« Doctrine préconisant, ou système mettant en pratique un ensemble de mesures restrictives ou prohibitives pénalisant l'introduction dans un pays de produits étrangers, afin de favoriser les activités nationales et de les préserver de la concurrence étrangère » : c’est le définition du protectionnisme donnée par un dictionnaire (le
Vocabulaire économique et financier de Bernard et Colli). Est-ce le seul sens auquel est employé ce mot ? Qu’entend la théorie la plus classique par ce mot ? Et que veut-il dire pour ses opposants ou partisans actuels, ou pour les divers observateurs du monde réel d’aujourd’hui ? Quelles sont les formes possibles de protectionnisme ? Quelles relations a le protectionnisme avec le libre-échange, l’autarcie, le mercantilisme, les droits de douane ou subventions aux exportations, la dévaluation, la TVA sociale ? Quels pays sont protectionnistes aujourd’hui ? Et le protectionnisme est-il toujours bon ou toujours mauvais ?
Le « protectionnisme » dont parle la théorie la plus classique.
Dans les exposés les plus simples de
la théorie classique du commerce international, on commence par exposer la théorie « néoclassique » des « avantages comparatifs », qui fait l’hypothèse que les taux de change, valeurs des monnaies les unes par rapport aux autres, ne sont influencés que par les échanges commerciaux. Les taux de change se maintiennent alors automatiquement dans un état dit de « parité de pouvoirs d'achat », tel que le niveau des prix soit le même d’un pays à l’autre. Cela permet alors que les balances commerciales des pays se maintiennent toutes en équilibre, quelles que soient les différences de coût du travail, ou de niveau d‘équipement, d’organisation et de qualification des travailleurs d’un pays à un autre.
On définit ensuite l’autarcie comme le fait pour un pays de ne faire aucun échange avec le reste du monde. Puis on définit le protectionnisme comme la politique commerciale d’un pays qui ne s’interdit pas l’usage d’instruments, qui ont pour effet de freiner ses échanges avec le reste du monde, sans forcément les bloquer totalement. L’usage de divers instruments peut avoir un tel effet, par exemple des « droits de douane », taxes sur les biens importés, ou des quotas de biens importés, ou des normes sur les biens vendus sur son sol que les pays étrangers ont du mal à satisfaire, ou encore une préférence de son État pour les entreprises locales quand il achète des biens ou donne des places sur des marchés. A grand renfort de courbes mathématiques, la théorie classique montre alors comment l’autarcie, ainsi que l’usage par un pays d’instruments qui freinent ses échanges avec le reste du monde, nuisent au pays et à ses partenaires, en ce sens que chacun consommera globalement moins de biens. Le commerce international permet en effet une spécialisation des pays, chacun dans les activités où il a un « avantage comparatif », qui permet que les pays produisent ensemble plus de biens, et que chacun profite d’une part de ce surplus de production. Une politique commerciale libre-échangiste, par laquelle le pays ne met aucun frein à ses échanges, est donc dans le cadre des hypothèses de la théorie des avantages comparatifs, celle qui sera la plus bénéfique au pays et aux autres.
Le « protectionnisme » dont on parle assez souvent aujourd’hui.
Mais dans le monde réel, les hypothèses de la théorie des avantages comparatifs ne sont pas vérifiées. De multiples forces, autres que les échanges commerciaux, peuvent s’exercer sur les taux de change. Par exemple l’intervention d’une banque centrale comme celle de la Chine visant à déprécier sa monnaie par rapport aux autres, ou le rôle de monnaie d’échange internationale joué par la monnaie d’un pays particulier comme les USA, l‘autorisant à être durablement en déficit commercial, ou un rôle de monnaie de réserve, sous la forme de laquelle les capitaux se thésaurisent, comme l’euro, la livre, le yen ou le dollar, attirant les capitaux vers le pays où cette monnaie a cours, ou encore la décision par des pays de fusionner leurs monnaies dans une monnaie unique comme l‘euro, empêchant à ces pays de dévaluer les uns par rapport aux autres, et les forçant à avoir un même taux de change par rapport au reste du monde, ou encore la décision par un pays de maintenir fixe le taux de change de sa monnaie par rapport à une monnaie importante comme le dollar, comme le fit l‘Argentine par le « currency board » jusqu’à ce que cela la conduise à
une grave crise.
Les monnaies des pays peuvent alors être surévaluées ou sous-évaluées par rapport à un état de parité des pouvoirs d’achat. Des déséquilibres des balances commerciales peuvent alors être maintenus par ces déséquilibres monétaires. Les appareils productifs des pays en déficit peuvent alors s’éroder, et leur croissance être affaiblie. Et le commerce que ces pays font avec l’étranger peut alors être pour certains de leurs travailleurs, une source de concurrence sur le coût du travail avec des travailleurs étrangers moins coûteux, qui peut elle-même être une cause de chômage ou exercer une pression à la baisse sur leurs revenus.
Certaines de ces forces autres que les échanges commerciaux, qui agissent sur les taux de change et déséquilibrent les échanges commerciaux, peuvent être exercées par un pays, par exemple la dépréciation de sa monnaie par la Chine, visant à favoriser sa production. De plus, les pays peuvent aussi favoriser leurs productions sur les marchés étrangers, en subventionnant les biens qu’ils exportent. Si un pays couple des droits de douane de D% du prix des biens importés, avec des subventions aux exportations de D% du prix des biens exportés, alors cela a le même effet sur les prix des biens qu’il produit ou non, qu’une dévaluation de D% de sa monnaie par rapport aux autres, non seulement sur son propre marché mais aussi sur les marchés étrangers. Cela a donc le même effet sur ses échanges commerciaux qu’une dévaluation. Un pays peut aussi utiliser un instrument qui s’appelle la « TVA sociale », consistant en une augmentation de la taxation des biens consommés sur son territoire, couplée à une baisse de la taxation de la production de biens sur son territoire. Une TVA sociale augmentant de D% la taxation de la consommation, et baissant de D% la taxation de la production, a à nouveau le même effet qu’une dévaluation de D%, sur les prix des biens qu’il produit ou non, sur son territoire et à l’étranger. Par exemple l’Allemagne a récemment utilisé cet instrument qu’est la TVA sociale, dans le but de favoriser sa production.
On voit donc, premièrement, qu’un pays peut par certaines actions, non seulement réduire le volume de biens qu’il échange, mais aussi modifier la part de biens qu’il importe par rapport à la part de biens qu’il exporte, sans forcément modifier le volume total de biens qu‘il échange. Il peut donc non seulement freiner les échanges, mais aussi les déséquilibrer, sans forcément alors les freiner. Par exemple il peut agir pour maintenir un excédent de sa balance commerciale, comme la Chine ou l’Allemagne, ou pour maintenir un déficit de sa balance commerciale, comme les USA, en supposant qu’ils aient aussi imposé que leur monnaie soit la monnaie d’échange internationale, dans le but de se permettre des déficits commerciaux. Pour tenir compte de cela, on peut décider d’étendre la définition du protectionnisme, en ne le voyant plus seulement comme l’usage par un pays d’instruments qui freinent ses échanges, ou qui favorisent ses productions uniquement sur son propre territoire. On peut décider de définir plus généralement le protectionnisme comme l’usage par un pays d’instruments, ayant pour effet de favoriser sa production par rapport aux productions étrangères, sur son marché ou sur les marchés étrangers, sans que cela soit du à une de baisse sur son territoire du coût du travail, ou à une amélioration du niveau d’équipement, d’organisation ou de qualification des travailleurs.
On peut alors parler de
protectionnisme douanier quand les instruments utilisés sont des droits de douane, des quotas, des normes excluantes. On peut parler de
protectionnisme monétaire quand l’instrument utilisé est une dépréciation de la monnaie provoquée unilatéralement par le pays. Et on peut enfin parler de
protectionnisme fiscal quand l’instrument utilisé est la TVA sociale, du favoritisme de l’État pour les entreprises locales, des subventions aux exportations, ou des taxes ou subventions appliquées à des biens satisfaisant ou non des normes, comme par exemple une
« taxe carbone ».
On pourrait aussi parler de protectionnisme offensif quand il favorise la production locale sur le territoire du pays mais aussi sur les territoires étrangers, quand donc il peut déséquilibrer les échanges en plus, ou au lieu de les freiner. Et on pourrait parler de protectionnisme défensif quand il ne favorise la production locale que sur le territoire du pays, et a plutôt pour effet de freiner les échanges.
Les divers contextes possibles du protectionnisme.
Deuxièmement, on voit que les contextes dans lesquels peuvent être utilisés les instruments protectionnistes sont divers. On peut imaginer qu’un pays se trouve dans un contexte où les hypothèses de la théorie des avantages comparatifs sont vérifiées. Les principaux pays du monde se seraient mis d’accord sur un système monétaire international, comprenant notamment des règles concernant leurs politiques de change, et sur des règles concernant leurs politiques commerciales, garantissant que les équilibres commerciaux se maintiennent, quelles que soient les différences de coût du travail, de niveau d’équipement, d’organisation et de qualification des travailleurs de chaque pays. C’étaient peut-être les objectifs du système monétaire international du
Bancor proposé sans succès par Keynes à la conférence de Bretton Woods en 44, et de la
charte de la Havanne qui fit l’objet d’un premier accord en 48 mais ne fut jamais appliquée. Dans un tel contexte, l’usage d’instruments protectionnistes, sans que d'autres pays en usent, ne pourrait qu’introduire des déséquilibres commerciaux, ou freiner les échanges bénéfiques à tous.
Par contre, dans un contexte comme celui d’aujourd’hui, où
des déséquilibres monétaires et commerciaux sont maintenus par de nombreuses forces, l’usage d’instruments protectionnistes peut servir à un pays pour revenir à un certain équilibre de sa balance commerciale, quitte éventuellement à freiner ses échanges, mais au moins sans être forcé de modifier sur son territoire le coût du travail, le niveau d’équipement, d’organisation ou de qualification des travailleurs. Le protectionnisme peut donc aussi être un instrument grâce auquel un pays peut conserver une certaine autonomie de décision concernant la vie économique sur son territoire, sans pour autant peut-être, se mettre en autarcie ni en guerre.
Les diverses intentions possibles du protectionnisme.
Troisièmement, on voit que les intentions des pays qui utilisent des instruments protectionnistes peuvent être diverses. On peut donner le nom de mercantilisme, à une politique commerciale protectionniste qui a la particularité d’être animée d’intentions hostiles, excessivement méfiantes ou agressives. Depuis au moins le XVIème siècle en Europe, on voit régulièrement des États avoir une politique commerciale mercantiliste. Quand il est agressif, le mercantilisme est une attitude de refus d'une réciprocité de l'échange commercial avec le reste du monde, en cherchant à lui vendre plus de bien qu’on ne lui en achète. Et c’est un refus de s'engager avec des armes égales dans la concurrence avec le reste du monde, en cherchant à se favoriser de manière abusive. Quand il est une sorte de repli excessif, le mercantilisme est celui d'un État qui ne veut pas trop d'échange commercial quel qu'il soit, ou pas trop de concurrence avec le reste du monde quelle qu'elle soit. Les États qui adoptent une attitude mercantiliste, font cela pour préserver ou accumuler des réserves de change (« la richesse du Prince »), ou pour préserver ou agrandir leur appareil productif (« la puissance économique du Royaume »).
Au moins en partie grâce à leurs attitudes protectionnistes, la Chine et l'Allemagne font de très importants excédents commerciaux. On peut donc dire que la Chine et l'Allemagne sont deux grands États mercantilistes d'aujourd'hui, assurément pour ce qui concerne la Chine, et avec plus de doutes pour ce qui concerne l'Allemagne. Il est vrai en effet que l'Allemagne fait plus de la moitié de son excédent avec les autres pays de la zone euro, et peut-être que c'est plus grâce à l'euro, que grâce à la TVA sociale, qu'elle fait cet excédent. Mais il est vrai aussi que l'Allemagne, en exerçant une pression à la baisse sur le coût du travail sur son territoire, par la TVA sociale et par d'autres moyens, a nui à la compétitivité des autres pays de la zone euro par rapport à elle, sans que ces autres pays puissent voir le marché ajuster les valeurs de leurs monnaies respectives par rapport au mark. Privés d'une monnaie dont la valeur peut s'ajuster par rapport à la monnaie allemande, les autres pays de la zone euro ne peuvent qu'agir sur le coût local du travail, s'ils veulent retrouver de la compétitivité par rapport à l'Allemagne. De plus, la pression à la baisse sur les salaires allemands a réduit la demande des consommateurs allemands, qui aurait pu être une source de croissance pour les autres pays de la zone euro.
Contrairement au mercantilisme, le protectionnisme qu'appellent de leurs vœux de nombreux économistes et dirigeants politiques français d'aujourd'hui, n'est pas animé d'agressivité ou de méfiance excessive vis à vis du reste du monde. Il n'est pas motivé par un refus de l'échange commercial réciproque, ou par une hostilité à trop d'échange commercial quel qu'il soit, mais par un refus de l'échange commercial non réciproque. Il n'est pas motivé par un refus de la concurrence à armes égales, ou par une hostilité à trop de concurrence quelle qu'elle soit, mais par un refus de la concurrence sur le cout du travail, qu'on peut considérer comme une concurrence à armes inégales.
Non seulement la non-réciprocité de l'échange commercial dégrade l'appareil productif de la France, qui est pourtant à long terme le seul fondement de sa prospérité et de sa puissance. Non seulement encore, cette concurrence sur le coût du travail
est une source importante de chômage, et exerce une pression à la baisse sur les salaires et les dépenses de l'Etat. Mais en plus, le fait que des entreprises localisées dans les pays émergents, puissent concurrencer les entreprises de France en utilisant l'arme d'un plus bas coût du travail dans ces pays, les dispense d'être concurrentielles par leurs innovations, par la qualité des biens qu'elles produisent, ou par l'efficacité de leurs processus de production (et ce suffisamment pour compenser le handicap qui leur vient du coût, quand même assez faible aujourd'hui, du transport des biens qu'elles produisent vers la France). Quant aux entreprises de France, elles savent que même en déployant toute la créativité, tout le soin, toute la rationalité du monde, leur effort pour lutter contre des entreprises pouvant payer le travail beaucoup moins cher qu'en France, est très probablement voué à l'échec. Ainsi la concurrence sur le coût du travail, loin de stimuler l’activité en France, la tue, et loin de stimuler l’activité dans les pays émergents, l’encourage à la médiocrité. Destruction de l’activité, illustrée par les friches industrielles françaises, encouragement à la médiocrité, et vulnérabilisation des travailleurs les moins qualifiés : cela fait beaucoup de choses par lesquelles la concurrence sur le coût du travail, loin de nous apparaître comme une source de progrès, devrait nous apparaître plutôt comme une source de régression vers le Moyen-Age.