la Grèce a été acceptée dans la zone euro[3], les taux d’intérêts des emprunts publics grecs ont baissé et atteint rapidement le niveau allemand. La banque américaine Goldmann Sachs a fait le « sale boulot », Eurostat n’y a vu que du feu, tandis que l’Allemagne et la France (parmi d’autres pays) fermaient les yeux. Mais après 2008, le Traité de Maastricht s’est révélé ne rien valoir de plus qu’un chiffon de papier. La patate chaude était alors dans les mains des banques prêtant à la Grèce ; certaines réussirent à la passer plus loin, d’autres non ; enfin d’autres acteurs se mirent plus au moins tôt à spéculer sur un défaut.
Aujourd’hui, je pense que, d’une manière ou d’une autre, la Grèce doit être libérée de 50% de ses obligations. Peu importe que ce soit par le biais d’une restructuration, d’un rééchelonnement dans la durée ou encore d’un « roll over[4] », le budget de l’Etat grec doit être débarrassé au moins de la moitié de la charge actuelle de sa dette. Cela correspond à la part de responsabilité des créanciers, qui d’ailleurs ne s’en tirent pas trop mal ainsi, parce que cette solution minimise les risques réels d’éclatement de la zone euro elle-même.
La responsabilité grecque
Le vrai problème posé aujourd’hui en Grèce, mais bientôt dans d’autres pays aussi, n’est pas une affaire de comptabilité, mais une question de politique économique et sociale, pour ne pas dire une question de société. Comme pour les autres pays et l’économie mondiale, la crise de la dette fait sonner l’heure de vérité. Or, la Grèce est aujourd’hui le maillon faible d’une chaine de pays tous surendettés. Si la Grèce « craque », c’est-à-dire fait faillite, le monde risque de subir un effet domino semblable à ce qui s’est passé en 2008 après la faillite de la banque Lehman Brothers aux USA. C’est pour cette raison que ces autres pays, tous menacés, nous maintiennent à flot à coups de milliards, que ce soit les USA à travers le FMI, l’Eurogroupe ou la Commission.
Pour la Grèce, il faut voir cette situation non pas comme une honte, mais comme une chance : Au lieu de se culpabiliser et de suivre les recettes inefficaces d’austérité de la troïka, il s’agit d’innover. Au lieu de tuer ce qui reste d’activité économique par une compression brutale de la consommation, il faut changer les structures de la production. Si la Grèce réussit enfin à moderniser son économie, même les marchés financiers vont changer de comportement à son égard. De quelle nature pourrait être cette modernisation ?
Les réformes structurelles
Actuellement, la société paie pour l’état lamentable d’une économie archaïque, patronnée par l’Etat. La société paie ? Non – pas toute la société, car les hauts revenus sont en grande partie à l’abri du fisc. Mais il faut bien comprendre une chose : Sans une économie capable d’exporter et donc à la hauteur de la concurrence mondiale, l‘économie grecque ne peut importer ce qu’elle consomme aujourd’hui. Alors, ou bien on renonce aux automobiles, aux écrans plats, au réseaux informatiques, aux cuisines ultramodernes et on se contente de ce qui est fabriqué dans le pays, ou bien on engage une réforme permettant à l’économie grecque d’exporter autant qu’elle importe.
Rien n’illustre mieux l’efficacité de l’organisation productive grecque que l’image suivante, tirée d’un blog contestataire :
Traduction : Management à la grecque
Γενικός Διεθυντής Directeur général
Διεθυντής Έργου Chef de travaux
Διεθυντής Πολήσεων Directeur des ventes
Διεθυντής Μεταφορών Directeur des transports
Διεθυντής Τεχνικών Υπηρεσιών Directeur des services techniques
Διεθυντής Επικοινωνιών Directeur de la communication
Διεθυντής ανθρωπινου δυναμικού Directeur des ressources humaines
Διεθυντής Προσωπικού Directeur du personnel
Υποδιεθυντής Προσωπικού Directeur-adjoint du personnel
Επίσημος Officiel
Μαλάκας Imbécile
La suite :
Maintenant qu’on va supprimer des postes de travail, l’imbécile va rentrer chez lui.
Les nouvelles mesures et les privatisations
Dans une économie non compétitive, les mesures d’austérité d’un Etat sans pouvoir sur sa monnaie sont un remède pire que le mal qu’il est censé combattre. Les Allemands ont fini par le comprendre aussi[1]. Alors, ils nous demandent des réformes structurelles beaucoup plus radicales que tout ce que nous n’avions jamais imaginé. Notamment, ils exigent la privatisation de toute une série d’entreprises publiques[2]. Et on suppose que cette braderie, ajoutée à la rigueur, la rigueur et encore la rigueur, va finalement assainir les comptes. Enfin, comble d’optimisme, on prétend que la rigueur améliorera la compétitivité et que celle-ci permettra aux exportations de reprendre et finalement à toute l’activité économique de retrouver le chemin de la croissance et d’absorber le chômage créé. Est-ce un plan réaliste ? Où est-ce que la Grèce va faire des privatisations à la russe[3] ? La question se pose.
Les privatisations ne sont nécessaires qu’en raison de la gestion calamiteuse et du chaos administratif régnant dans les entreprises du secteur public. Il ne reste alors qu’un seul choix : Ou bien on réorganise et rationnalise ces entreprises sur un modèle proche du droit privé mais conservant le contrôle final du gouvernement, ou bien on les privatise, c’est-à-dire qu’on les vend au plus offrant. Cela dit, je suis certain que la performance dépend davantage de l’organisation du travail, de la logique des rémunérations, de l’autonomie de gestion et de la transparence des comptes, enfin du cadre juridique et des conventions collectives de travail que de la forme de propriété (privée ou publique) de l’entreprise comme telle. Néanmoins, s’il n’y a que la privatisation pour augmenter la productivité du travail, il faudra privatiser.
La modernisation est un passage généralement difficile, parce que les populations concernées doivent y apprendre à se discipliner par elles-mêmes et à compter le temps. Mais le nœud du problème est dans l’autorégulation de soi-même, le véritable support intérieur du libéralisme, ainsi qu’un respect de la loi publique relevant plus du libre choix que de la peur du gendarme. En Europe du Nord, cette modernisation des esprits s’est faite au cours de plusieurs siècles, à travers crises et révolutions, et même des guerres mondiales. Historiquement, la modernisation a tiré profit tantôt du commerce colonial, tantôt des mouvements migratoires. Certaines cultures et religions ont mieux performé, d’autres moins. Mais partout, « le progrès » n’a pu se faire que par nécessité, parfois même dans la douleur — un aspect que l’on a un peu tendance à oublier de nos jours.
Revenons-en à la Grèce. On peut s’accorder sur le fait que dans ce pays, le modèle de développement économique actuel est en échec. Mais, à quelques exceptions près, je ne pense pas que le manque de compétitivité puisse se combler par des baisses de salaires trop généralisées. C’est bien davantage une question d’organisation et de management. L’économie grecque souffre d’un gigantesque décalage entre des conditions de production totalement anachroniques et un modèle de consommation moderne, auquel il faut rajouter un manque de marché et de réelle concurrence à l’intérieur du pays.
