Le yuan, à la conquète du monde ?
L’hégémonie du dollar (états-unien) est-elle entrée en déclin ? La montée en puissance de la Chine justifie ce questionnement. Il est, d’ailleurs, clair que si le gouvernement chinois parvient, en cette période de crise, à restructurer et serrer la vis à son secteur bancaire, le yuan, la devise nationale chinoise, sera de plus en plus prisée dans les échanges internationaux.
En outre, la montée en gamme de l’industrie chinoise constitue une mutation qualitative importante de l’économie mondiale. De nombreux pays du Sud pourront, à l’avenir, obtenir à moindre coût des biens à haute valeur ajoutée en provenance de Chine. Ces échanges commerciaux donneront vraisemblablement lieu à une généralisation du yuan au détriment du dollar. Cette analyse entend montrer comment le yuan a déjà commencé cette longue marche.
Une monnaie administrée
Contrairement à l’euro ou au dollar, le yuan n’est pas une devise librement convertible. Une devise librement convertible désigne une monnaie dont les échanges ne sont limités par aucune entrave d’ordre légal et peuvent, dès lors, s’acheter et se vendre contre d’autres devises selon les préceptes du libre-échangisme, c’est-à-dire sans aucune autorisation au préalable de la banque centrale des pays concernés. Acheter et vendre librement des devises n’a rien d’universel ni d’éternel. Pour mémoire, le système monétaire international s’est caractérisé, jusqu’en 1971, par un certain nombre de dispositions finalement fort peu libérales suite aux accords de Bretton Woods qui ont organisé le système monétaire occidental (l’Union soviétique ne fait pas partie de ces accords) au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (en 1944, pour être plus précis).
Toutes les monnaies concernées par cet accord ont été définies par rapport au dollar. Le dollar faisait, pour sa part, l’objet d’une parité fixe avec l’or (35 dollars américains l’once d’or). Les autres monnaies ne pouvaient varier par rapport au dollar, pivot de tout ce système, qu’à l’intérieur d’une bande franchement étroite (1%), sauf en cas de dévaluation ou de réévaluation.
Le système ne pouvait tenir que si les précieux dollars ne sortaient des Etats-Unis que de manière limitée. En effet, les dollars détenus par les banques centrales pouvaient être convertis en or par la Fed (la banque centrale des Etats-Unis). Or, la production d’or est limitée pour d’évidentes raisons physiques. Par conséquent, un équilibre strict entre les avoirs en or des Etats-Unis et les avoirs en dollars des banques centrales étrangères, concernées par les accords, était la condition sine qua non de maintien à l’équilibre du système. A la fin des années 1960, le nombre de dollars détenus à l’extérieur des Etats-Unis avait beaucoup augmenté. La demande de dollars était inévitable dans le contexte de l’après-guerre. Lorsque la Seconde Guerre mondiale s’est terminée en 1945, l’Europe et le Japon étaient détruits. Ils ont eu grand besoin de dollars jusqu’au début des années 1950 pour assurer leur reconstruction. Ensuite, la modernisation des appareils productifs allait alimenter la demande en dollars de ces pays.
Le système issu de Bretton Woods ne prévoyait aucun mécanisme de contrôle en ce qui concerne l’obtention de dollars par des investisseurs européens à partir de la City à Londres. La multiplication des dollars était à la fois nécessaire au système en même temps qu’elle constituait également son plus grand péril. Ce paradoxe, également appelé dilemme de Triffin[1], correspond aux enjeux suivants. La liquidité du système capitaliste, donc la possibilité même des échanges et de la circulation des marchandises, rendait nécessaire l’expansion planétaire du dollar.
Paradoxalement, cette expansion était de nature à faire craindre que le système ne soit devenu complétement dysfonctionnel puisque la masse des dollars en circulation avait fini par dépasser le stock d’or qui en constituait la couverture physique. Vu les menaces de demande de conversion des dollars excédentaires en or (notamment de la part de l’Allemagne), les Etats-Unis décident, le 15 août 1971, de suspendre la convertibilité-or du dollar[2].
La monnaie devint alors en Occident une marchandise librement échangeable comme toutes les autres. Cette situation a entraîné de facto, et sans qu’ils l’aient précisément désiré, les pays parties aux Accords de Bretton Woods à adopter des monnaies librement convertibles. Voilà pourquoi les monnaies pleinement convertibles appartiennent à des pays qui, dans leur quasi-totalité, étaient déjà alignés sur Washington au moment de la guerre froide ou ont rejoint l’Otan après la chute du mur.
C’est la puissance des Etats-Unis, davantage qu’un consensus doctrinal au sein des parties adhérant aux Accords de Bretton Woods, qui a conduit à cette étape importante de la libéralisation financière. En effet, la France gaulliste, par exemple, était, à l’époque, davantage favorable à un retour à l’étalon-or et à un contrôle plus strict des flux de capitaux.
La Chine n’a pas suivi ce mouvement de libéralisation[3]. Et donc, aujourd’hui, il existe une réglementation contraignante qui organise deux marchés de devises distincts pour le yuan. Il s’agit du yuan offshore et du yuan onshore. Explications.
Le yuan offshore est celui qui s’échange librement sur les marchés à l’étranger tandis que le yuan onshore, celui qui circule sur le territoire de la république populaire de Chine, est étroitement contrôlé par la Banque Populaire de Chine. Cette dichotomie monétaire peut paraître étrange pour un occidental habitué à fonctionner à l’intérieur du système de devises pleinement convertibles hérité du monde de l’après Bretton Woods mais il a sa raison d’être. Cette dualité des marchés permet à la Chine de diffuser sa monnaie dans le cadre de ses échanges croissants avec le monde sans pour autant tomber dans une position de dépendance face à des flux de capitaux non contrôlés en provenance du Nord.
Une architecture complexe
Pour étendre l’usage de sa monnaie, Pékin a multiplié les accords visant à écouler des yuans sur les marchés extérieurs. Par exemple, vingt pays africains acceptent déjà le yuan comme monnaie de règlement pour leurs transactions bilatérales avec l’Empire du milieu. Et ce n’est pas tout.
« (…) Les prétentions de Pékin ne s’arrêtent pas au continent africain. Depuis quelques années, la Chine a également développé avec la plupart des pays émergents – le Brésil, la Russie, l’Indonésie… – des plates-formes qui permettent de réaliser directement des opérations en devise chinoise. Le yuan représente désormais 20% des échanges réalisés par la Chine avec l’étranger ».[4]
Pour les pays du Sud, l’avantage consiste à ne plus dépendre exclusivement du dollar pour leurs échanges commerciaux. La partie chinoise, pour sa part, peut, grâce à cette extension de l’usage du yuan, accroître son influence géoéconomique.
Les accords monétaires entre la Chine et ses pays partenaires dans le cadre du yuan offshore ont déjà pris une envergure intéressante. En 2012, la masse monétaire du yuan offshore était de 1.100 milliards de yuans (soit 164,16 milliards de dollar au cours actuel)[5].
L’extension de l’utilisation du yuan a été pour le moins spectaculaire depuis les premiers essais qui remontent à une décennie à peine. « Le volume de yuans offshore (abréviation sur les marchés : CNH. L’abréviation du yuan offshore est CNY) s'est accru essentiellement via les transactions commerciales. En effet, les autorités chinoises ont lancé un programme pilote en 2009 permettant à certaines entreprises chinoises de facturer leurs exportations en yuans et en offrant, du même coup, la possibilité à toute entreprise étrangère de payer ses importations dans cette même devise. En étendant progressivement ce programme à toutes les entreprises disposant d'une licence d'import-export (mars 2012), les autorités chinoises ont stimulé l'utilisation du yuan offshore comme monnaie de facturation commerciale. Ainsi, la part du commerce extérieur chinois facturée en CNY est passé de 2,5 % en 2010 à 9 % en 2011 puis 11 % en 2012, soit pour cette dernière année un montant de 2.940 Mds CNY (environ 470 Mds USD) ».[6]
Vu le caractère profondément administré du yuan, un certain nombre de médiations d’ordre technique ont été mises en œuvre pour rendre possible son utilisation en dehors de la Chine continentale. Pour qu’on puisse trouver des yuans dans un pays, il faut, tout d’abord, que Pékin accepte que de telles transactions aient lieu. Il s’agit là d’une condition sine qua non. Pour ce faire, des dispositions institutionnelles plutôt drastiques sont prévues.
Ensuite, une banque de compensation en RMB offshore doit être désignée par la Banque Populaire de Chine. Cette banque a pour mission d’assurer la liquidité du marché. Pour mémoire, une chambre de compensation assure la correspondance comptable des mouvements créditeurs et débiteurs entre des acteurs qui n’ont pas de relations directes de comptes et qui ont accepté l’intermédiation de la chambre de compensation dans leurs transactions. La chambre de compensation calcule les soldes nets des parties et joue un rôle de fonds de garantie en assumant le risque d’éventuelles défaillances de l’une des contreparties. On notera que « toutes les chambres de compensation en RMB offshore jusqu’à présent désignées par la BPC sont, sans exception, des succursales des cinq plus grandes banques chinoises – les « Big Five » –, piliers du secteur financier chinois : ICBC, Banque Agricole, Bank of China, Banque de Construction, Banque de Communication. Et parmi celles-ci, seule la Banque Agricole n’a pas encore été choisie comme chambre de compensation en RMB à l’étranger. Néanmoins, sa succursale londonienne a réussi à s’associer avec Standard Chartered Bank, la plus impliquée des banques anglaises dans l’internationalisation du yuan, pour ouvrir, en décembre 2013, un service de compensation en RMB offshore à Londres ».[7]
Enfin, après que la Banque Populaire de Chine a choisi une banque chinoise, un pool de banques locales va s’associer au partenaire chinois pour assurer la promotion de l’utilisation du yuan offshore (CNH). Il s’agit également de grandes banques qui, comme la Société Générale ou encore HSBC, disposent des liquidités permettant de sécuriser les transactions.
Dans le cas de l’accord conclu récemment (mars 2017) avec la Russie, c’est la banque chinoise BICC (Banque industrielle et commerciale de Chine) qui a été désignée comme instance de compensation dans le cadre des relations commerciales sino-russes. Cette ouverture tardive de la finance chinoise à la Russie est le fait d’une certaine méfiance des banques chinoises suite aux sanctions occidentales imposées contre Moscou en mars 2014. Une particularité du dispositif entre la Russie et la Chine réside dans l’implication de la Banque centrale de la Fédération de Russie (qui dispose déjà d’un bureau à Pékin) en lieu et place des banques commerciales du pays. Cette situation s’explique sans doute par le poids des sanctions décidées par les Occidentaux contre la Russie à la suite du conflit ukrainien. En effet, cinq banques russes ont été visées par l’Union européenne. Il s’agit de Sberbank, de VTB, de VEB, de Gazprombank et de Rosselkhozbank. Ces banques couvrent la quasi-totalité du secteur financier russe et ont pour point commun d’avoir comme actionnaire unique ou majoritaire, directement ou indirectement, l’Etat russe lui-même. On notera que les nouvelles sanctions décidées unilatéralement cet été par les Etats-Unis contre la Russie ne modifient pas fondamentalement cette donne. Suite à l’adoption de la mouture trumpiste des sanctions contre la Fédération de Russie, la maturité du crédit interbancaire qu’il est permis d’accorder aux banques russes est passée de 30 à 14 jours. C’est la seule modification notable dans le domaine financier. La Banque centrale de la Fédération de Russie n’est, de surcroît, pas visée par cette nouvelle vague de sanctions. Elle n’a, d’ailleurs, jamais été inquiétée par les Occidentaux.
C’est donc uniquement après qu’une lourde architecture institutionnelle ait été mise en place que des comptes en yuans peuvent être ouverts afin d’effectuer des paiements dans la devise chinoise. De surcroît, les entreprises étrangères peuvent ouvrir un compte en République populaire de Chine afin de régler des transactions avec la partie chinoise. Dans ce cas de figures, on n’oubliera pas de préciser que « contrairement aux échanges offshore (dont les deux parties se trouvent à l’extérieur de la Chine) qui ne sont soumis à aucune restriction, les paiements à destination de la Chine sont soumis à des limitations »[8]. Ces dernières portent sur les opérations dites du compte financier. Il s’agit, en l’espèce, de flux financiers qui portent sur des investissements de portefeuille faisant partie des IDE (investissements directs étrangers). Tout ceci nous amène à constater qu’il est déjà possible d’organiser des rachats internationaux de yuans offshores d’une plateforme à l’autre à travers le monde pour en arriver à financer des achats directs en yuans auprès de compagnies chinoises. Il est donc faux d’affirmer que le yuan constitue une monnaie sur laquelle l’Etat chinois et le PCC règnent d’une main de fer pour de sombres raisons idéologiques.
Le gouvernement chinois entend juste éviter que des flux de capitaux incontrôlés ne déstabilisent son économie. De ce point de vue, la crise asiatique de 1997 a démontré que les stratégies de libéralisation des flux de capitaux pouvaient exercer des effets dévastateurs sur une économie. Il se trouve, d’ailleurs, qu’à l’époque, les deux pays qui avaient été le moins affectés par cette crise étaient la Chine et le Vietnam, deux pays éminemment dirigistes.
La libéralisation, c’est pour demain ?
Les pays occidentaux aux économies globalement financiarisées misent naturellement beaucoup sur la libéralisation du compte de capital de la Chine. « Par libéralisation du compte de capital, on entend, d’une manière générale, l’assouplissement des restrictions appliquées aux flux de capitaux franchissant la frontière d’un pays donné. Il en résulte normalement un plus haut degré d’intégration financière à l’économie mondiale sous forme d’entrées et de sorties de capitaux plus importantes »[9].
Les pressions pour que la Chine oriente sa politique économique dans ce sens constituent une ritournelle des relations économiques entre l’Empire du milieu et l’Occident. Depuis son entrée dans l’OMC en 2001, la Chine est priée d’assurer la transition du yuan vers un régime de pleine et libre convertibilité. Cette revendication pour les investisseurs occidentaux constitue une sorte de pied de biche permettant de faire entrer la Chine dans un mouvement de libéralisation financière qui permettrait aux banques des Etats-Unis-Unis, du Japon et de l’Union européenne de profiter des importants volumes d’épargne et des impressionnantes réserves de change de la Chine.
Ces dernières ont, certes, fondu depuis le printemps 2014 alors qu’elles avaient atteint un plus haut de 3.993 milliards de dollars. Cela dit, les réserves de la Banque Populaire de Chine se situaient encore au niveau encore fort confortable de 3.057 milliards de dollars en juillet 2017. Depuis décembre 2016, les réserves ont même recommencé à augmenter, certes légèrement. Cette manne ne sera pas de sitôt à la disposition du secteur financier occidental.
L’internationalisation du yuan passait par sa reconnaissance comme monnaie de réserve par le FMI. Le yuan est entré dans le club des monnaies de référence au niveau mondial en octobre 2016[10]. Ce geste de la part du FMI, donc des Etats-Unis qui y exercent un leadership, jusqu’à ce jour, incontesté, est présenté dans nos pays comme un prélude à la convertibilité du yuan et à la libéralisation du secteur financier en Chine continentale.
Le moins que l’on puisse dire est que cette perspective équivaut aujourd’hui à un pari de plus en plus risqué sur l’avenir. Alors que les discussions débutaient au sujet de l’entrée du yuan pour obtenir le statut de devise de réserve, la presse financière occidentale[11] entrevoyait déjà une pleine convertibilité du yuan pour l’année 2020. Un an plus tard, soit en 2016, d’autres experts estimaient que la pleine et entière convertibilité du yuan interviendrait dans un délai de 5 à 10 ans, c’est-à-dire entre 2021 et 2026. Les moins optimistes misaient, d’ailleurs, sur une bonne décennie avant d’arriver à une situation de pleine et entière convertibilité en ce qui concerne le yuan[12]. En misant sur un délai de 5 à 10 ans, on pouvait espérer à l’époque la mise en œuvre d’une totale convertibilité du yuan aux alentours de 2023-2024. Certaines nouvelles invitent à miser sur davantage de temps encore pour parvenir à cette configuration. C’est ainsi qu’au début de cette année, on apprenait que la Chine envisageait de limiter les paiements internationaux en yuans afin de limiter la fuite des capitaux. Le moins que l’on puisse dire est que ce type d’orientations n’a rien de spécialement libéral. Il est vrai que la situation en 2016 était particulièrement inquiétante. On enregistrait en novembre 2016 une sortie nette de capitaux de l’ordre de 309 milliards de dollars de la Chine. Il s’agissait du plus grand mouvement de ce type depuis 2010[13].
L’option interventionniste du gouvernement chinois a payé, comme le prouve la sensible augmentation des réserves du pays. C’est, d’ailleurs, une victoire qui a été saluée par le site d’informations financières américain Bloomberg que l’on ne soupçonnera guère de sympathies à l’égard de l’étatisme et des idéologies socialisantes[14]. Cette tendance ne permet guère d’augurer d’un alignement rapide de la convertibilité du yuan sur celles des monnaies occidentales.
Bien au contraire, le traitement de la crise par les autorités chinoises donne du crédit au scénario de la démondialisation dans les années à venir. En effet, « le flux des investissements non-financiers à l’étranger en provenance de Chine a diminué de moitié au cours du premier semestre 2017 »[15].
Quelques défis en perspective
Cette manifestation d’autonomie et de souveraineté est, aujourd’hui, clairement couronnée de succès. Les sorties de capitaux qui subsistent sont plus que compensées par l’excédent de la balance courante. Les succès internationaux de la Chine risquent pourtant de faire de l’ombre aux partenaires dont elle entend, aujourd’hui, se rapprocher. C’est notamment le cas de la Russie. Moscou avait beaucoup misé sur un rapprochement commercial avec Pékin à la suite des tensions avec l’OTAN depuis l’affaire ukrainienne.
Il est clair que le commerce bilatéral entre la Chine et la Russie n’a pas spécialement décollé ces dernières années. Pour le dire crûment, la Russie n’intéresse la Chine que pour son pétrole. Les accords monétaires entre la Chine et la Russie visant à généraliser l’usage du yuan et du rouble dans les échanges bilatéraux entre les deux pays se solde par une appétence marquée de la partie russe pour le yuan. A l’inverse, les entreprises chinoises sont, pour l’heure, peu intéressées de recevoir des paiements libellés en roubles. Tout se passe, d’ailleurs, comme si les acteurs chinois se détournaient du rouble en raison de la faiblesse persistante des prix du pétrole depuis l’été 2014. En tout état de cause, l’alliance économique entre la Chine et la Russie s’avère bancale du fait de l’inégalité économique entre les partenaires. Pourtant, la constitution d’un bloc sino-russe constitue un axe fondamental de la stratégie diplomatique de Pékin.
Il n’y a pas qu’avec la Russie que le déséquilibre des relations économiques pourrait s’avérer, à l’avenir, problématique. Ces dernières années, Pékin a beaucoup intensifié ses relations avec l’Amérique latine. Cela s’est matérialisé par la signature de deux accords monétaires visant à étendre l’usage du yuan et de devises locales dans les échanges bilatéraux entre Pékin et le sous-continent. On pensera spécialement au Brésil, à l’Argentine et au Chili qui ont signé des accords avec la BPC pour l’équivalent de 49 milliards de dollars. Le Brésil était la cible numéro un de la Chine sur le continent avec un accord portant sur 30 milliards de dollars (11 pour l’Argentine et 8 pour le Chili)[16].
Force est de constater que comme dans le cas russe, les investissements chinois dans la région sont restés cantonnés au seul segment des matières premières. Puisque la Chine est moins demandeuse pour ces biens, il en a résulté une diminution des opportunités d’échange en devises de ces pays.
Les cours des matières premières n’ont pas spécialement brillé ces dernières années. Aussi les monnaies latinos ont-elles clairement piqué du nez par rapport au dollar depuis2012. Le peso chilien a perdu 28% de sa valeur face au dollar depuis le début de l’année 2013. Il est vrai que le cuivre, principal ressource d’exportation de la patrie de Neruda, a, en dépit d’une remontée au cours du premier semestre de l’année 2017[17], baissé de 25% en 5 ans. Le réal brésilien a, pour sa part, accusé une dépréciation 29% face au dollar depuis août 2014. Le cas du peso argentin est encore plus interpellant puisqu’il s’est déprécié de façon plus importante en bien moins de temps (-50% depuis décembre 2015)[18]. Dans le cas de l’Argentine, on signalera la volonté de l’administration du président conservateur Macri de revenir sur les marchés financiers et de s’endetter en dollars. Cette orientation a conduit la gestion des finances publiques argentines à connaître un virage à 180 degrés par rapport au kirchnérisme. Ce dernier était marqué par une ligne de relative fermeté par rapport aux créanciers du pays. Cette époque est révolue depuis l’accord conclu entre l’administration Macri et les fonds vautours. Le recours à l’endettement extérieur a permis de redonner du tonus aux réserves en devises du pays. Ces dernières en avaient, d’ailleurs, grand besoin. Elles n’étaient plus que de 25,563 milliards de dollars le 31 décembre 2015 alors que Cristina Kirchner venait de quitter la présidence[19]. Ces mêmes réserves sont, aujourd’hui, de 46,821 milliards de dollars (2 août 2017). La presse économique locale n’hésitait pas, il y a peu, à mettre ce retour des dollars dans les caisses de la Banque centrale sur le compte de la politique d’endettement du gouvernement. Cette dernière expliquerait environ 93% de l’augmentation des réserves en devises du pays[20].
La situation des années 1990 semble donc se répéter. Comme à cette époque, l’Argentine finance ses déficits budgétaires par la dette. Rappelons à ce propos que le déficit primaire du pays était de 68,781 milliards de pesos en 2016 et de 87,247 milliards en 2017[21]. Le fait que cet endettement corresponde à des dépenses courantes et de fonctionnement (et pas à des projets à long terme) a évidemment quelque chose d’inquiétant. L’histoire économique de l’Argentine n’est qu’une succession de vagues d’endettements suivies de défauts de paiement plus ou moins fracassants. Il y a déjà eu six évènements de ce type depuis la déclaration d’indépendance du pays le 9 juillet 1816[22]. Pour l’heure, certains analystes commencent déjà à se poser des questions.
L’Argentine et le Brésil sont les pays qui présentent les deux plus hauts niveaux d’endettement en dollars dans la région (73% de la dette totale en ce qui concerne le cas brésilien et 69% pour ce qui est de l’Argentine). Le Chili n’est pas en reste avec une dette extérieure (privée comme publique) qui a atteint 63,9% du PIB en 2017[23]. Or, les réserves internationales du pays sont en baisse constante depuis décembre 2016[24]. Cette diminution des moyens de paiement conjuguée à un fort endettement a conduit à une dégradation de la note de la dette chilienne par l’agence Standard and Poor’s au début du mois d’août de cette année.
La soif de dollars ne risque, dès lors, pas de disparaître dans cette partie du monde. La dette extérieure des pays de la région est, pour l’essentiel, libellée en dollar. Or, un retour de la croissance potentialisée par un nouveau cycle haussier des matières premières doit être exclu à moyen terme. La dollarisation continuera à être plus que jamais d’actualité.
En Argentine, le gouvernement Macri a utilisé sa proximité avec les banques pour imposer récemment une limite à l’achat de dollars. La chose doit être signalée en raison précisément des orientations libérales de la nouvelle administration qui s’est, jusqu’à présent, ingéniée à démanteler les mécanismes de contrôle des flux de capitaux instaurés sous la deuxième présidence de Cristina Kirchner (2011-2015). Le dispositif du nouveau gouvernement argentin est le suivant. Si des particuliers ne peuvent justifier fiscalement des devises qu’ils désirent échanger, l’accès au marché des changes leur sera interdit. Il est vrai que l’appétence des Argentins pour le dollar n’a jamais été aussi forte. En Argentine, « les dépôts en dollars ont augmenté de 83,6% depuis le mois d’août 2016 et représentent 11,6% du total »[25]. Des risques importants de dépréciation du peso pourraient constituer la conséquence de cet attrait pour le billet vert. Voilà pourquoi la BCRA multiplie, cet été, les interventions sur le marché des changes et revend des dollars pour maintenir le cours du peso.
Ce tropisme pour le dollar était déjà décelable dès l’élection de Mauricio Macri à la présidence en décembre 2015. A l’époque, le nouveau gouvernement se montrait désireux de recomposer ses réserves. Il a alors tourné le dos à la volonté d’étendre l’usage du yuan en Argentine et a converti pour une valeur équivalente 3,086 milliards une partie des yuans (27% du capital initial) que la BPC avait mis à disposition des pouvoirs publics du pays sous l’administration de Cristina Kirchner.[26].
Le renouvellement pour trois ans des accords monétaires entre la Chine et l’Argentine de juillet 2017[27] ne change rien à la donne précédemment exposée. Disposer d’une ligne en yuans ne coûte rien à la BCRA et permet de donner des gages, fort symboliques au demeurant, au deuxième partenaire commercial de l’Argentine derrière le Brésil.[28]
L’actuel cycle de réendettement en dollars en Amérique latine marque clairement une rupture avec les pratiques des équipes au pouvoir lors de l’hégémonie des populismes. La dépendance qui va résulter de cet épisode d’endettement est patente pour tous les observateurs qui connaissent bien l’histoire des retournements de cycles économiques dans la région.
La question de l’annulation (partielle ou totale) des dettes va donc se (re)poser dans les années qui viennent en Amérique du sud. La Russie, pour sa part, ne vit pas un épisode d’endettement de ce type. Les réserves du pays sont, en outre, particulièrement fournies en devises. Il n’en reste pas moins que tant l’Amérique latine que la Russie ne sont guère sorties gagnantes des accords d’extension de l’usage du yuan dans leurs relations commerciales internationales. Il n’est, jusqu’à présent, ressorti de ces accords aucune amélioration significative des relations commerciales avec Pékin et des flux d’investissement à destination des pays fournisseurs en matières premières de la Chine. De là à évoquer un retour de l’échange inégal, il n’y a qu’un pas que certains auteurs sud-américains n’hésitent plus aujourd’hui à franchir[29].
A Pékin, vu son poids économique et politique, d’inventer une coopération au développement avec l’autre Sud…
[1] Du nom d’un économiste belge, natif du pays des Collines (Flobecq, plus précisément), Robert Triffin (1911-1993) qui a travaillé aux Etats-Unis entre 1939 et la fin des années 1970. Triffin est l’auteur de Gold and the Dollar Crisis : The Future of Convertibility, Oxford University Press, Oxford, 1960. Cet ouvrage prophétise avec une bonne dizaine d’années d’avance la fin du dollar convertible. Quitte, cependant, à nous fâcher avec la prestigieuse branche des économistes belges formés aux Etats-Unis, il est désormais clair que Triffin a plagié le raisonnement sur le système monétaire international de l’économiste polonais Feliks Młynarski (lequel était, en réalité, philosophe de formation) qui s’est mis au service de la Deuxième République de Pologne dans l’entre-deux-guerres et du Parti Ouvrier Unifié Polonais (POUP) après 1945. Lire à ce sujet Barry Eichengreen, Golden Fetters. The Gold Standard and the Great Depression. 1919-1939, Oxford University Press, Oxford, 1996, p.20.
[2] Barry Eichengreen, Globalizing Capital. A History of the International Monetary System, Princeton University Press, 1996, pp.91-132.
[3] Sur la participation de la Chine à la conférence de Bretton Woods, lire Jin Zhongxia, The Chinese Delegation at the 1944 Bretton Woods Conference. Reflections for 2015, Official Monetary and Financial Institutions Forum, juillet 2015. Spécialement la page 12 de cet article qui établit que la question des quotas et partant, du poids de la Chine dans les droits de vote et aussi sa capacité d’emprunt auprès du FMI et de la Banque mondiale ont clairement constitué la pomme de discorde entre les gouvernements chinois et états-unien.
[4] La Croix, édition mise en ligne le 28 décembre 2015.
[5] South China Morning Post, édition mise en ligne le 13 novembre 2014. A titre de comparaison, la masse de yuans offshore représentait, d’après les chiffres de la Banque populaire de Chine à peu près 1/60ème de celle du yuan onshore à cette époque.
[6] Trésor-Eco (lettre mensuelle de la Direction générale du Trésor), Internationalisation du yuan : une stratégie à pas comptés, n° 121 Novembre 2013, Paris, p. 2.
[7] Camille Yihua Chen, Chambre de compensation en RMB à Paris : les vrais enjeux, 10 novembre 2014 (Url : http://www.chine-info.com/french/columnist/Camille-Yihua-Chen/20141110/171483.html)
[8] Paris Europlace, The RMB internationalisation. Paris, a hub for Europe, novembre 2012, p.40.
[9] Ayhan Kose, Eswar Prasad, La libéralisation du compte de capital in Finances & Développement, septembre 2004, p.50.
[10] Les Echos, édition mise en ligne du 1er octobre 2016.
[11] Financial Times, 15 juillet 2015.
