Objet numérique et mécénat populaire
Le projet de loi dit « création et internet » fait actuellement grand bruit. Beaucoup s’inquiètent des dérives potentielles en matière d’atteinte aux libertés individuelles, à un moment ou le contrôle du réseaux est de plus en plus d’actualité. On part de la réalité factuelle de l’oeuvre numérique comme objet économique.

Oeuvre et objet numérique
Le fichier MP3 a une double facette, c’est une oeuvre et un objet numérique.
Un petit retour en arrière s’impose. Pendant longtemps, la valeur marchande d’une oeuvre musicale, cinématographique, était définie par la valeur propre de l’oeuvre (production...etc) et était distribuée via un support physique, dont le coût était aussi pris en compte. Le support physique limite matériellement la diffusion de l’oeuvre, une certaine rareté est établie, un droit exclusif pour le possesseur du support qui en justifie le prix.
Oui, mais lorsque le support disparaît, que se passe-t-il ? Ce qui justifiait la rareté de l’oeuvre n’est plus. L’oeuvre est libérée de son attachement, et redevient « réellement » une oeuvre de l’esprit, elle circule à la manière d’un chant oral ; l’internet est cette voix, et elle circulera aussi longtemps qu’il existera une trace dans les disques dur (la mémoire humaine s’il fallait comparer). L’ère numérique anéantit complètement la notion même de propriété intellectuelle : car la propriété est un droit exclusif, à l’égard des tiers, or cette exclusion est impossible MATERIELLEMENT, car la chose peut se multiplier à l’infinie.
En d’autres termes, l’oeuvre matérialisée dans un objet numérique a acquis une qualité juridique toute particulière qui est celle des res communis.
Les res communis sont des choses inappropriables par nature, c’est le cas de l’air, par exemple, car il se renouvelle sans cesse. Le fichier numérique, est de la même nature, il se renouvelle autant que possible ; dans l’espace numérique, cette reproduction n’a aucune limite, autant qu’une action humaine le désir.
Il faut examiner deux séquences :
Premièrement, l’objet initial unique, auquel, souvent, un droit de propriété est attaché, et dont les titulaires en ont la pleine maîtrise. Celui-ci est encore exclusif. Cependant, n’est-il pas vrai qu’il reste destiné à être reproduit sans aucune contrainte matérielle. Ainsi, même si un droit droit exclusif y est attaché, sa nature ontologique ne change pas.
Deuxièmement, dès lors que l’objet commence à être reproduit, et diffusé auprès de tiers, il est certain que les propriétaires perdent leur exclusivité, d’un point de vue matériel, seule la loi dit le contraire. En fait, l’objet numérique est possédé par un tiers, alors que l’oeuvre demeure chez le titulaire légitime. Quand on parle de reproduction d’oeuvre, ce n’est pas l’oeuvre qui est reproduite, mais son support numérique. Dans le cas d’un tableau, l’oeuvre est inexorablement lié a sont support, si le support disparaît, l’oeuvre aussi, et la reproduction du support ne produit qu’une oeuvre altérée (une contrefaçon). C’est ce qui donne le caractère unique de l’oeuvre. Or pour un fichier numérique la reproduction du support se fait sans altération de l’oeuvre. De plus, l’oeuvre peut avoir plusieurs sortes de support (un concert, projection en salle). Donc, le caractère unique de l’oeuvre ne se trouve pas dans son support, dès lors qu’il est reproduit de manière identique.
Autrement dit, reproduire un fichier numérique ne reproduit pas l’oeuvre, qu’il supporte, puisque l’oeuvre est par définition une chose unique qui transcende les supports. Prétendre l’inverse revient a dire que les oeuvres n’en sont pas et ne sont que des marchandises.
Le prix des choses
Revenons à l’objet numérique après l’avoir dissocié de l’oeuvre en tant que telle.
Et il faudra poser la question de savoir comment associer le caractère unique de l’oeuvre avec la multiplicité des objets qui la supportent.