Protection sociale et clientélisme politique
Pour fonctionner de manière compétitive, l’économie doit pouvoir ne suivre que ses propres critères de rentabilité ; pour cette raison, l’Etat doit séparer autant que possible le fonctionnement de l’économie de la protection sociale et créer les conditions d’une économie de marché méritant ce qualificatif. Pour l’instant, c’est tout le contraire.
Aujourd’hui, en Grèce, le secteur public et parapublic a le caractère d’une énorme entreprise sociale d’insertion par le travail, pilotée dans l’opacité par copinages et arrangements personnels. Avec les banques, ce monstre d’inefficacité domine toute la vie économique du pays. En face de cette « holding » dirigée depuis toujours par les mêmes grandes familles, les syndicats ne défendent que les intérêts de leur propre corporation, ce qu’on appelle comme ailleurs à tort des « droits acquis », le plus souvent des privilèges exorbitants au regard des conditions de travail qui sont la règle dans le secteur privé. Dans le cas de la Grèce, le mot de l’ancien président Reagan est malheureusement correct : « L’Etat n’a pas de problèmes, l’Etat est le problème ».
Corruption et opacité des comptes
La question mérite d’être posée : Dans un Etat à la fois si tentaculaire et si corrompu, une telle réforme est-elle concevable ? À côté des petits et moyens privilèges de fonction, la corruption endémique constitue peut-être le problème le plus difficile à surmonter pour réussir toute réforme. Par ailleurs, la corruption est elle-même liée à la mauvaise organisation de l’administration : souvent, il n’y a que la corruption et les fameuses « petites enveloppes » pour permettre au citoyen d’obtenir ce qui théoriquement lui est dû de toute manière. C’est un véritable cercle vicieux.
Pour en finir avec ces pratiques, il ne faut pas répondre par la répression, en tout cas pas en premier lieu. Il faut d’abord analyser les raisons et ensuite créer une administration dans laquelle la corruption est largement inutile ou de facto impossible.
À ce propos, sur le modèle qui existe en France, on pourrait créer une « Cour des comptes » indépendante du pouvoir politique pour surveiller la gestion publique. De même, face à l’évasion fiscale, à la corruption, au blanchiment d’argent sale et aux autres formes de criminalité financière, la Grèce pourrait s’inspirer de la Guardia di Finanza italienne. D’une manière plus générale, il n’est pas interdit aux Grecs de reprendre à leur compte les formes d’organisation administrative et de police ayant fait leurs preuves à l’étranger et de les adapter à la situation grecque.
Il n’y en Grèce aucune confiance en l’appareil d’Etat, pas plus en sa gestion que dans l’application des lois. La tâche est énorme : à quelques services près, il faut entièrement reconstruire la fonction publique. Et surtout, il faut changer totalement de philosophie dans l’organisation du secteur public. Une administration à la hauteur de ses tâches pourrait au moins tripler son efficacité (diviser par trois le temps perdu devant ses guichets) avec un tiers des effectifs actuels.
Mais pour engager cette reconstruction, exception faite de certaines tâches précises dans le domaine de l’ordre public (justice, police, etc.), il faut commencer par en finir avec le statut de fonctionnaire dans sa forme actuelle, supprimer sa rigidité totale, ses emplois + retraites à vie : aujourd’hui, un emploi dans la fonction publique ressemble davantage à une assurance vie qu’à une place de travail. Autant le dire carrément : il faut abolir le principal pilier de la sécurité sociale grecque.
Dans le secteur privé également, il faut libéraliser la réglementation du marché du travail et simplifier les rapports entre entreprise et administration publique. Cela contribuera à faire disparaître le marché noir.
Enfin, il faut aller vite. En Grèce, les politiciens parlent depuis au moins 20 ans de réformes structurelles, mais de substantiel rien n’a été fait, ni par la Nouvelle Démocratie, ni par le PASOK. Comme je l’ai dit plus haut, la raison de cette inertie politique est double. D’un côté, le coût politique de ces réformes aurait été trop lourd : le parti de gouvernement qui les aurait engagées aurait immanquablement perdu les élections suivantes et donc fait le lit de son concurrent politique à l’intérieur du système existant. De l’autre côté, tant que l’on pouvait emprunter à bon compte sur les marchés financiers, pourquoi courir le risque du changement[4] ?
Aujourd’hui, toute la population paie la facture pour l’immobilisme de la classe politique et de ses soutiens électoraux. Mais elle paie pour rien, car les comptes de la nation ne s’arrangent pas. Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui encore, la volonté de réforme plie devant la résistance de tous ceux qui profitent du statu quo. Pourtant, les coupes dans les dépenses sans changer les structures sont du poison pour l’économie. Le remède est pire que le mal : Coupes dans les salaires les plus bas du secteur privé, licenciements à la pelle… En réalité, il n’y a pas d’autre solution que d’assumer la responsabilité politique de la modernisation du pays. Et à mon sens, rien de sérieux ne se fera sans un gouvernement d’union nationale.
Bon élève oui, mais de quelle école ?
Si nous changeons les structures, il ne s’agit pas pour autant de créer une économie néolibérale du type de celles qui ont abouti à la crise financière mondiale de 2008-2009. Les Grecs n’ont pas à s’aligner sur un modèle qui a échoué. Ce serait une position intenable.
En effet, s’il est primordial de regarder ce qui ne marche pas dans ce pays, il est tout aussi important de voir que ces dernières années, tous les pays occidentaux, à quelques exceptions près, ont laissé filer leur dette publique et sont en difficulté[5]. Aujourd’hui, les Etats dignes de confiance financière sont la minorité, même et surtout dans le monde développé. Depuis la crise bancaire de 2008[6], les finances publiques des pays riches ont perdu leur réputation et les investisseurs préfèrent se baser sur le jugement des agences de notation quand il s’agit de placer leur argent[7]. Pour résumer, l’économie mondiale se trouve dans une situation étrangement semblable à celle de la Grèce : Il y a trop de dette par rapport à la création de valeur. Sur le plan mondial, la raison de ce déséquilibre n’est pas exactement la même partout. Mais cela ne nous libère pas de l’effort de nous poser la question : Quelles sont les raisons structurelles qui ont fait de la croissance économique mondiale en grande partie une croissance à crédit ?
Pour répondre à cette question de manière exhaustive, il faudrait écrire un autre article. En simplifiant beaucoup, on peut dire que la dette occidentale fait partie intégrante de la globalisation entamée il ya une trentaine d’années pour sortir de la stagnation dans laquelle se trouvait l’économie des pays développés après la fin des années glorieuses de l’industrie de masse. Il faut mettre cet endettement en relation avec la délocalisation des usines de montage industrielles vers des pays à bas coûts salariaux[8]. D’une part, ces pays dits « émergents » exportent ce que les pays développés ne font plus ou ne peuvent produire au même prix et d’autre part, ils financent les déficits publics entretenant la surconsommation dans les pays développés et donc in fine soutiennent leur propre croissance. Dans cette constellation triangulaire où le crédit fait office de courroie de transmission, l’Europe se trouve dans une position intermédiaire. Mais depuis quelques années, comme on sait, tout le système a dérapé.