[12] South China Morning Post, édition mise en ligne le 30 septembre 2016.
[13] El Economista, édition mise en ligne du 13 janvier 2017.
[14] Bloomberg, 24 janvier 2017.
[15] The Australian, édition mise en ligne le 13 juillet 2017.
[16] Douglas W. Arner, Andre Soares, A globalized Renminbi. Will it reshape Latin America ?, Atlantic Council, Adrienne Arsht Latin America Center, octobre 2016, p.3.
[17] Les Echos, Cours du cuivre, Database Investir, calculs de l’auteur (7 août 2017).
[18] Source : BNP Paribas, calculs propres de l’auteur (5 août 2017).
[19] Banco Central de la República Argentina (BCRA), 6 août 2017.
[20] El Cronista, édition lise en ligne du 27 janvier 2017.
[21] Ministerio de Hacienda y Finanzas Públicas, mai 2017.
[22] Carmen M. Reinhart, Kenneth S. Rogoff, This Time is Different. A Panoramic View of Eight Centuries of Financial Crises, National Bureau of Economic Research (NBER), Working Paper n° 13882, Cambrigde, mars 2008, pp.24-27.
[23] Banco central de Chile, août 2017.
[24] Banco central de Chile, juillet 2017.
[25] Ámbito Financiero, édition mise en ligne le 7 août 2017.
[26] La Nación, édition mise en ligne le 22 décembre 2015. Au passage, on notera que cette opération correspond à une décote en dollars du capital originel de l’ordre de 73%.
[27] Buenos Aires Económico, édition mise en ligne du 18 juillet 2017.
[28] International Trade Center, 2016. Bien sûr, on pourra toujours arguer que l’Argentine a émis un bon en yuans dénommé « Bonos Panda » pour 500 millions de dollars à l’été 2016 (Ámbito Financiero, 26 juillet 2016). Ce n’est pas rien mais presque. Cette somme représente, en effet, 0,25% de la dette extérieure (publique comme privée) argentine qui était de 200 milliards de dollars en 2017 (INDEC, 8 août 2017) et moins de 0,4% de la dette publique extérieure qui était de 128 milliards de dollars en mars 2017 (Buenos Aires Económico, 29 juin 2017). On vérifiera, au passage, que les acteurs publics représentent 64% de l’endettement extérieur du pays. Un retour de la préférence pour le dollar n’a, dans ces conditions, rien d’étonnant. Déjà, la Chine et l’Argentine avaient convenu d’un accord d’échange de leurs devises dans leurs relations bilatérales en 2009. Il avait expiré en 2012 sans jamais avoir été actionné (Buenos Aires Herald, 20 juillet 2014). Cet épisode bien peu tiers-mondiste s’est pourtant produit durant l’ère kirchnériste. C’est là un signe irréfutable que le dollar constitue encore la devise de référence en Argentine, quelles que soient, d’ailleurs, les orientations politiques des gouvernements successifs. En matière de politiques monétaires, les gouvernements argentins ne diffèrent finalement pas tellement des uns des autres, comme en témoigne l’utilisation directe des réserves pour payer le capital de certaines dettes avec des organismes multilatéraux par le gouvernement libéral de Mauricio Macri (Tomás Lukin, Pagar con reservas, Página/12, édition mise en ligne du 12 juillet 2016). Il s’agit là portant d’une pratique éminemment interventionniste que la droite argentine, lorsqu’elle était dans l’opposition, ne manquait pas de critiquer lorsqu’elle était pratiquée par le kirchnérisme au pouvoir. Cela dit, Pékin aura de quoi relativiser la situation si des soucis venaient à apparaître avec l’un ou l’autre pays d’Amérique latine. Après tout, la Chine a passé des accords pour trois mille milliards de yuans à travers le monde, soit 483 milliards de dollars (China Daily, 12 juin 2015), dont une dizaine de pourcents en Amérique latine. De plus, avec la montée en gamme de la Chine, l’Amérique latine devra tenir de plus en plus compte de l’existence du yuan au même titre que le dollar. Ce n’est plus qu’une question de temps.
[29] Fernando Gabriel Romero, El imperialismo y el agro argentino. Historia reciente del capital extranjero en el complejo agroindustrial pampeano, Ediciones Ciccus, Buenos Aires, 2016.
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