Les secousses de la monnaie turque sont un prélude au tsunami de la finance mondialisée
Comme dans toute loterie, la dernière (et longue) série de gros lots pour les boursicoteurs est trompeuse : les banquiers, leurs plus gros actionnaires, et par contrecoup, tous les clients que nous sommes, l’avons constaté à nos dépens en 2008. La situation actuelle de la livre turque pourrait bien annoncer une réplique du séisme qui risque de provoquer de gros dégâts.
Alors que les marchés des changes semblaient s’être stabilisés la semaine dernière, à la suite d’une action de la banque centrale turque et d’une promesse de 15 milliards de dollars d’investissements par le Qatar, l’économie turque avait déjà subi des dégâts importants. La livre est aujourd’hui en baisse de 40% par rapport au dollar américain, ce qui soulève des inquiétudes quant à la solvabilité des importantes dettes libellées en dollars et en euros dans ce pays.
Même s’il ne s’agit que d’un prétexte, la cause apparente des problèmes de la Turquie est claire : au début du mois, le gouvernement américain a imposé des sanctions à son alliée de l'OTAN en réponse à la détention d’un pasteur évangéliste américain accusé d'être impliqué dans la tentative de coup d'Etat de 2016. La multiplication par deux des taxes sur l’acier et l’aluminium le 10 août dernier a immédiatement provoqué la chute de la lire, un mouvement amplifié par l’opposition d’Erdogan à toute augmentation des taux d’intérêts qui amène les investisseurs turcs à rechercher des placements mieux rémunérés.
On pourrait penser que les convulsions du marché turc ne sont que les symptômes d’une réaction du métabolisme turc à un brusque déséquilibre de son « régime alimentaire », réaction limitée et déclenchée par une confrontation entre Recep Pantagruel et Donald Gargantua, aggravée par les conceptions économiques non-conventionnelles de ces deux grands gosiers.
Mais les problèmes de la Turquie sont loin d'être spécifiques. Outre le fait que les taxes sur les métaux touchent également l'Europe et la Chine qui n'ont mis aucun pasteur évangéliste en prison,, les récentes interventions du FMI en Argentine et au Pakistan font apparaitre des lignes de clivage de plus en plus visibles dans ce qu’il est convenu d’appeler les « marchés émergents ».
En fait, les problèmes économiques de la Turquie ne sont pas nouveaux, et ils sont liés aux effets secondaires imprévus de la réaction internationale à la crise financière mondiale de 2008, des « dommages collatéraux », comme disent les militaires occidentaux en parlant de leurs victimes dans leur propre camp.
Après l'effondrement de Lehman Brothers il y a 10 ans, les principales banques centrales du monde ont réagi en réduisant les taux d'intérêt et en achetant des quantités massives d'actifs à faible risque auprès de banques privées, une politique baptisée "assouplissement quantitatif".
Une part importante des liquidités générées par cette stratégie a été consacrée à des prêts pour des investissements directs sur ces fameux « marchés émergents », où les taux de marges étaient souvent bien plus élevés que dans les pays développés. Ces dix dernières années, la Turquie a été l’un des principaux bénéficiaires de ce flux d’argent bon marché.
Profitant de l’aubaine, Erdogan a pu donner l’impression d’être à l’origine d’un boom du BTP turc alimenté par le crédit qui, après la violente contraction économique de 2009, a rapidement transformé la physionomie des principales villes dans le pays, ce qui en a fait l'un des « marchés émergents » les plus dynamiques au monde.
En même temps, le pays a accumulé d’importantes dettes libellées en dollars et en euros. À la fin de 2016, près de 90% des prêts aux sociétés immobilières turques - dont les activités représentaient 20% de la croissance économique du pays ces dernières années - étaient libellés en devises. Les revenus de ces entreprises étant principalement libellés en monnaie nationale, la chute de la lire rend de plus en plus difficile le remboursement de ces dettes.
L’"Institute of International Finance" estime que la dette en devises des entreprises, institutions financières et ménages turcs représente désormais 70% du PIB. Les banques turques sont dans une situation particulièrement précaire avec plus de 100 milliards de dollars de dette extérieure à échéance au cours de l’année prochaine. Or, si un trop grand nombre de banques et d’entreprises turques faisaient faillite au cours des deux prochaines années, les conséquences économiques se feraient rapidement sentir au-delà des frontières de la Turquie.
Les banques européennes qui sont les plus exposées aux emprunts turcs sont les plus touchées, notamment l’Espagne avec 82 milliards de dollars, la France avec 38 milliards de dollars, et l’Italie avec 17 milliards de dollars.
En outre, la contagion financière susceptible de se produire serait un coup d’arrêt brutal aux entrées de capitaux et de devises sur d'autres marchés émergents vulnérables comme l'Inde, l'Indonésie, le Pakistan, l'Argentine et l'Afrique du Sud, mais aussi l’Angola, le Ghana, l’Éthiopie et le Mozambique, même s’ils ne sont pas à la même échelle. Et il en va de même pour les économies plus développées comme le Chili, la Pologne et la Hongrie, qui ont toutes des dettes en devises relativement importantes dépassant 50% du PIB.
Selon la banque des règlements internationaux, depuis 2009, le montant de la dette libellée en devises dans le monde a presque doublé pour atteindre 11 400 milliards de dollars, et les marchés émergents en représentent presque le quart (3 700 milliards) que les gouvernements, les entreprises et les institutions financières nationales devront trouver un moyen de rembourser ou de refinancer (ce qui n’est que reculer pour mieux sauter).
Le problème est que ces obligations deviendront de plus en plus difficiles à assurer, car la réserve fédérale américaine et la banque centrale européenne se dirigent vers des politiques de resserrement monétaire. Du coup, les « marchés émergents » se retrouveront coincés entre des coûts d’emprunt en hausse, des afflux de capitaux réduits et un change défavorable, ce qui amènera le remboursement de leurs dettes à un coût de plus en plus élevé pour devenir prohibitif et finir par être inabordable.
La raison pour laquelle la Turquie se trouve en première ligne de cette crise de la dette des « marchés émergents » est qu'elle se caractérise par un assemblage instable de produits détonants sous la forme de dettes libellées en devises à court terme, d'une économie surchauffée et de risques géopolitiques croissants associés à l’ambition personnelle d’Erdogan (dont font partie la répression à la suite de la tentative de coup d'État de 2016 et sa politique hostile à l'égard des Kurdes) qui le discrédite auprès de ses créanciers occidentaux les plus frileux.
Si la trajectoire actuelle de resserrement monétaire dans les pays développés se poursuit, les séismes liés aux taux de change des devises et à la dette ne resteront confinés à la Turquie. Depuis dix ans, derrière une façade apparemment sereine, le système financier s’ingénie à fabriquer une bombe à retardement en accumulant les investissements spéculatifs alimentés par des taux d’intérêt historiquement bas et en mettant en pratique sa dernière trouvaille : l’assouplissement quantitatif., et comme les principales banques centrales commencent à relever leurs taux d'intérêt, les vulnérabilités systémiques latentes sont soumises à des pressions qui frisent le point de rupture.
Le reflux de l'argent bon marché a déjà commencé et « c’est seulement quand la marée est basse que l’on découvre qui nage nu » (1).
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(1)– Warren Buffet : “Only when the tide goes out do you discover who’s been swimming naked.”
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