Résultat : le désendettement est à la mode un peu partout et là où il ne l’est pas encore, attendons les prochaines élections… Même si les Anglais, Français ou Allemands n’accepteront jamais une cure du genre de celle qui a été imposée au Grecs, le désendettement y provoquera aussi une relative contraction de l’activité économique. Mais le plus gros choc viendra des Etats-Unis. Si la plus grande économie du monde se met en récession pour se désendetter, l’effet domino qui s’ensuivra n’épargnera aucun pays sur le globe, ce qui sera catastrophique surtout pour les pays émergents dont l’économie est fondée sur l’exportation. Cela aussi, les marchés financiers l’anticipent beaucoup plus clairement que les politiciens.
Même dans l’échec, le modèle économique dominant continue à suivre ses principes. Mais pour la Grèce, mieux vaut être à l’avant-garde de l’innovation socioéconomique que de rester le mauvais élève d’une classe de nostalgiques sans imagination. De toute manière, le pays n’a pas le choix. Il faut trouver une alternative. Une alternative qui, si elle réussit, pourrait bien faire des émules…
II Le revenu de base
Généralités
Si l’on s’en tient au modèle orthodoxe, la grosse difficulté que rencontrent aujourd’hui les pays dits « développés » est de retrouver assez de croissance économique, à la fois pour créer suffisamment d’emplois et, en dernière analyse, pour refinancer ou réduire leur dette publique[9]. Or à mon sens, cette attente de croissance ne se matérialisera pas, en tout cas pas en suffisance pour avoir un effet notable sur l’emploi et les finances publiques, ni dans les pays à haute compétitivité ni, a fortiori, dans des pays comme la Grèce ou le Portugal.
Au contraire, la crise financière actuelle nous enseigne que le moment est venu de nous libérer du dogme de la croissance éternelle et universelle, et donc de l’idée que cette croissance sera toujours et partout au rendez-vous, pour peu que l’on observe ses règles et applique ses lois. Sur un plan technique, l’économie capitaliste n’a plus besoin de croître en volume, car cette croissance réduit de moins en moins les coûts à l’unité. C’est du jamais vu depuis l’aube de l’ère industrielle. On pourrait même dire que c’est la fin de « l’accumulation capitaliste », en quelque sorte « mission accomplie ».
L’efficacité économique de la production en grande série a fait place à celle de la flexibilité et de la réactivité. Mais cette dernière n’est plus autant demandeuse de croissance. C’est là une différence fondamentale avec la crise des années trente : Aujourd’hui, les entreprises savent s’adapter à presque n’importe quelle taille de marché. En cas de récession, elles se restructurent, au besoin licencient, et… font à nouveau des bénéfices. Leurs besoins en capital suivent les fluctuations des marchés où elles sont actives. Par suite, il y a aujourd’hui beaucoup trop d’argent en circulation par rapport aux opportunités d’investissement dans l’économie réelle. Seuls les travailleurs et les gérants de la finance n’ont pas encore saisi la raison de tout ce désordre. De leur côté, les travailleurs ont été affaiblis par la globalisation, ce qui a conduit à une modification du partage de la valeur ajoutée, d’un déplacement du rapport entre masse salariale et profits en faveur de ces derniers[10], ce qui aggrave encore la situation. Quand aux investisseurs, soit ils cherchent désespérément une île de sécurité dans cette phase d’incertitude où l’on ne peut même plus se fier aux obligations souveraines, soit ils spéculent au quotidien. Faute de pouvoir s’investir de manière productive, l’argent va n’importe où, spécule sur tout, transforme les places boursières en casinos et aggrave les crises alimentaires. Evidemment, tout cela ne remplace pas la croissance[11]…
Les populations n’ont pas la même flexibilité. Dans une société de croissance, le chômage est une catastrophe, la précarité de l’emploi et l’insécurité financière sources d’angoisse. C’est la raison pour laquelle, si nous voulons conserver, voire améliorer notre compétitivité économique, il est absolument nécessaire de changer de modèle de protection sociale. Ceci est valable non seulement pour la Grèce, mais pour toute l’Union Européenne et en fin de compte pour le monde entier. La particularité de la Grèce est de se trouver au pied du mur, en obligation d’innover sur le plan social pour arriver à un quelconque progrès économique. Le destin du monde entier se joue aujourd’hui, une fois encore, en Grèce…
Quel type de sécurité sociale correspond le mieux à une économie nationale tantôt en croissance tantôt en décroissance, rattrapant ses retards dans la mesure du nécessaire, mais pouvant vivre avec un taux d’emploi rémunéré réduit et non garanti ? Quel type de sécurité sociale convient à une économie ayant avant tout besoin de flexibilité ? À une économie capable d’innover ? À une économie se dirigeant vers une sorte d’ « artisanat high tech » ?
Comme cela a été dit plus haut, l’Etat doit autant que possible séparer le fonctionnement de l’économie de celui de la protection sociale. Ceci vaut encore beaucoup plus aujourd’hui que hier, à l’époque du plein emploi dans le monde industriel. Il n’existe pas de « droit au travail » : tout d’abord sur un plan philosophique, c’est une revendication d’esclaves, et puis surtout, l’économie n’a jamais eu pour but la création d’emplois, bien au contraire. Car il s’agit de deux sphères obéissant à des logiques différentes. Avec chaque année qui passe, cette vérité devient un peu plus évidente.
Au lieu d’intervenir dans l’économie avec force lois et règlements censés protéger le plus faible, c’est-à-dire le travailleur, mieux vaut s’attaquer à cette faiblesse elle-même, ce qui en cas de réussite diminuera la nécessité de protection et de réglementation. Or, la « faiblesse économique » n’est autre que la pauvreté, la nécessité de survivre qui oblige le pauvre à accepter n’importe quel boulot, déclaré ou non, à n’importe quelles conditions. Le seul moyen de supprimer la pauvreté (et non de la « prendre en charge » comme le veut la social-démocratie), c’est de distribuer à toute la population assez d’argent pour que celle-ci n’ait pas un besoin absolu de travailler pour gagner sa vie.
En d’autres termes, pour un montant correspondant à un minimum d’existence encore à définir, il faut découpler le travail et le revenu. C’est ce que fait le revenu de base. Il remplace le droit au travail par le droit à la vie et établit la liberté du travail face à la liberté du capital. On remplit ainsi la condition pour que le marché du travail puisse devenir un vrai marché, basé sur la liberté contractuelle. Les travailleurs n’ont alors plus besoin de protection ou d’assistance particulière, il n’est plus nécessaire de protéger des professions entières. L’Etat peut se retirer de la table de négociations en toute bonne foi, cesser d’imposer des salaires minima et autres clauses impératives (dans les limites des bonnes mœurs). Ce n’est plus le député qui case ses protégés qui ensuite exprimeront leur reconnaissance leur vie durant par leur bulletin de vote. Voyons cela de plus près.
Principe du revenu de base
Le revenu de base est une somme d’argent versée mensuellement à toute la population domiciliée légalement en Grèce[12]. Son montant doit suffire aux besoins d’une existence conforme à la dignité humaine et permettant la participation à la vie publique. Il est indexé sur l’évolution des prix à la consommation.
Le revenu de base se substitue aux revenus existants jusqu’à hauteur de son montant. Pour les revenus du travail dépassant le montant du revenu de base s’applique la liberté contractuelle propre à une économie de marché et dans le cadre du droit du travail. Ce dernier est simplifié et libéralisé dans les limites des bonnes mœurs et de l’ordre public.
Le revenu de base se substitue aux prestations des assurances sociales générales (IKA et TEBE), tandis que les caisses professionnelles[13] sont privatisées et assurent une retraite complémentaire. Tous les régimes spéciaux[14] sont supprimés.
L’assurance chômage, l’assurance accidents du travail et maladies professionnelles (perte de gain pour incapacité de travail) et l’assurance des frais funéraires sont privatisées au titre d’assurances complémentaires. Pour le reste, les droits aux prestations de transfert[15] et subventions de l’Etat sont conservés pour les montants dépassant celui du revenu de base.
Enfin, tous les Grecs savent qu’il faut réformer l’organisation de leur secteur de la santé. Le problème se pose aussi bien du côté de l’offre (tarification des soins et des médicaments, gestion des hôpitaux, etc.) que du côté des demandeurs (organisation des caisses maladies et réglementation des primes et participations). Les assurances privées de même que les régimes spéciaux actuels pourraient êtres conservés au titre de couverture complémentaire.
On peut encore allonger la liste des réformes nécessaires dans les différents secteurs aujourd’hui plus ou moins patronnés par l’Etat. On pourrait parler de l’éducation nationale, du cadastre (registre foncier) et plus généralement de l’aménagement du territoire, des constructions illicites, de l’organisation de la procédure d’autorisation de construire, des transports en commun, etc., etc., et j’en oublie certainement.
Cela dit, toutes ces réformes n’ont de sens que dans le cadre plus général de la réforme de l’Etat dont j’ai parlé plus haut. Il faut les considérer séparément du revenu de base, lequel se borne à les rendre politiquement possibles, ce qui n’est déjà pas si mal.
Revenu de base et fiscalité
Sur un plan très général qui affecte le système économique actuel dans sa globalité, l’analyse proposée plus haut tend à conclure dans le sens d’une nécessité économique de renforcer la redistribution de revenu du haut vers le bas de l’échelle sociale (et bien entendu de l’instaurer là où elle n’existe pas). Ici, il ne s’agit pas de la question sociale, mais du souci de maintenir un équilibre raisonnable entre potentiel d’investissement et potentiel de consommation, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. Dans une économie mature, l’inégalité de revenu devient facteur de stagnation, sinon de récession économique, parce que les petits revenus sont quasi entièrement consacrés à la consommation, tandis que les hauts revenus, mise à part la consommation de luxe, ne peuvent en principe que s’investir. Nous avons donc trop d’investisseurs et pas assez de consommateurs.
Traditionnellement, on se sert de la fiscalité pour réaliser les transferts de revenu, et plus particulièrement de l’impôt sur le revenu à taux d’imposition progressifs. Cela dit, l’efficacité fiscale dépend bien entendu de toute une série de facteurs juridiques et politiques, notamment de l’organisation de la loi fiscale elle-même, ainsi que de l’administration chargée de son application (voir plus haut).
Personne n’aime payer ses impôts, pas plus le riche que le pauvre contribuable. Pour arriver à ses fins, l’administration fiscale doit donc aussi savoir rechercher les revenus non déclarés. Enfin, à l’heure de la mondialisation, l’entraide fiscale entre pays est plus que jamais nécessaire. Je ne m’étends pas sur ce thème qui a beaucoup occupé l’actualité en Suisse ces dernières années ; mais j’aimerais insister sur la nécessité économique, moins connue et plus difficile à accepter, de la redistribution dans le sens évoqué ci-dessus.
Il ne s’agit pas ici d’alimenter les caisses d’un Etat trop dispendieux, ni de confondre économie et philanthropie. Aujourd’hui, les politiques de « baisses d’impôt » ou encore de « bouclier fiscal » en faveur des classes aisées se justifient par une sorte d’antiétatisme à la mode dans les milieux néoconservateurs. Moins d’Etat ! Moins d’assistance publique et plus d’initiative privée ! De tels slogans visent surtout à limiter le pouvoir d’intervention des politiques et des administrations publiques dans la société. Une telle attitude est « antifiscale » parce que le produit de l’impôt est considéré comme revenu de l’Etat ; en toute logique, si on veut moins d’Etat, il faut alors lui couper les moyens…
En réalité, notre propos est complètement différent : Si nous instituons un revenu de base inconditionnel, nous n’ajoutons pas un centime aux caisses de l’Etat. Nous ne faisons que transférer un certain montant du produit de l’activité économique vers l’ensemble de la population. Pour réaliser ce transfert, nous pouvons entre autres possibilités recourir à la fiscalité ; mais il faut bien savoir que dans ce cas, l’impôt n’a plus grand chose à voir avec l’alimentation des caisses de l’Etat. Au contraire, comme nous allons le voir, le revenu de base permet de faire l’économie d’un nombre relativement important de fonctionnaires, surtout en Grèce.
La quote-part fiscale[16] de la Grèce se monte à 38% du PIB, ce qui est relativement peu en comparaison européenne. Mais le point important est celui de la répartition des contributions. Si par exemple on intègre l’économie souterraine (33% du PIB) dans le calcul, on n’obtient que 28.5% pour la part de la fiscalité. Il faut encore savoir que l’activité de la flotte marchande (première du monde en importance), principalement « domiciliée » à Chypre, est largement exclue de toute imposition. Enfin, l’incompétence et le manque de moyens de l’administration sont partiellement responsables de l’importance de l’évasion fiscale caractérisant la Grèce.
Reste l’autre aspect de la question : les meilleurs impôts sont simples à calculer et reposent sur une assiette fiscale[17] large. Dans ce sens, par exemple, l’impôt grec sur le revenu[18] doit être entièrement refondu et son assiette élargie.
Je ne veux pas m’étendre sur ici la question de la fiscalité grecque comme telle. Par contre, il est hors de doute qu’en Grèce, la rationalisation des administrations publiques, l’instauration d’un revenu de base et la réforme fiscale forment un tout difficilement dissociable, chacune de ces politiques conditionnant le succès des deux autres.
