Prélèvement à la source : la ponction fiscale sera-t-elle plus douloureuse ?
« Nous avons les garanties que cette réforme sera mise en œuvre dans de bonnes conditions. » (Édouard Philippe, au journal de 20 heures sur TF1 le 4 septembre 2018).
Le prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu aura donc bien lieu le 1er janvier 2019. C’est ce qu’a décidé le Président de la République Emmanuel Macron ce mardi 4 septembre 2018 et annoncé son Premier Ministre Édouard Philippe sur TF1 dans le journal de 20 heures du même jour, faisant patienter quelques longues minutes pour maintenir l’audience de la chaîne de télévision.
Le psychodrame avait un air surréaliste. Comme lorsqu’un champion de ski qui doit démarrer vers un tremplin, recule, a le trac, et commence à se dire qu’il va renoncer à sauter. Pendant plusieurs années, toute l’administration fiscale préparait cette petite révolution fiscale. Depuis plusieurs mois, les entreprises, nouveaux collecteurs d’impôts, se préparaient également, et ont investi dans des nouveaux logiciels, des remises à jour, des formations, des réunions, des simulations, etc.
La date butoir du 15 septembre 2018 était cruciale : c’est la date à partir de laquelle l’administration fiscale fournit aux entreprises le taux d’imposition de leurs salariés. Taux que le contribuable doit lui-même choisir avant cette date : taux moyen d’imposition (celui du ménage de l’année précédente), taux individualisé (correspondant à la part réelle de son salaire dans le ménage, en cas de revenus très différents entre les conjoints), taux neutre (pour garder mystère de la situation fiscale auprès de l’employeur, j’y reviendrai ici). Si vous n’avez pas fait de choix, le choix par défaut sera le taux moyen.
Le psychodrame, c’est lorsque le gouvernement travaille, le Ministre des Comptes publics Gérald Darmanin communique depuis plusieurs semaines sur les aspects concrets de cette réforme et que le grand chef, Emmanuel Macron, émet des doutes le 30 août 2018 depuis Helsinki. Et encore à Laval la veille, en marge de la rentrée scolaire. Douter et distiller le doute chez les Français, c’est généralement dans la perspective d’un rétropédalage. Cela s’était déjà fait pour l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes.
Pour Emmanuel Macron, le choix était un dilemme : soit renoncer à cette réforme, et subir une flanbysation de son quinquennat ; soit persévérer avec des conséquences secondaires peut-être dramatiques pour lui : rendre invisible la baisse des charges sociales sur les salaires à partir d’octobre 2018 (compensation de la hausse de la CSG de janvier 2018, le décalage de neuf mois permettant à l’État un beau bénéfice), dans un contexte où le pouvoir d’achat est en berne (réduit par la hausse de l’inflation).
L’astuce présidentielle, ce fut de faire porter toute la responsabilité des éventuels bugs de la réforme sur le seul gouvernement. Il pourra toujours dire : on m’avait dit que… Pourtant, ce prélèvement à la source, ce n’est pas une réforme d’Emmanuel Macron, c’est une réforme de son prédécesseur François Hollande, voulu par Manuel Valls en juin 2015 dans le seul but de satisfaire les "frondeurs" lors du congrès du PS à Poitiers. Rien à voir avec le "nouveau monde". Comme la réforme du contrôle technique automobile : juste un souvenir de Hollandie.
Dire que la plupart des pays étrangers comparables ont déjà un impôt prélevé à la source et que cela se passe bien n’est pas très honnête : aucun pays comparable n’égale la France dans l’usine à gaz qu’est l’impôt sur le revenu, avec ses nombreuses niches fiscales (qui ne sont pas une injure, encourager à donner à des associations humanitaires me paraît sain, cela revient presque à choisir soi-même les dépenses de l’État), ses nombreuses exceptions (toutes les professions qui sont réglementées, encadrées, etc.).
Pour les détails techniques, j’avais présenté le dispositif ici. Je veux cependant répondre à quelques arguments qui ont été débattus ces derniers jours.
1. Quelle est l’utilité de cette réforme pour l’État ?
Son utilité est quasiment nulle : le taux de recouvrement est déjà l’un des plus forts du monde. Il est d’environ 95% (l’URSSAF a un taux d’environ 99%). Bercy tablerait sur une augmentation de ce taux de recouvrement avec des gains estimés d’environ 700 millions d’euros (ce qui est plus faible que le coût aux entreprises, d’environ 1 milliard d’euros).
La seule réelle utilité des gouvernants futurs, c’est que les recettes fiscales suivront en temps réel la conjoncture : croissance plus forte, recettes immédiatement plus élevées. Mais le contraire aussi : si la croissance diminue (comme cela semble être le cas), les finances publiques en subiront les effets immédiatement, sans l’année de différé. Une utilité est présentée également dans le dernier point.
2. Pour un salarié ordinaire, sans autre revenu, peu de changements ?
Effectivement peu de changements en cas de situation fiscale simple. C’est pour cela que les deux tiers des sondés qui paient l’impôt sur le revenu seraient favorables à la réforme, selon un récent sondage. Peu de changements, voire quasiment aucun si le contribuable était déjà en mensualisation. Parce qu’il a cherché les petits avantages de la réforme, Édouard Philippe en a présenté un pour ceux qui étaient mensualisés : au lieu d’être débité le 15 du mois, leur compte bancaire le sera le 30 suivant, laissant ainsi un peu de jours supplémentaires de trésorerie. Et le paiement se fera sur douze mois au lieu de dix, réduisant donc la ponction fiscale mensuelle.
Le problème, c’est que les situations fiscales simples (seulement un emploi salarié, sans aucune autre source de revenus) ne sont pas nécessairement uniques. Il suffit d’un cas particulier, d’un emploi chez un particulier pour compléter les revenus, d’un revenu locatif issu d’un bien immobilier qu’on a hérité, de revenus issus de plusieurs employeurs, ou d’un employeur basé à l’étranger pour les frontaliers, etc., pour que les choses se compliquent très vite. Sans parler des dons aux œuvres de charité ou associations agrées (y compris partis politiques et syndicats) qui permettent certaines exonérations et dont le Premier Ministre a modifié le traitement pour éviter d’avancer trop d’impôts (je n’ai pas compris comment il compte le faire, en se basant sur les dons de l’année précédente ?).
3. Quel sera le coût pour les entreprises ?
C’est là le véritable problème : l’État se décharge de sa mission éminemment régalienne de collecte des impôts sur les entreprises. Le Medef mais aussi la CGPME sont très opposés à la réforme, considérant que cela va plomber les entreprises, en particulier les plus petites. C’est sûr que les grandes entreprises ont les moyens en ressources pour absorber la réforme. En revanche, ce sera beaucoup plus difficile pour les PME voire les artisans, commerçants, et les indépendants en général.
Pour la première fois, en donnant son feu vert au prélèvement à la source, Emmanuel Macron a avancé contre les entreprises et pas en leur faveur. Or, l’idée général d’Emmanuel Macron depuis qu’il fait de la politique, c’est d’instaurer un climat et un terrain favorables aux entreprises, aux entrepreneurs, pour qu’ils investissent, qu’ils embauchent, qu’ils augmentent leur activité.
Dans cette perspective, réduction de charges, mais aussi simplifications administratives. Là, cette collecte de l’impôt va au contraire complexifier la gestion des entreprises.
Selon les estimations, le coût global pour les entreprises serait entre 320 millions et 1,2 milliard d’euros. Je ne sais pas si cette estimation correspond au coût d’investissement ou si le fonctionnement est pris en compte. Les entreprises auraient préféré éviter de telles dépenses qui ne renforcent pas leur activité.
Depuis plusieurs mois, Bercy avance un avantage pour les entreprises : quelques jours de trésorerie en plus, puisque les employeurs reverseront l’impôt à l’État entre huit jours et trois mois (selon la taille de l’entreprise) après le versement du salaire.
4. L’employé sera-t-il nu face à son employeur ?
L’argument est à mon avis le plus fort contre le prélèvement à la source, car il ne s’agit pas d’argument financier mais quasiment philosophique. Avec le prélèvement à la source, l’employeur devra collecter des informations supplémentaires sur ses employés.
Cet argument, employé aussi bien par Jean-Luc Mélenchon que Laurent Wauquiez, mérite qu’on s’y arrête. L’idée générale est que si le salarié, dans une entreprise, a son conjoint avec un revenu nettement supérieur au sien, le taux moyen d’imposition sera annoncé fort. En cas de négociation salariale, l’employeur pourrait donc imaginer que la situation financière du ménage de l’employé serait plutôt aisée et que l’augmentation pourrait attendre. Les bases de la négociation seraient viciées par cette information clef.
L’État a donc imaginé le "taux neutre" qui serait transmis à l’employeur collecteur. Le taux neutre, c’est le taux d’imposition qu’aurait le salarié s’il était célibataire sans enfant et sans autre source de revenu que son salaire. Ainsi, l’employeur ne saurait pas quelle est la situation fiscale réelle du salarié.
Cette parade est pourtant doublement très théorique.
Pour le salarié, le taux neutre sera nécessairement inférieur au taux moyen de son foyer (aucune raison de cacher sa situation si le conjoint n’a pas de revenu ou un revenu plus faible ; on cache plus l’aisance que la pauvreté). Cela signifie que ce que son employeur va verser au fisc va être inférieur au montant réel de son impôt sur le revenu. Résultat, chaque mois, le salarié sera dans l’obligation de compléter, de sa propre initiative, par un virement approprié. Or, le fisc ne dira pas quelle différence il devra régler. Cela signifie que le calcul et le virement seront aux risques et périls du salarié contribuable : s’il se trompe ou oublie, il aura des pénalités de retard. Bref, pour le salarié, ce sera une grosse usine à gaz, très lourd à gérer. La lourdeur de ce taux neutre n’encourage pas son utilisation.
Pour l’employeur, la confidentialité restera douteuse malgré tout. En effet, il pourra facilement imaginer que l’utilisation du taux neutre signifiera que le foyer de son salarié bénéficie d’une plus grande aisance financière qu’affichée. Le résultat sur les rapports de force dans une négociation salariale restera le même. Certes, l’État ne fournira à l’employeur qu’un simple taux d’imposition, sans indiquer si c’est le taux neutre ou pas, mais avec le montant du salaire, ce sera relativement facile de savoir si c’est un taux neutre ou pas.
Du reste, les entreprises ne veulent pas avoir ces informations sur leurs employés, elles en ont déjà beaucoup (comme le numéro de sécurité sociale), ce n’est pas non plus leur intérêt de les collecter.
Parenthèses sur le numéro de sécurité sociale : les bugs (nombreux) des premiers tests de simulation du dispositif (en février 2018), ce fut un mélange entre les homonymes (Martin, Faure, Dubois, Morin, etc.). Ils ont été rectifiés en prenant en compte non pas l’état-civil (par exemple, il a existé deux députés socialistes Jean-Michel Boucheron nés en 1946 et 1948), mais leur numéro de sécurité sociale, assurément unique.
Mais cette utilisation, qui n’est pas une révolution aujourd’hui, reste une révolution d’il y a plusieurs années qui n’a pas eu beaucoup d’échos dans sa prise de conscience : en effet, pendant longtemps, il était même interdit de mélanger le fichier des contribuables (numéro de contribuable) et le fichier de la sécurité sociale (numéro de sécurité sociale). Maintenant, non seulement l’administration fiscale s’en sert pour renforcer la lutte contre la fraude et pour simplifier la déclaration de revenu, puisque la plupart des revenus salariés sont déjà connus de l’administration fiscale, mais elle s’en vante désormais pour montrer comment elle résout ses problèmes techniques.
5. Y aura-t-il une réaction psychologique aboutissant à la baisse de la consommation ?
Le Premier Ministre a dit ne pas y croire et il a probablement raison. Les Français ne sont pas des imbéciles. Même sans mensualisation, les contribuables savent qu’ils devront payer leur impôt sur le revenu et épargnent en conséquence. Il n’y a donc aucune raison que le comportement des consommateurs évolue énormément à cause du prélèvement à la source. Au contraire, pour les mauvais gestionnaires de leur compte bancaire, cette réforme va rationaliser leur trésorerie et ce sera plus simple pour eux.
L’autre aspect psychologique, c’est l’idée que le salarié peut se faire de son salaire (ressenti trop bas) par rapport à son employeur. En clair, que le "net net" est très faible. Cet aspect existait déjà avec les cotisations sociales. La négociation salariale se fait généralement sur la base du salaire brut, vu que l’employeur est impuissant face aux charges sociales qui peuvent évoluer au cours de la période du contrat du travail. C’est la seule référence fixe dont l’employeur est maître. Là encore, les salariés ne sont pas des imbéciles et ne pourront pas rendre responsable leur employeur d’un salaire net trop faible en raison du prélèvement à la source, pas plus en tout cas que le retrait des charges sociales.
6. Cela va-t-il déresponsabiliser les contribuables ?
L’idée que les contribuables, conscients de la contribution (d’où leur appellation) qu’ils versent à l’État, ne vont plus prendre conscience de cet acte si noble est un peu naïve.
Car cela fait longtemps qu’il y a ce désengagement de responsabilité dans beaucoup de domaines : d’abord, dans la mensualisation, et donc prélèvement automatique chaque mois, sans se soucier, ensuite, beaucoup d’impôts sont ainsi invisibles, comme la TVA (qui a mal au fisc chaque fois qu’il achète ?), ou encore la redevance pour l’audiovisuel public payée en même temps que la taxe d’habitation, la taxe sur les ordures ménagères payée en même temps que la taxe foncière, etc.
Les sites de commerce en ligne ont été pionniers dans la déresponsabilisation de l’acte d’achat. Il suffit que vous indiquiez une fois pour toutes le numéro de votre carte bancaire, et un seul clic (involontaire) peut vous faire livrer un produit non voulu (avec l’option "achat rapide"). Tous les prélèvements automatiques pour payer le téléphone, le gaz, l’électricité, l’eau, etc., eux aussi, déresponsabilisent. Plus généralement, la plupart des abonnements sont poursuivis par défaut avec prélèvement automatique. On ne fait plus l’acte de payer à chaque achat. Même le règlement à distance des petits achats par carte bancaire déresponsabilise le consommateur.
7. Individualisation de la situation fiscale et éclatement de la cellule familiale
Ce sujet (déjà évoqué) est, à mon sens, plus grave même que le problème de confidentialité avec l’employeur. C’est peut-être le but ultime et implicite de cette réforme fiscale.
La France a été, en Europe, un pays qui a toujours eu un taux de natalité soutenu, en tout cas, supérieur à ses voisins comparables. La raison est assez simple : pendant des décennies, la politique fiscale et sociale a toujours été d’encourager le fait d’avoir des enfants. Aides sociales (CAF, prime de rentrée, etc.) et réductions fiscales (avec le quotient familial) ont permis quelques avantages financiers (insuffisants toutefois à compenser les dépenses réelles qu’on a en ayant des enfants, évidemment).
Cette politique de natalité, pour être efficace, devait avoir deux conditions : premièrement ne pas attribuer ces aides ou allègement de manière sociale mais familiale, c’est-à-dire qu’à part peut-être les foyers très riches, aucune de ces aides ne doit être conditionnée selon le niveau de revenu mais selon le type de famille (nombre d’enfants, ou de personnes à charge, etc.) ; deuxièmement, ne prendre en considération fiscalement que la famille et pas les individus.
Or, ces conditions sont déjà largement malmenées avec la création de seuil de plus en plus bas pour bénéficier des allocations familiales, avec la remise en cause périodique du principe du quotient familial, sans compter les autres remises en cause qui vont à l’encontre de la cellule familiale (par exemple, remise en cause de la pension de réversion des veufs et veuves).
Le prélèvement à la source va accentuer l’individualisation de la fiscalité sur le revenu. En effet, à termes, pour réduire l’usine à gaz, il n’y aura plus de foyer fiscal mais seulement les personnes contribuables, sans considération de famille. Cela posera des problèmes aussi pour l’État, car par exemple, le mariage rend solidaires les deux époux des dettes fiscales de l’un et de l’autre. Une individualisation complète pourrait donc réduire le taux de recouvrement dès lors que l’un ne serait plus fiscalement solidaire de l’autre (sauf pour les impôts communs, comme la taxe d’habitation, amenée d’ailleurs à disparaître).
En ce sens, le prélèvement à la source est le chemin vers un véritable changement de société qui ne s’annonce pas ouvertement. Il n’y a plus d’armée, quasiment plus de communauté religieuse, la famille est la dernière structure sociale qui perdure dans le développement humain, même si parfois, elle est très diversifiée (monoparentale, homoparentale, etc.), elle reste à mon sens la cellule de base pour se structurer, pour acquérir tous les référents éducatifs, sociaux et culturels.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (05 septembre 2018)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
La ponction fiscale sera-t-elle plus douloureuse ?
Mode d’emploi du prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu.
Documentation de l’État sur la mise en place du prélèvement à la source (à télécharger).
Prélèvement à la source : qui va y perdre ?
Attention : déclarer ses revenus peut tuer !
Les contribuables, otages d’un congrès du parti socialiste.
Retenue à la source ?
La réforme fiscale de Jean-Marc Ayrault.
La "flat tax" à la française ?
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