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Accueil du site > Actualités > Economie > Productivité marginale et fonction de Cobb-Douglas

Productivité marginale et fonction de Cobb-Douglas

Il est question ici d’un sujet sensible : la répartition du revenu entre les classes sociales. On sait que pour l’économie néoclassique, la rémunération des agents économiques reflète leur productivité à travers le concept de productivité marginale, la productivité de la dernière unité engagée du facteur, moindre que celle des unités précédente du fait de la décroissance de cette productivité. On a reproché à cette théorie son caractère idéologique de justification du capitalisme. Cobb et Douglas ont cherché à la confirmer par l’économétrie.

Nous connaissons le contraste entre la théorie de Clark, initiateur de la productivité marginale (1889) avec une vision agrégée de l’économie, et celle de Wicksteed, initiateur de la fonction de production (1894) avec une vision désagrégée. Prenant progressivement de l’ascendant, les économistes clarkiens vont s’approprier la fonction de production en la dénaturant par rapport à sa forme wicksteetienne. Ils en arrivent à ce qu’on appelle la fonction de production agrégée, qui se présente comme suit  :

PF = F(K,L)                                      (4.34)

Le volume de la production totale dans l’économie (PF) est fonction de la quantité de travail (L) et de la quantité de capital (K). Wicksteed s’intéressait lui à la relation entre une production particulière et les quantités de chacun des nombreux facteurs qui y intervenaient. On assiste donc une double agrégation : les divers facteurs sont rassemblés en deux groupes et les unités de production sont conglomérés au niveau d’une économie ou de l’industrie dans son ensemble.

La fonction de production agrégée la plus connue est celle dite de Cobb-Douglas, dont la formule est :

PF = b.Ka.Lb                                     (4.35)

Où a, b et b sont trois paramètres affectant les variables K et L. Il se fait que les exposants α et β correspondent à la part du produit PF obtenues respectivement par le facteur K ou L. Montrons-le avec K : la dérivation partielle de (4.35) par rapport à K donne ∂PF/∂K = α.PF/K. Multipliant cette rémunération unitaire par la quantité de capital K, on obtient que la rémunération totale du capital égale α.PF.

Cette fonction fut « inventée » par Wicksell lors du traitement du problème d’Akerman, mais c’est l’économiste Paul Douglas qui la rendit célèbre en la testant empiriquement avec l’aide du mathématicien Charles Cobb, dans l’article « A Theory of Production » qu’ils publièrent en 1928 et que nous allons résumer.

Cette fonction est homogène de degré un lorsque a+b = 1. Voulant défendre la théorie de la productivité marginale comme explication de la répartition du revenu, nos auteurs privilégient logiquement l’hypothèse des rendements d’échelle constants, nécessaire à l’épuisement du produit[1]. En estimant les paramètres a, b et b par la méthode des moindres carrés, Cobb et Douglas arrivent à l’équation :

PF = 1,01.K1/4.L3/4                                  (4.36)

L’étude porte sur les statistiques de la production manufacturière américaine au niveau macroéconomique, entre 1899 et 1922. Cobb et Douglas travaillent, non pas avec les valeurs absolues de P, K et L mais avec leurs indices annuels où l’année 1899 sert de base (100)[2].

Le premier test concerne la corrélation entre P (l’indice de la production suivant les statistiques) et PF (la production théorique). Le coefficient de corrélation obtenu est de 0,94 (après avoir neutralisé l’influence du trend croissant, source d’une corrélation trop facile). Les auteurs se félicitent de ce résultat, dont ils déduisent que « the equation PF =1,01.L3/4.K1/4 describes in a fairly accurate manner the actual processes of production in manufacturing during this period »[3]. Ils constatent avec satisfaction que P et PF suivent tous deux le cycle conjoncturel. En fait, les fluctuations de PF sont moins amples que celles de P, ce qui s’explique par une double déficience des données statistiques entrantes :

  • elles ne tiennent pas compte du fait qu’une partie de la capacité de production (K) demeure inemployée pendant les dépressions
  • elles ignorent les heures supplémentaires du personnel, plus nombreuses pendant les phases d’expansion, car la maind’œuvre (L) est simplement comptée en hommes et non en hommes/heures.

Cobb et Douglas montrent également que :

  • la productivité marginale du travail égale 0,75.P/L
  • la productivité marginale du capital égale 0,25.P/K
  • la masse salariale totale égale 0,75.P
  • le profit total égale 0,25.P
  • la répartition du revenu est ¾ pour le travail et ¼ pour le capital. Ces parts sont donc indépendantes du rapport K/L (intensité capitalistique)[4].

Le deuxième test porte sur la corrélation entre la masse salariale totale telle que calculée ci-dessus (toujours en indice) et l’indice des salaires réels sortant directement des statistiques. Le coefficient de corrélation n’est cette fois plus que de 0,69 ; les mouvements à court terme ne sont quasiment pas corrélés, contrairement aux tendances[5]. Mais Cobb et Douglas estiment ce résultat suffisant pour conforter la théorie.

Autre motif de satisfaction pour les auteurs : d’autres études statistiques confirment la part de 3/4 allant au travail.

Cobb et Douglas reconnaissent que de nombreuses améliorations pourraient être apportées à leur exercice statistique mais ne doutent pas que la théorie de la productivité marginale en sort confortée. A tel point qu’ils se sentent obligés de mettre en garde contre la conclusion hâtive qu’on pourrait en tirer quant à la justification éthique de l’ordre social existant. Ils écrivent : « …even if there were precise correspondence, it would not furnish any light upon the question as to whether capital for example should be privately owned to the degree to which it is in our society. For while capital may be “productive”, it does not follow that the capitalist always is. »[6]. Même un communiste devrait pouvoir croire en la théorie de la productivité marginale.

Comme nous le verrons plus loin, la macroéconomie moderne recourt intensivement à la fonction de Cobb-Douglas. Elle a toutefois fait l’objet de critiques. Ainsi, Blaug s’étonne de ce miracle qu’une fonction de Cobb-Douglas homogène de degré un règle la rémunération des facteurs dans nos économies, « malgré les monopoles, les impôts, les secteurs nationalisés et les syndicats de travailleurs »[7].

*

Douglas et Cobb ont initié un moyen de valider la loi néoclassique de la réminération des facteurs, consistant à tester empiriquement une fonction de production sur base de ses dérivées. Comme nous l’avons vu, les auteurs étaient assez satisfaits du degré de confirmation obtenu. Après leur article de 1928, ils ont persévéré dans la voie ainsi tracée, en améliorant certains aspects de leur méthode et en l’appliquant à d’autres données. Des disciples les ont accompagnés dans cette tâche. Depuis lors, les analyses de ce type se sont multipliées. D’une façon générale, les résultats se révèlent plutôt encourageants pour la théorie de la productivité marginale.

Une première amélioration a été de ne plus imposer l’hypothèse des rendements d’échelle constants. Les exposants α et β deviennent tous deux endogènes. Si la somme α+β s’approche de l’unité, les résultats de 1928 jouissent d’une confirmation supplémentaire. Reconnaissant que « The use of time-series data in computing the production functions carried with it a host of technical problems », Douglas écrit dans un article paru en 1976 qui retrace l’histoire de sa fonction de production : « The second important change introduced was to substitute cross-section studies of separate industry observations for the previous time series »[8].

Dans ce même article, Douglas se félicite du résultat de ces études. Elles s’accordent sur une somme α+β proche de l’unité. En outre, les valeurs de α et β sont toujours proches des parts relatives du revenu national que les statistiques reconnaissent au capital et au travail. Autre motif de satisfaction, les résidus calculés par rapport à α+β sont du signe positif ou négatif là où on s’attend à ce résultat, compte tenu des caractéristiques du secteur considéré en matière de concurrence.

C’est donc apparemment via la fonction de Cobb-Douglas que la loi trouve le chemin de la validation empirique le plus favorable. Mais ces résultats sont controversés. Le désaccord ne porte pas ici sur la conformité des données calculées avec les données observées : celle-ci est indiscutable. Le travail de Cobb et Douglas s’est vu adresser de nombreuses critiques contre la méthodologie statistique ou contre l’une ou l’autre lacunes et ce, dès la parution de l’article en 1928. L’une des principales est de ne pas avoir isolé le progrès technologique. Il faudra attendre 1957 pour que Solow introduise le progrès technique dans une fonction de production :

P(t) = A(t).f(K,L)                                  (7)

Les variations de K et L déterminent l’intensité capitalistique, mais le niveau de la technologie évolue indépendamment (au moins partiellement). Le facteur A(t) est un coefficient qui capture l’effet du progrès technique sur la production.

 A titre personnel, j’ajouterais cette double critique :

  • L’input capital est réduit au capital fixe. Le capital circulant est délibérément exclu. Pourtant l’intérêt rémunère le capital total composé de ces deux parties.
  • L’input travail comporte les ouvriers à l’exclusion des employés, dont le nombre a pourtant augmenté deux fois plus, selon les auteurs euxmêmes. Ceux-ci semblent conscients de cette faiblesse de leur analyse.

Il convient également de mentionner une critique plus théorique : l’agrégation de fonctions microéconomiques en une fonction de production macroéconomique n’est valide que moyennant des conditions très restrictives. Franklin Fisher le démontre mathématiquement dans l’article « The Existence of Aggregate Production Functions » (1969), mais développer cet aspect nous entraînerait au-delà de notre sujet.

Venons-en à la critique principale, qui dénie toute signification à la bonne tenue de la fonction de Cobb-Douglas dans les tests empiriques. Sa robustesse s’expliquerait par une raison tout autre que la coïncidence entre la fonction et l’économie réelle. Cet argument est le fait de grands économistes comme Phelps-Brown, Simon et Samuelson. L’article « The Estimation of the Cobb-Douglas Function : A Retrospective View » de Felipe et Adams synthétise fort bien cette problématique.

Ecrivons l’identité, de nature tautologique, entre d’une part, le produit-revenu national et d’autre part, la somme du salaire unitaire multiplié par la quantité de travail plus le taux de profit multiplié par le capital. Ce dernier terme comporte aussi bien le coût normal du capital que le profit pur ;

P ≡ a.L + r.K                                         (8)

Appelons α’ la part relative du salaire dans le revenu, déduite de (8). On a α’ = a.L/P

Comme nous l’avons vu, à partir de la dérivée partielle de la fonction de Cobb-Douglas par rapport à L, il vient que α = a.L/P (où a = ∂P/∂L).

Il y a donc égalité entre le α de Cobb-Douglas et le α’ de l’identité comptable.

Felipe et Adams en concluent : “As Samuelson (1979) conjectured, this explanation is that all the aggregate Cobb-Douglas function regression captures is the path of the value added accounting identity according to which value added equals the sum of the wage bill plus total profits”[9]. L’identité (8) peut toujours être transformée en une fonction P = F(K,L,t). Les auteurs ajoutent : « since what has been estimated is simply an identity, or a very good approximation of it, nothing can be inferred » (2005 p.434). Similairement, les estimations sont condamnées à aboutir à une somme α+β proche de un.

Retravaillant les données de l’article de 1928, Felipe et Adams font également la constatation surprenante que la corrélation de la fonction Cobb-Douglas avec les données réelles se dégrade si l’on ajoute la variable t pour tenir compte du progrès technique : β prend alors des valeurs négatives

 

[1] Si a+b >1, on aurait des rendements croissants ; si a+b< 1, on aurait des rendements décroissants.

[2] Les statistiques étant moins élaborées à l’époque, Cobb et Douglas durent pas mal manipuler les données pour les rendre assimilables par leur exercice. Concernant le capital, ils partirent de la valeur des bâtiments et des machines qu’ils déflatèrent à l’aide d’un indice des prix.

 A noter que le capital ne comporte que le capital fixe et la main d’œuvre se limite aux travailleurs manuels. Ces deux restrictions me paraissent critiquables.

[3] Cobb Charles W., Paul H. Douglas (1928) « A Theory of Production » in American Economic Review, vol 18 n°1 (supplément), p. 159.

[4] L’élasticité de substitution de la fonction de Cobb-Douglas est toujours uniformément égale à l’unité. Puisque les parts respectives des deux facteurs restent constantes lorsque le rapport K/L augmente, on en conclut que la baisse du rapport R/W (profit/salaire) qui accompagne la hausse du rapport K/L doit la compenser exactement. Rappelons que le concept de l’élasticité de substitution date de 1932 (quatre ans après l’article de Cobb et Douglas).

[5] La corrélation entre les moyennes mobiles sur sept ans monte à 0,89.

[6] Cobb Charles W., Paul H. Douglas (1928) « A Theory of Production » in American Economic Review, vol 18 n°1 (supplément), p. 164

[7] Blaug Mark (1986) La pensée économique. origine et développement, Economica , Paris p. 554

[8] Douglas, Paul H (1976) “The Cobb-Douglas Production Function Once Again : Its History, Its Testing, and Some Empirical Values”. Journal of Political Economy, October 1976, p.905

[9] Felipe, Jesus et F. Gerard Adams (2005) “The Estimation of the Cobb-Douglas Function : A Retrospective View”, Eastern Economic Journal, Vol. 31, No. 3, Summer 2005 p.430


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5 réactions à cet article    


  • Séraphin Lampion Séraphin Lampion 9 novembre 2019 10:04

    « On a reproché à cette théorie son caractère idéologique de justification du capitalisme. »


    Et on avait bien raison : la multiplication des formules mathématiques ne font pas de la recherche du profit optimal une loi de la nature !


    • Paul Jael 9 novembre 2019 20:43

      Je constate seulement maintenant que l’ordinateur d’Agoravox a transformé le alpha et le beta de la formule 4.15 en « a » et « b ». Dans le brouillon que j’avais collé, il s’agissait bien des lettres grecques. C’est d’autant plus étonnant que d’autres occurrences n’ont pas été modifiées. Le lecteur voudra bien corriger.


      • Paul Jael 9 novembre 2019 20:47

        formule 4.34 pas 4.15


      • Confucius Confucius 11 novembre 2019 13:34

        L’économie est à la démarche scientifique ce que l’astrologie est à l’astronomie. Il ne suffit pas de jeter quelques formules empiriquement déterminées pour faire une science. Tout ceci serait risible si des millions/milliards d’individus ne devaient vivre avec les conséquences de ces élucubrations. Baser ses raisonnements sur des hypothèses aussi absurdes que la rationalité des « acteurs économiques » ou la connaissance parfaite des « marchés » par iceux relèvent du dogme religieux.

        L’astronomie m’a donné la date précise du transit de Mercure devant le Soleil, et je peux le vérifier en ce moment-même. Donnez moi la date du prochain krach que les délires économiques du type « ruissellement » vont créer, et, lorsque je le subirai, alors je reconsidérerais mon opinion. 


        • titi titi 12 novembre 2019 08:38

          @Confucius

          Et d’ailleurs les « prévisions de bourse » sont comme les prévisions météo : on analyse le passé avec des modèles mathématiques pour extrapoler le futur sans connaitre les futures évolutions économiques.
          Et vu que tout le monde suit les mêmes algorithmes, quand les algorithmes disent « achetez » tout le monde achète, et quand les algorithmes disent « vendez » tout le monde vend, validant ainsi l’algorithme a postériori.

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