Financement du revenu de base
La question se pose d’emblée : Est-ce logique de dépenser pour assainir les finances ? Il semble y avoir là un certain paradoxe. On peut proposer une première réponse en restant dans l’ordre de la logique pure : Si, comme nous le voyons aujourd’hui, en dépensant moins, l’Etat grec court à la faillite, il faut peut-être faire le contraire et dépenser plus pour rétablir l’équilibre des comptes publics.
Pourtant l’argument de pure logique ne réussit pas à convaincre. Nous n’avons qu’à observer la politique monétaire et financière laxiste menée par le gouvernement américain ces derniers dix ans pour comprendre que la proposition ne joue pas et que, somme toute, la question posée n’est pas si simple.
D’un autre côté, quand on comprend le véritable sens du revenu de base et les effets qu’on en attend, on voit bien qu’il ne s’agit pas du financement d’une mesure d’aide sociale comme les autres, mais bien d’une réorganisation de toute l’économie. Dans ce contexte, le terme de financement n’est pas tout à fait pertinent ; mieux vaudrait parler de « flux financiers » entre économie (création de valeur) et société (allocation des revenus générés).
Enfin, sans tomber dans la démagogie, rappelons-nous tout de même que, depuis la crise de 2008, les gouvernements n’ont quasiment pas arrêté de distribuer de la liquidité et que, au vu des derniers rebondissements de l’actualité financière, ces mêmes gouvernements ne sont pas près de « fermer les robinets ». La différence, avec le revenu de base, c’est que l’argent ne va plus aux banques et plus généralement aux investisseurs, mais aux populations et donc aux consommateurs finaux. Autrement dit, ayant constaté que l’aide aux investisseurs, au delà des quelques faillites évitées, n’a donné aucun résultat tangible, nous inversons la direction dans laquelle nous arrosons l’économie.
Mais c’est encore trop dire. Pour l’essentiel, le revenu de base devrait pouvoir se financer lui-même. Car c’est la mesure qui permet de réaliser toutes les autres, ces fameuses réformes structurelles dont nous avons parlé plus haut et qui divisent aujourd’hui la société et la politique grecque. Autrement dit, non seulement le revenu de base permet de faire l’économie quasi complète d’une protection sociale, en Grèce encore plus qu’ailleurs, extrêmement lourde, coûteuse en personnel et totalement inefficace sur le plan des prestations, mais encore il contribue à relancer l’économie sur la base de structures modernisées et la création de conditions cadre favorables à l’investissement[19]. En un mot, le revenu de base permet enfin de couper dans les dépenses et d’augmenter les recettes publiques.
Pour résumer, le financement du revenu de base est assuré par deux canaux dont je rappelle encore une fois les principes sous-jacents :
1. Effets de substitution (y compris réformes structurelles)
2. Redistribution à partir des moyens et hauts revenus d’activité vers l’ensemble de la population — et donc de l’investissement vers la consommation.
Pour l’essentiel, le revenu de base est financé au moyen des économies induites par les effets de substitution qu’il entraine, tout d’abord grâce à la suppression ou privatisation des assurances sociales et caisses actuelles, mal gérées et dépendantes de cofinancements publics. Il profite aussi de la réduction du volume financier des subventions qu’il remplace (quand ces subventions ont pour but de financer des salaires ou autres formes de rémunération du travail). Enfin, dans la mesure où il permet de limiter l’ensemble de la bureaucratie sociale et économique à un strict minimum, il dégage encore d’autres moyens publics pouvant servir à son financement. Pour le reste, le revenu de base est financé par voie fiscale.
La suppression des prélèvements obligatoires sur salaire (cotisations) va largement contribuer à réduire la dimension de l’économie souterraine et donc, dans la même mesure, augmenter les recettes fiscales indépendamment des taux d’imposition. En ce qui concerne la TVA, pour ne pas étouffer les petits indépendants, il faudra songer à relever le plancher de taxation à hauteur de par exemple 150% du revenu de base annualisé. Enfin, dans le secteur privé, les salaires nets seront renégociés à la baisse, sachant que les salariés disposent déjà d’un revenu de base. Comme ligne de référence, on peut admettre que le montant du revenu de base sera soustrait du salaire net.
Ceci vaut à un degré moindre pour le bas de l’échelle actuelle des salaires, car ce même revenu de base permet au travailleur, dans la mesure où il n’a pas de besoins particuliers d’argent (dépassant les moyens fournis par le revenu de base) de ne pas accepter n’importe quelle rémunération ni n’importe quelles conditions de travail. L’échelle des rémunérations du travail sera ainsi amortie vers le bas, sans qu’il y ait pour cela besoin de légiférer sur un salaire minimum (qui serait une mesure trop rigide).
En tout état de cause, le revenu de base change le caractère des rapports entre employé et employeur. Il donne au travailleur assez de liberté pour permettre une réelle négociation du contrat de travail.
Mais le revenu de base est bien plus que cela. Il permet d’engager un changement de paradigme radical dans le sens donné au travail. Pour l’employé comme pour le travailleur indépendant, le revenu du travail n’est plus une condition de survie, mais uniquement la rémunération d’une prestation à son juste prix. Grâce à ce changement, le travail lui-même peut prendre son sens sans dépendre de l’argent et la sécurité économique comme unique référence.
Alternative économique
Dans l’avenir, il n’y aura plus de travail rémunéré à 100% pour tout le monde, pas plus en Grèce qu’aux USA. Cela concerne surtout les secteurs d’activité difficiles ou impossibles à rationaliser. En revanche, il y a beaucoup de tâches qui peuvent être accomplies par des associations ou des coopératives à but non lucratif, soit dans le domaine social soit dans le domaine culturel ou de la protection de la nature. Avec le soutien du revenu de base, c’est ici tout un nouveau secteur d’activité qui peut s’ouvrir : Ce que les Français appellent le Tiers Secteur – ni privé ni étatique. Le « but non lucratif » ne signifie pas que toute rémunération est interdite : ces « entreprises sociales » vendent aussi leurs prestations, mais à un prix modique ; elles peuvent aussi n’avoir que leurs membres pour clientèle. Ces entreprises associatives ne font pas de bénéfices nets (au delà de la couverture de leurs investissements ou de la constitution d’une réserve raisonnable) mais en tout état de cause, elles doivent aussi « tourner » c’est-à-dire ne pas créer des pertes. Les salaires ou autres formes de rémunération (par exemple en nature) seront donc relativement peu élevées, mais compensées par une plus grande convivialité ainsi que l’intérêt en soi du travail et la créativité qu’il demande.
Le revenu de base permet d’envisager encore d’autres transformations économiques et sociales aujourd’hui quasiment inconcevables. Comme c’était à prévoir dans un pays où près de la moitié de la population vit dans l’agglomération d’Athènes et du Pirée, la décentralisation politique, à part la création de nouveaux emplois publics, notamment pour des cadres de parti, a jusqu’ici totalement échoué. Sur ce plan il faut réellement inverser la vapeur, changer de paradigme de développement. La condition est à la fois le revenu de base et les réformes de structure dont nous avons parlé. Le premier crée les conditions économiques d’un retour au village ou dans la petite ville régionale avec une perspective et peut-être même un projet concret en tête, tandis que les réformes de structure enlèvent tous les obstacles administratifs, politiques et d’autre nature encore qui aujourd’hui se dressent avec leur force cumulée pour empêcher toute dynamique de développement en province, tourisme excepté.
Enfin, même si la surface cultivable en Grèce est limitée par les conditions physiques, le revenu de base pourrait aussi changer la donne sur le plan de l’agriculture. Il permettrait de supprimer les subventions agricoles à hauteur de son montant et ainsi de libérer l’agriculture d’un carcan réglementaire qui l’a peu à peu transformée en course à la subvention et complètement déconnectée de son milieu social régional. Le revenu de base permet de rentabiliser des surfaces de culture modestes et diversifiées, car le produit de la vente ne représente alors qu’un revenu supplémentaire, certes aléatoire en fonction de la météo et du marché, mais permettant aussi d’amortir les investissements nécessaires. Enfin, à l’heure d’internet et des réseaux sociaux, le risque de tomber dans une provincialité coupée du monde n’est pas très sérieux[20].
Urgence
À court terme, le revenu de base est le seul moyen de faire passer les réformes structurelles dont le pays a besoin et qui ont été esquissées ici. Or, on ne le répétera jamais assez, ces réformes sont le seul moyen de stabiliser la société et l’économie grecque y compris sur le plan financier. L’ironie de l’histoire veut que le revenu de base, une réforme en soi émancipatrice et progressiste, conçue comme une alternative à l’économie industrielle du plein emploi, comme une méthode de désintoxication d’un capitalisme en permanente dépendance de croissance et source de tous les dommages écologiques que nous subissons, que ce revenu de base, avec les réformes de structure dont il assure la faisabilité sociale, soit en même temps la seule manière de sortir du dilemme infernal entre austérité et faillite que connaît actuellement la Grèce – et bientôt d’autres pays.
Enjeux et risques
Mettre en place un revenu de base pour toute la population vivant légalement en Grèce, n’est pas une opération exempte de risques. Malgré l’urgence et toutes les bonnes raisons invoquées, il est nécessaire d’examiner ces risques d’un peu plus près. Actuellement, le salaire minimum brut se monte à 862.82[21] euros par mois, le salaire moyen à 1285 euros. Quand au minimum vital (qui n’a pas de base légale en Grèce), si on se base sur les allocations-retraites minimales (EKAS) et l’évolution du coût de la vie, il doit avoisiner les 750 euros par mois (Selon d’autres estimations, il pourrait même avoisiner les 850 euros). Pour le montant du revenu de base, si on retient la règle de 1/3 du PIB pour le volume total[22], on obtient un montant mensuel pour les adultes (20 ans et plus) d’environ 675-725 euros par mois. C’est un montant qui n’atteint pas pas tout-à-fait celui de sa définition.
Comme nous l’avons vu, la quote-part fiscale (somme des impôts, taxes et prélèvements obligatoires sur salaires) grecque se monte aujourd’hui à environ 36% du PIB ce qui, à l’échelle européenne, n’est pas excessif. Il y a donc théoriquement de la marge pour augmenter la fiscalité. Mais l’échec de la politique d’austérité a précisément montré qu’en pratique, il y a un problème d’inégalité dans la répartition de la charge fiscale tant au niveau de la base d’imposition (assiette fiscale) que des régimes spéciaux (exonérations, etc.) . Plus généralement, il s’avère inefficace de relever les taux d’imposition sans s’attaquer plus largement au statu quo administratif, social et fiscal. Enfin, un des premiers objectifs d’une politique fiscale efficace — d’ordre indirect —doit être celui de réduire l’importance de l’économie sous-terraine et plus généralement de l’évasion fiscale. Il est clair qu’un objectif de cet ordre ne peut être atteint par le seul moyen de la politique fiscale stricto sensu.
Pour en revenir au montant du revenu de base lui-même, celui-ci ne devrait pas être inférieur au minimum d’existence tel que nous l’avons évalué plus haut, c’est-à-dire à 750-800 euros mensuels. Un tel montant permetterait de supprimer le salaire minimum légal. (Par ailleurs, tout montant inférieur rendrait nécessaire la conservation du système actuel de rentes et de prestations complémentaires avec toute la bureaucratie qu’il entraîne, les frais de gestion qu’il implique et les abus qu’il rend possibles).
Liberté du travail et marché du travail
Cependant, la question principale posée par le revenu de base n’est pas celle de son financement, mais celle de ses effets sur le marché du travail et l’activité économique. Quand on prend un exemple concret, on se rend compte qu’Il s’agit d’une question assez simple : Si un couple avec deux enfants touche 3 (1+1+0.5+0.5) fois le revenu de base, c’est à dire quelque 2’400 euros par mois, à partir de quelle niveau de rémunération l’une ou l’autre des personnes adultes recherchera-t-elle un emploi rémunéré et sous quelles autres conditions ?
On peut supposer que l’un au moins des adultes en question recherchera ou continuera une activité rémunératrice, soit comme indépendant, soit comme employé. D’après certaines sources, le salaire moyen grec se monte à 1285 euros par mois (Chiffres de 2002. Mais on peut admettre qu’aujourd’hui, après les mesures d’austérité, on en est revenu à cette année-là) ; mais il y a de très fortes disparités par secteur. Dans la restauration et l’hôtellerie par exemple, ce même salaire moyen ne se monte qu’à 853 euros mensuels.[23] Le problème est donc simple : Si, dans ce dernier secteur, dont l’importance pour le tourisme et donc pour la balance commerciale n’est pas à négliger, on applique le principe de la déduction du revenu de base pour déterminer le revenu du travail, il nous reste un salaire de 53 euros pour une semaine de travail à temps plein, ce qui n’est vraiment pas réaliste. En absence de réglementation, selon la loi de l’offre et de la demande, je suppose que la rémunération moyenne du secteur va s’établir aux environs de 500-600 euros, ce qui, ajouté au revenu de base, donne un revenu total de 1300-1400 euros pour une personne seule. L’employeur ne paiera donc que 500 euros sous forme de salaire, c’est-à-dire 350 euros de moins qu’aujourd’hui, mais devra s’acquitter d’une TVA en moyenne[24] plus élevée, par laquelle son entreprise participera au financement du revenu de base.
Si l’employé en question a une personne à charge, le revenu de base de celle-ci participera à la couverture des besoins du ménage. De cette manière, l’impôt sur le revenu n’aura pas à tenir compte de cette charge. Plus généralement, dans le cadre de la famille, le revenu de base des enfants tient lieu d’allocation familiale.
Par contre, dans la mesure où le revenu de base n’est pas calculé en fonction des besoins à l’échelle du foyer ou du ménage, mais versé sans conditions à l’individu, les personnes vivant seules seront de facto défavorisées par rapport aux familles ou au communautés (par ex. des étudiants ou des personnes âgées vivant en colocation). Je considère qu’il n’y a pas là une injustice, car dans un système qui n’est pas fondé sur le besoin particulier et sa justification, mais correspond à un droit fondamental, le fait de vivre à plusieurs dans un même ménage (quelle qu’en soit la raison) crée une économie d’échelle exacement comme dans une entreprise. On peut en déduire que le marché du travail classique attirera davantage les personnes seules, tandis que les collectifs auront une plus grande marge pour lancer des projets ou effectuer des travaux non rémunérés. Dans les deux cas, l’insertion sociale de la population concernée est assurée, dans le premier par le monde de l’entreprise et dans l’autre par le collectif lui-même.
Enfin, il faut adapter l’instauration du revenu de base à une économie comptant quelques 50% de travaileurs indépendants (le pourcentage est encore nettement plus élevé si l’on ne tient compte que du secteur privé). C’est là bien sûr encore un signe que la Grèce n’a jamais connu de véritable industrialisation. Mais aujourd’hui, cela nous pose un problème sur le plan des flux financiers assurant la perennité du revenu de base. Si, comme je l’ai proposé dans l’ouvrage collectif cité plus haut[25], le gros du financement additionnel[26] passe par une TVA « sociale », tandis que les prélèvements obligatoires (différence entre salaire brut et salaire net) sont supprimés, cet impôt va peser nettement plus lourd dans la structure des coûts de l’entreprise individuelle — au même titre que de n’importe quelle autre entreprise. Cela pourra se faire d’une part en jouant sur les taux (par exemple taux préférentiel pour les métiers relevant du secteur touristique), d’autre part en relevant le plancher de taxation par exemple à hauteur de 150% du revenu de base annualisé. Ainsi, avec un montant mensuel de 800 euros, cela donne 9.600 + 4.800 = 14.400 euros de chiffre d’affaire annuel, à partir duquel la TVA commence à être perçue[27].
Conclusion
Quand le projet de revenu de base a été pensé pour la première fois dans le contexte économique postindustriel (essentiellement durant les années 1990), il n’était question ni de crise financière ni de décroissance. Pour les défenseurs de l’idée, le revenu de base, en supprimant la nécessité du travail rémunéré, mettait en même temps un terme à la « nouvelle pauvreté » et à la précarité d’une existence dépendante d’emplois aléatoires, ce qui représentait surtout un progrès social et humain, une émancipation : la première vision positive pour le 21° siècle…
Aujourd’hui encore, en Europe, les principaux arguments avancés en faveur du revenu de base n’ont pas fondamentalement changé. Personne n’a imaginé le revenu de base comme remède à une crise économique et financière du type de celle que connaît actuellement la Grèce. Pourtant, à y réfléchir de plus près, le paradoxe n’est peut-être qu’apparent. Il est un fait généralement avéré que les humains ne font des pas importants en avant que lorsqu’ils y sont contraint, après avoir épuisé toutes les ressources du statu quo.
Or, si l’on s’en tient au jugement des agences de notation qui ont signalé la quasi faillite de la Grèce, il se trouve que les pays d’Europe où l’idée du revenu de base a ses plus nombreux partisans, comme l’Allemagne, l’Autriche ou la Suisse, font en même temps partie du groupe des pays économiquement les plus compétitifs et les plus dignes de crédit. Ils ne subiront les effets de l’épuisement de notre modèle économique qu’en dernier lieu, par le biais de la perte de marchés d’exportation. Par suite et dans la mesure où l’on donne à ce facteur subjectif le poids qu’il mérite, il n’est somme toute pas si déroutant de penser qu’un projet de réforme global si ambitieux à l’échelle d’une économie nationale, ne trouvera tout d’abord de terrain propice pour sa mise en œuvre pratique que dans un pays où « rien ne va plus ».
Comme je l’ai déjà laissé entendre, ce même point de rupture va bientôt être atteint par la plupart sinon tous les pays interconnectés dans une économie mondiale définitivement en panne de croissance. J’en tire la conclusion qu’il faut aujourd’hui que la Grèce se replace à l’avant-garde de la civilisation et qu’elle démontre à ses partenaires européens et d’outre Atlantique la faisabilité du revenu de base, à la fois comme élément central de sortie de crise et comme fondement ou condition cadre permettant une transition pacifique vers un modèle de société réellement postindustriel.
À conditions que les Grecs jouent le jeu !
Genève, septembre 2011
Bernard Kundig
Notes :
[1] Basic Income Earth Network.
[2] Entre janvier 2010 et juillet 2011, l’activité économique en Grèce (PIB) s’est contractée de plus de 10% (source : FMI).
[3]Depuis lors, plusieurs autres pays européens, notamment des grands pays comme la France et le Royaume uni, ont également mis en place des mesures d’austérité. Mais rien de comparable à ce qui a été administré à la Grèce, même en Angleterre : les populations n’auraient jamais toléré une telle thérapie de choc.
[4] En 2008, avec 13.3% du total, l’Allemagne était le premier pays exportateur vers la Grèce.
[5] Entre 2000 et 2009, la dette souveraine de la Turquie par rapport au PIB a diminué de moitié.
[6] Ou : registre foncier.
[7] D’après l’IMD (Institute for Management Development), de Lausanne, la Grèce se trouvait en 2008 au 46e rang dans l’échelle internationale de compétitivité, juste derrière l’Union Sud-africaine et la Colombie. Selon le WEF (World Economic Forum), pour la même année, la Grèce n’obtient que le 83 rang sur 139 pays, tandis que l’Allemagne prend la 5° place.
[8] Voir note précédente. Autre indicateur : La productivité moyenne du travail (valeur ajoutée par heure travaillée) en Grèce n’atteint que les 65% de celle de l’Allemagne.
(Source <http://www.casss.gr/PressCenter/Articles/2372.aspx>)
[9] Dès 1996, le gouvernement grec prépare l’entrée dans la zone euro en équilibrant ses comptes autant possible (et même au delà), ce qui amorce une baisse de l’écart des taux avec ceux de l’Allemagne qui sera achevée dès 2001 (écart zéro), année de l’entrée de la Grèce dans la zone.
[10] Les créanciers s’engagent à réinvestir leurs obligations arrivées à échéance.
[11] Aux dernières nouvelles, le gouvernement allemand propose de soutenir massivement les investissements d’entreprises privées allemandes en Grèce, histoire de « leur montrer ce que c’est que l’efficacité ». Admirable don pour la pédagogie — mais de quel œil les Grecs vont-ils voir arriver ces nouveaux maîtres d’école ?
[12] Il faut savoir qu’ils se souviennent encore de leur expérience avec les régions orientales de l’ex RDA lors de la réunification du pays.
[13] On se souvient de la faillite russe de 1998, quand l’économie russe, affaiblie par les privatisations opérées sous Jelzine, ne réussit pas résister à la vague de la crise asiatique.
[14] Si je propose de n’ « effacer que » 50% de la dette grecque, c’est aussi parce qu’il faut conserver une incitation suffisante pour amener le peuple souverain et ses représentants politiques à assumer ce changement.
[15] La crise de l’euro appelle une remarque supplémentaire. Dans le cas de l’euro, en plus d’un surendettement, il s’agit surtout d’une crise institutionnelle et politique. Pris dans leur ensemble, les pays membres de la zone euro sont aujourd’hui nettement moins endettés que les USA ; mais la faiblesse réside ici dans l’absence de gouvernement et de politique économique fédérale capable de gérer l’euro, la BCE n’en ayant pas les moyens politiques. On ne peut dissocier la monnaie de la souveraineté politique, elle même basée sur la solidarité nationale. C’est une réalité qui apparaît en cas de difficulté : Quand leur pays a été réunifié et que l’ex RDA est entrée dans la « zone mark », les Allemands de l’Ouest ont accepté sans sourciller de payer pour la différence de compétitivité qui les séparait de ceux de l’Est. Rien de tel pour l’Europe. Au contraire, aussi bien en Allemagne qu’en Grèce, la crise de l’euro n’a fait tout d’abord que raviver les nationalismes eurosceptiques. Seule la peur du chaos financier pourrait inciter les pays riches de la zone euro à accepter plus de cohérence économique et politique.
[16] Là aussi, tout a commencé parce que l’on a prêté aux pauvres, en croyant que l’immeuble qu’ils achetaient avec ce crédit prendrait éternellement de la valeur ; puis on a « vendu » ces créances pourries dans le monde entier à des banques inconscientes et/ou on s’est assuré contre les risques de défaut de paiement auprès d’assurances tout aussi inconscientes.
[17] Le pouvoir des agences de notation (Standard & Poor, Fitch, Moody’s etc.) est fonction du comportement moutonnier d’investisseurs proches de la panique. Ce n’est qu’un symptôme de la crise de confiance et il parfaitement inutile voire dangereux de les mettre au banc des accusés.
[18] Economiquement, la main d’œuvre est traitée comme n’importe quelle marchandise : c’est le rapport qualité/prix qui est déterminant. Par suite, on délocalise en général vers des pays ayant une certaine tradition et dont les populations ont l’habitude de la discipline. Il est évident que, mis à part le cas de la Chine qui est un peu spécial, la globalisation a surtout tiré profit de la chute du mur de Berlin et de ce qui s’en est suivi en Europe de l’Est.
[19] Contrairement à ce que l’on pourrait croire à première vue, il n’y a sur ce plan pas « d’exception suisse ». Trop compétitive, l’économie helvétique se voit punie par la surévaluation de sa monnaie qui en quelque sorte « remet les pendules suisses à l’heure économique GMT ».
[20] Comme on sait, concernant les cadres supérieurs des grandes entreprises, certains salaires ou éléments de salaire ne font plus partie de la masse salariale, mais représentent plutôt une forme de participation au bénéfice de l’entreprise. Il s’ensuit que le terme de « partage de la valeur ajoutée » perd de sa pertinence et qu’il faudrait plutôt parler directement de l’éventail des revenus.
[21] Finalement, contrairement à ce que l’on a cru et que l’on croit encore, ce ne sont ni les limites sociales ni les limites écologiques ou naturelles qui aujourd’hui freinent la croissance économique, mais bien sa propre logique. Les entreprises multinationales ont acquis une telle flexibilité qu’elle peuvent très bien s’adapter à des marchés plus étroits ; il leur suffit de se « restructurer » et le tour est joué, les chiffres noirs reviennent et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Il en résulte une situation paradoxale : tandis que les économies nationales souffrent et que les politiques semblent impuissants, les entreprises privées sont le plus souvent en pleine santé économique.
[22] Toute citoyenne grecque et tout citoyen grec domicilié en Grèce reçoit un revenu de base inconditionnel, lequel est versé sans condition de besoin ni contrepartie. Les personnes de nationalité étrangère domiciliées en Grèce reçoivent un revenu de base dans le cadre des dispositions du droit de séjour. Durant les 3 premières années de séjour, ces personnes ne reçoivent pas de revenu de base (délai de carence). Les enfants et les adolescents reçoivent un revenu de base d’un montant échelonné en fonction de l’âge.
[23] Caisses professionnelles : Caisse de retraite et d'assurance du personnel de santé (médecins, dentistes, vétérinaires et pharmaciens), caisse de retraite des ingénieurs et entrepreneurs de travaux publics (ingénieurs et architectes), caisse d'assurance des commerçants, caisse des juristes (avoués, avocats et notaires), caisse de prévoyance des hôteliers, caisse d'assurance des travailleurs des agences maritimes, caisse de retraire des automobilistes (propriétaires de taxi), caisse de retraite des employés des quotidiens d'Athènes – Salonique (journalistes), caisse de retraite des vendeurs de journaux d'Athènes Salonique ; caisse de retraite et d’assurance des agriculteurs.
[24] Régimes spéciaux : agriculture, services publics, marine marchande, personnel militaire en service actif, étudiants, etc. etc.
[25] Invalidité, accidents du travail et maladies professionnelles, allocations familiales.
[26] Part du produit de l’activité économique (PIB) ponctionnée par les impôts, taxes et prélèvements obligatoires sur salaires. Il faudrait encore savoir comment ce chiffre est calculé.
[27] Assiette fiscale : Ensemble des contribuables soumis à l’impôt.
[28] Selon Jean-Dominique Juliani, président de la Fondation Robert Schumann, seuls les 14% des foyers grecs paieraient l’impôt sur le revenu.
[29] En soutenant le marché intérieur, le revenu de base permet aussi de diminuer la dépendance totale de l’économie grecque des aléas de l’exportation, comme c’est le cas aujourd’hui (y compris avec le tourisme).
[30] Plus généralement, on peut considérer le revenu de base comme un instrument efficace contre l’exode rural, dont aujourd’hui les effets pervers (pour ne pas dire les ravages) dépassent largement les effets positifs sur l’emploi en zone urbaine.
[31] Source : Eurostat.
[32] Selon cette approche, le volume financier du revenu de base est censé correspondre à un tiers du revenu national (« Le financement d’un revenu de base en Suisse », Ed. Seismo, Zurich 2010, p. 36)
[33] Avec une moyenne de 47.8 heures de travail par semaine.
[34] Si le taux de TVA applicable est modulé en fonction du secteur économique et du chiffre d’affaires de l’entreprise, c’est néanmoins le taux moyen qui est déterminant pour le financement du revenu de base.
[35] Voir note 28 : op. cit., page 42 ss.
[36] Financement additionnel : couvrant les coûts restants après la rationalisation du secteur public, parapublic et des assurances sociales (quand celles-ci ne sont purement et simplement supprimées ou privatisées).
[37] Il s’agit là d’une permière approche, dont je reconnais volontiers les défauts : En pratique, nous introduisons un effet de seuil encourageant le travail noir indépendant au dessus du plancher de taxation, ce qui évidemment n’est pas le résultat recherché. Pour éviter ce type de problèmes, on pourrait aussi envisager un taux d’imposition progressif en fonction du chiffre d’affaires.
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