L’objet numérique, par destination, a vocation à se multiplier à l’identique. La loi est sans effet sur sa nature. Seule l’intention de l’auteur, par un mécanisme qui empêcherait la reproduction, pourrait s’y opposer. « Pourrait », car même en dépit d’un telle intention, si l’intention était contournée, rien n’empêche alors l’objet d’acquérir les qualités précitées. Si bien que d’où vienne l’intention de marquer l’exclusivité, elle ne peut résister à la nature de l’objet. Car bien que l’objet soit vendu avec un mécanisme de protection, la reproduction a eu lieu, qu’on dit alors « légale », confirmant, par là, sa nature par destination.
C’est la dans la vente de l’objet que tient la clé du problème. Quelle est la valeur commerciale d’un objet numérique ?
Comme tout objet, le modèle initial supporte des coûts de production, qui est un coût objectif.
Comme tout objet, sa valeur relative est définie, en partie par l’utilité du demandeur, et par les coûts de reproduction.
Or, dans cette équation il devient nécessaire que les coûts de reproductions tendent immanquablement vers zéro, que l’offre soit « légale » ou non, puisque la reproduction n’entraîne pas de frais supplémentaires, car libérée de toute contrainte physique, hormis les frais initiaux (bureau serveur..). Le processus de reproduction ainsi, s’affranchit de la rareté matérielle (disque, DVD, stock locaux, personnel..) et donc s’affranchit de la loi de l’offre et de la demande. Il n’y a pas à chercher plus loin les causes du téléchargement « illégal » : c’est l’application de la doctrine du marché.
C’est chose facile, la position de ceux qui désirent « développer l’offre légale », car débarrassés de la contrainte économique en matière d’offre, se retrouvent en situation de vouloir imposer un prix à un objet, qui selon les lois de l’offre et de la demande, en situation de marché pur et parfait, n’en aurait pas. Donc, d’un certain point de vue, organiser un marché de « l’offre légale », dans l’espace numérique, fondé sur la propriété intellectuelle, est en contradiction directe avec la nature ontologique des objets numériques, et de l’économie de marché (marché fondé uniquement sur la propriété mais sans la rareté).
Même, on ne peut plus parler de propriété pour quelque chose dont la rareté n’est plus. Car s’il y a propriété, il y a exclusion de tiers sur la chose, ce qui signifie que la chose lui est soustraite. Or par la même le mécanisme de reproduction, la chose n’est pas soustraite : bien que ce soit l’usage de l’oeuvre, spécifiquement, qui soit cédé contractuellement, il n’en demeure pas moins, que l’objet numérique support de l’oeuvre, non seulement, conserve ses qualités, mais est créé à cet effet, ce qui signifierait donc, non pas soustraire à autrui, mais additionner pour autrui, ou bien créer des objets de propriété à partir de rien !?!... C’est l’inverse de la propriété, car si les objets de propriété sont extensibles a l’infini, ils perdent par là même toutes prétentions à une quelconque exclusivité, car si une personne en acquiert l’usage, le titulaire originel et légitime le conserve toujours également dans tous ses attributs.
On ne me fera pas croire donc, qu’un fichier mp3 vaut quelque chose, mais que c’est bien l’oeuvre qui a une valeur. Or comment définir le prix de l’oeuvre, qui n’a plus de support commercialement valable ?
Matériellement et objectivement, l’offre tend vers zéro. La détermination du prix ne peut plus appartenir qu’à la demande, qui elle seule détient l’élément subjectif (le goût ou la sensibilité vis-à-vis d’une oeuvre) qui fixe la valeur. C’est de cela dont l’industrie est horrifiée ; la perte totale de la détermination du prix.
Certains diront qu’on ne va pas payer ; rien n’est moins sûr, pour s’en convaincre, il suffit de constater le nombre de personne qui cotise auprès d’organismes non marchands. D’autre part il y a des exemples réussis de téléchargement au prix fixé par le téléchargeur, comme le dernier album de Radiohead, ou bien dans le cas des freewares.
On peut donc bien imaginer un portail internet où la personne déclare ses téléchargements et en fixe le prix, respectivement à chaque oeuvre, avec ou sans système de « contribution créative ».
11 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON